Comment rattraper le « gap technologique » entre l’Europe et les Etats-Unis

par Robert Mahler, Président France d’Alstom

Intervention prononcée lors du colloque Recherche et mondialisation du 20 septembre 2004

Merci Monsieur le Ministre. Je m’exprime aussi en tant que Président d’une fédération professionnelle, qui est la FIEEC (Fédération des Industries Electroniques et Electriques et de la Communication), et je me sens un peu perdu en tant que seul industriel. Je vais quand même essayer de donner quelques pistes pour rattraper l’écart entre l’Europe et les Etats-Unis.

Le Gap technologique entre l’Europe et les Etats-Unis se creuse

Servan Schreiber l’avait déjà décrit dans le “défi américain” en 1969. Etudiant à l’époque, j’oscillais entre défaitisme et envie de me battre. L’hésitation n’a pas duré longtemps et j’ai décidé de me battre. Je suis convaincu que nous avons été des milliers à faire ce choix, sinon où en serions-nous aujourd’hui en France et en Europe dans les domaines du spatial, de l’aéronautique, des télécommunications, de l’automobile, de l’énergie, du transport collectif, des composants électroniques, de l’agronomie, de la recherche médicale et tant d’autres ?

Alors, pourquoi cette interrogation revient-elle plus forte aujourd’hui ?

Qu’y a-t-il de différent en 2004 par rapport à la situation de 1969 ?

Force est de constater que la France, comme l’Europe, a décroché par rapport aux Etats-Unis, en terme de R&D, d’innovation, de brevets et de renouvellement du tissu industriel.

Or, dans le même temps, de nouveaux défis technologiques sont apparus :
• Diffusion des technologies de l’information et de la communication ;
• Avancées des biotechnologies (génomique, protéonique…) ;
• Technologies liées à la protection de l’environnement ;
• Maintien ou développement de sources d’énergie sûres, compétitives et non polluantes ;
• Etc.

Face à cela, l’évolution de l’effort de recherche (en terme de dépenses intérieures de R&D par rapport au PIB) n’a cessé de décroître en France, passant en une décennie de 2,4% à 2,2%, baisse due à la chute des crédits budgétaires, qui sont passés sur la même période de 1,25% à 0,92%. Je pourrais multiplier les indicateurs illustrant cette dynamique défavorable pour la France, comme celui des brevets déjà mentionné par Jean-Jacques Duby.

Face à cette évolution, les gouvernements européens ont pris la résolution, au Sommet de Lisbonne, confirmée au Sommet de Barcelone, de porter à l’horizon 2010 l’effort de DIRD à 3% dans la Communauté, afin de recoller au chiffre des USA et du Japon, que d’ailleurs certains pays scandinaves atteignent, voire dépassent (exemple de la Finlande).

J’ai quantifié cet effort en prenant pour hypothèse que la croissance du PIB corresponde à notre croissance potentielle, c’est à dire 2,5%.

Pour encourager les entreprises à augmenter leur effort de R&D sur le territoire français, le gouvernement a pris un certain nombre de mesures, bien qu’encore insuffisantes, qui vont dans la bonne direction :

• Crédit Impôt Recherche, dont le champ d’application a été étendu, part en volume qui vient compléter la part en accroissement, relèvement du plafond.
• Mesures en faveur de la jeune entreprise innovante.

Les passerelles pour les chercheurs du public vers le privé sont également appréciées.

Toutes ces mesures, aussi encourageantes qu’elles soient, ne sont pas à la hauteur du défi pour combler le gap technologique entre la France/l’Europe et les USA. M. Payan, après moi, évoquera les défis venant d’autres horizons.

Quelles sont les approches et suggestions des entreprises pour que l’ambition d’un doublement de leur effort de R&D sur la décennie ait une chance de se réaliser ?

Cet objectif ne peut être envisagé que si leur rôle d’acteur à part entière de la recherche française, répondant avant tout à des impératifs de compétitivité, est reconnu sans ambiguïté et dans toutes ses dimensions.

Les entreprises se préoccupent évidemment principalement de la recherche à caractère scientifique et technologique dont les retombées visent au premier chef le renouvellement de l’offre, mais aussi les gains de productivité et la compétitivité économique.

L’effort des 3% de DIRD ne peut devenir un objectif réaliste qu’avec un sensible effort d’attractivité de notre pays.

C’est pourquoi il faut renforcer l’effort national de recherche, mais multiplier parallèlement ses prolongements en applications par des produits et services innovants.

La R&D occupe une place « naturellement » centrale dans les stratégies des entreprises et le poids jugé trop faible de la R&D des entreprises en France tient bien plus à la structure sectorielle du tissu productif qu’à une réelle insuffisance de R&D des entreprises présentes.

Pour ce qui concerne la R&D des entreprises, l’enjeu, pour éviter que le Gap technologique ne se creuse, est quadruple :

• Savoir attirer les investissements en centre de recherche des multinationales en France, autour des pôles d’excellence ;
• Soutenir fortement les secteurs les plus compétitifs en fixant clairement les priorités thématiques de la recherche dans les pôles d’excellence ;
• Renforcer les capacités d’investissements dans l’innovation des entreprises, notamment en complétant le dispositif d’incitation fiscale de 2003 ;
• Motiver et mobiliser les entreprises des secteurs les moins dynamiques, pour retrouver les voies, par la recherche, des applications et du développement.

Des projets structurants pourraient être des leviers puissants pour fédérer ces quatre clefs de succès.

Pourquoi des projets structurants ?

Le point fondamental, qui relève d’une volonté politique, est la reconnaissance d’une catégorie de programmes industriels stratégiques prioritaires, qui doivent à ce titre bénéficier du soutien de l’Etat.

Ces programmes “stratégiques” doivent répondre à un certain nombre de critères, en se projetant à un horizon de 10 à 15 ans :

Critère régalien : Caractère de souveraineté ou d’indépendance nationale et/ou européenne (défense, énergie).

Critère sociétal : Satisfaction des grands enjeux de société sur des thèmes prioritaires : développement équilibré et durable, protection de l’environnement, santé, sécurité, emploi, culture, communication, mobilité….

Les grands enjeux de société sont ceux liés aux problématiques :

• démographiques et de concentration urbaine ;
• de santé avec les progrès de la médecine et du vieillissement ;
• de la préservation de l’environnement.

Critère industriel et technologique : Contribution à la structuration de l’industrie européenne, mise en valeur de ses pôles de compétence, contribution à l’emploi qualifié. Contribution à des avancées technologiques majeures, programmes novateurs à potentiel industriel fort et faisant appel à de nouvelles technologies. Appui sur un environnement de recherche existant ou à développer, pour le positionner au meilleur niveau mondial.

Critère économique : Programmes dont les clients potentiels sont convaincus de la nécessité à terme et dont les retombées économiques sont certaines, mais pas immédiates. Le démarrage de tels projets, au moins pour la réalisation d’une phase prototype, a besoin d’un soutien financier et/ou réglementaire de l’Etat. Le marché ne peut pas à lui seul assurer le démarrage et la réussite durable.

Critère Compétition : Ambition européenne ou mondiale de maîtriser un enjeu technologique majeur, d’être les premiers industriels et d’obtenir une taille critique nécessaire à la domination d’un marché planétaire.

La filière électronique et numérique de la FIEEC en propose huit :

1. Internet Très Haut Débit
2. Télévision Haute Définition
3. Automobile intelligente et voies de circulation interactives sécurisées
4. Sécurité du Territoire (des biens et des citoyens)
5. Identité Numérique
6. Domotique et Efficacité Energétique
7. Technologies de l’Information pour la Santé
8. Microélectronique et Technologies de base pour l’électronique.

L’approche « Projets Structurants » aurait le mérite de faire converger recherche publique et privée pour une même finalité régalienne et/ou sociétale et permettrait l’émergence de pôles de compétitivité, sans sacrifier les talents et l’énergie de nos entreprises appartenant à une même filière, mais réparties sur tout le territoire national pour des raisons historiques.

En admettant que toutes les conditions que je viens d’énoncer soient satisfaites, nous ne pourrons (ni en France ni en Europe) atteindre nos objectifs sans que soient également prises en compte les données démographiques et l’impérieuse nécessité de trouver les hommes et les femmes en quantité et qualité adéquates.

Le personnel total employé pour les activités de R&D hors défense en 2002 est évalué à 320 000 personnes en équivalent temps plein recherche (ETP), dont 44% (142 000 personnes) sont rémunérées par les administrations et 56 % (178 000 personnes) par les entreprises. Les chercheurs représentent 46 % de cet effectif de R&D, mais il existe une grande disparité selon la branche d’activité considérée : 57 % pour le secteur des équipements de communication (dont plus de 61 % pour la branche instruments de précision) et seulement 34 % pour l’industrie automobile.

Le ratio « emplois R&D / emploi total » présente des disparités régionales très importantes. L’Ile de France est un cas particulier, où ce ratio est près du double de la moyenne nationale (elle emploie 41 % du personnel de recherche, alors qu’elle ne représente que 23 % de l’emploi total en France métropolitaine).

Notons qu’à l’heure actuelle :

• 90% des chercheurs recensés en France, sont français alors que plus de la moitié des chercheurs « post-doctorants » aux USA sont non américains.
• La proportion des étrangers titulaires d’un doctorat français en sciences et ingénierie est moins de un tiers, alors que la moitié des diplômés d’un PHD américain dans les mêmes disciplines sont non américains (comme nous l’a rappelé Pierre Papon).

L’accroissement de l’effort de R&D, de 2,2% en 2000 à 3% en 2010, suppose une augmentation de 67% des dépenses, en prenant en compte un taux moyen de croissance du PIB de 2,5% par an pendant cette période, comme nous venons de le voir. Si nous considérons que la population des chercheurs doit évoluer en proportion des efforts engagés, 105 000 chercheurs supplémentaires devraient être embauchés d’ici 2010. Ceci correspondrait donc au recrutement en moyenne annuelle de 10 000 chercheurs, en plus du remplacement des sortants (retraites,…).

Ces chiffres sont en cohérence avec le chiffre de 700 000 pour l’Europe cité par Madame Junier.

Il y a donc un défi à relever, qui suppose d’attirer et de retenir en nombre suffisant les candidats potentiels, qu’ils soient originaires d’Europe ou d’autres continents. Pour cela, il faut faire largement connaître et mettre en valeur la qualité et l’étendue des formations offertes en France et en Europe. Il faut également rendre plus attractifs les métiers scientifiques et techniques, pour inciter les jeunes à s’orienter vers les carrières de la recherche et à les poursuivre dans nos pays.

Faute d’offrir une alternative motivante et attrayante au sein d’une Europe des Sciences et des Techniques encore à bâtir, nous courons un grand risque de ne pouvoir assurer l’adéquation entre les ressources et les besoins humains qu’implique l’objectif de 3% du PIB pour la DIRD.

Nous proposons donc que soit réalisée une étude prospective sur les moyens à mettre en œuvre pour satisfaire l’augmentation des besoins à venir dans la recherche publique et dans les entreprises qui relèvent des deux secteurs, public et privé. Il faudra ensuite entreprendre une réflexion approfondie sur les formations à proposer pour rendre attractif l’enseignement en France et en Europe, à l’attention des étudiants de toutes nationalités, ainsi que sur les moyens humains et matériels à mettre en œuvre pour assurer ces formations dans les meilleures conditions (enseignants, locaux, équipements, hébergement, cadre de vie…).

Je vous remercie de votre attention.

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