Bilan de la loi d’orientation et de programmation de 1982

par Philippe Lazar, ancien rapporteur général du colloque sur la Recherche et le développement technologique

Intervention prononcée lors du colloque Recherche et mondialisation du 20 septembre 2004

Merci Monsieur le Ministre. Quinze minutes pour parler de la LOP (1) vingt ans après : trois idées seulement, cinq minutes par idée, vous me pardonnerez donc d’être quelque peu schématique !

Première idée : la LOP – la loi d’orientation et de programmation pour la recherche et le développement technologique de la France du 15 juillet 1982 – est l’aboutissement d’un processus social et politique exemplaire mais malheureusement demeuré exceptionnel. Deuxième idée : c’est un processus qu’il faut examiner aujourd’hui d’un point de vue critique, à la fois pour ses insuffisances d’alors mais aussi pour la façon dont il a été appliqué ou plutôt non complètement appliqué, et en faisant état des régressions qui se sont produites depuis. Troisième idée enfin : cette analyse doit déboucher sur des propositions pour aller de l’avant.

Un processus social et politique sans précédent…
Oui, nous avons vraiment eu affaire à un processus politique exceptionnel parce qu’il réunissait un message politique clair, une adhésion profonde de la communauté scientifique, un engagement très intense d’une immense majorité des acteurs les plus concernés, en même temps qu’une sympathie manifeste de la population pour ce qui était en train de se passer sous ses yeux. Le message politique était (j’en rappelle la teneur parce que beaucoup l’ont, avec le temps, un peu oublié et que les plus jeunes n’en ont bien sûr pas eu connaissance ; il reste tout à fait d’actualité, et il est au demeurant désormais traduit en termes inscrits dans le marbre de la loi !) : “ La recherche a une double caractéristique, d’une part elle ne peut être qu’excellente, c’est-à-dire accepter de se soumettre en permanence aux contraintes de la compétition internationale – ce qui nous renvoie directement au thème qui est au cœur de notre réflexion aujourd’hui : la mondialisation – et d’autre part elle doit concourir activement au développement économique, social et culturel du pays ”. La force du message était d’affirmer que ces deux objectifs non seulement n’étaient pas contradictoires mais même qu’ils étaient étroitement complémentaires. Et le ministre d’ajouter en substance : “ Exprimez-vous à ce sujet au cours du colloque national que j’organise pour en débattre et, si vous me faites des propositions qui permettent, opérationnellement, d’aller plus loin que ces affirmations de principe, je prends l’engagement de les traduire en textes législatifs et de veiller à ce que les moyens budgétaires nécessaires soient débloqués ”. Un bel exemple, en quelque sorte, de parfaite conjonction entre démocratie participative et démocratie délibérative… Quant à l’aboutissement de ce processus, nul ne saurait contester que nous vivons encore maintenant dans le cadre des dispositions de ladite LOP : statut unifié des principaux établissements publics de recherche : EPST (2) ou EPIC (3) ; identification des statuts des personnels des EPST avec ceux des personnels de l’éducation nationale – ce que certains appellent, avec d’évidentes arrière-pensées idéologiques, “ fonctionnarisation des personnels de la recherche ” (en oubliant délibérément qu’avant cette identification les personnels de la recherche avaient un statut de contractuels de la fonction publique qui était en fait plus stable encore que le statut de fonctionnaire !) ; création de groupements d’intérêt public (GIP), ayant, dans la LOP, exactement le même niveau de développement que les dispositions institutionnelles concernant la recherche et dont le bon usage aurait dû conduire, entre autres, à des restructurations progressives mais audacieuses des EPST ; limitation de la durée du mandat fonctionnel des directeurs de laboratoires, ce qui devait permettre d’établir une véritable évaluation scientifique fonctionnelle desdits laboratoires (et l’on sait bien qu’il n’y a d’évaluation sérieuse que comparative et sélective !) ; etc.
Troisième type d’apport, celui-ci d’ordre idéologique. Vous vous souvenez, pour les plus anciens, de la manifestation contre “ l’accord scélérat Rhône-Poulenc CNRS ”, déclenchée par les paroles provocantes de Valéry Giscard d’Estaing sur le “ nécessaire pilotage par l’aval ” de la recherche publique et suivie, à peine quelques années plus tard, par les applaudissements enthousiastes de la foule des chercheurs quant à l’idée d’un authentique partenariat entre recherche publique et entreprises, c’est-à-dire d’une mise en commun, avec des finalités reconnues comme différentes, de capacités temporaires de travail coopératif contractuel. Et puis, très fondamentalement aussi du point de vue de l’idéologie, l’amorce d’une “déhiérarchisation ” des tâches : à la recherche à proprement parler il fallait associer ces autres fonctions, tout aussi méritoires et socialement gratifiantes, que sont la valorisation desdites recherches, l’administration de la recherche, la formation à et par la recherche, l’information scientifique et technique…
Enfin, je ne saurais oublier les apports d’ordre matériel ! Même si la croissance des budgets n’a pas été, comme cela avait été envisagé (si mes souvenirs sont exacts) tout à fait de 17,3% en volume pendant trois ans, elle a quand même été extrêmement importante puisque, pendant cette même période, le volume des crédits de fonctionnement de la recherche a augmenté de quelque 50 %, ce qui n’était quand même pas négligeable !

…non dépourvu toutefois de quelques faiblesses
Les faiblesses les plus marquantes du processus ont été perceptibles dès le départ. Jean-Pierre Chevènement était ministre d’État, ministre de la Recherche et de la Technologie… mais il n’était pas ministre de l’Enseignement supérieur ! Parce qu’ils étaient fondamentalement engagés dans la recherche, beaucoup d’enseignants du supérieur ont participé à ce colloque national, à cet effort collectif de réflexion qui a rassemblé quelque 40.000 personnes et quelque 10.000 textes et il faut leur en savoir gré. Mais l’institution universitaire, en tant que telle, ne s’est pas formellement engagée dans cette opération, et le ministre de l’éducation nationale de l’époque, Alain Savary, a même organisé alors une consultation directe des universitaires conduisant à un rapport distinct, le rapport Jeantet. On n’a pas non plus abordé lors du Colloque – parce qu’on ne pouvait pas tout aborder, mais Edwige Avice nous en parlera tout à l’heure – “ l’autre ” question cruciale qui est celle de la recherche duale : on a rompu le fossé qui séparait la recherche publique de la recherche industrielle, mais on n’a pratiquement pas traité du clivage entre recherche civile et recherche de défense.
Les autres défauts constatés ne sont pas à proprement parler des défauts de la loi de 1982 ; ils proviennent du fait que ladite loi n’a pas été appliquée dans son esprit, ou, plus précisément, que l’on n’a pas cherché à ouvrir plus largement les portes qu’elle avait entrouvertes. Ainsi au sein des EPST s’est-on arrangé, avec les décrets particuliers de 1984, pour annuler une bonne part de l’effet unificateur des statuts des personnels de recherche de 1983, chaque organisme se repliant sur lui-même et ses pratiques antérieures. S’agissant de la mobilité des chercheurs vers l’enseignement supérieur, l’université a pris des dispositions très contraignantes et donc dissuasives : ainsi les directeurs de première classe devenant professeurs étaient-ils rétrogradés en deuxième classe ! S’agissant des établissements, on n’a absolument pas utilisé les possibilités qu’ouvraient les GIP pour restructurer l’ensemble de l’appareil de recherche, on en est resté de façon pusillanime à la “ sédimentation ” (4) d’institutions qui a fait suite aux décisions essentielles, en 1936, de créer une Caisse nationale scientifique, puis, en 1939, de la transformer en un Centre national de la recherche scientifique : on a continué à accumuler des organismes sans jamais se poser sérieusement la question de leur restructuration. Or, si la LOP créait une catégorie unique d’EPST, ce n’était pas pour le plaisir d’unifier des catégories juridiques, c’était bien évidemment par référence à la possibilité d’introduire ultérieurement de telles restructurations ! Mais aucun ministre après Jean-Pierre Chevènement, qu’il soit de gauche ou de droite, n’a osé aborder ce problème, pourtant fondamental, de la recomposition de notre appareil de recherche aux fins de le rendre encore plus efficace et d’en accroître ainsi la légitimité.

De nouvelles perspectives
Comment, à partir de ces rappels et de ces constats, aller de l’avant ? Il nous faut d’abord identifier de nouveaux défis et pour cela un nouveau discours politique s’impose, qui prolonge le discours de Jean-Pierre Chevènement de l’époque et en même temps le renouvelle et l’adapte aux exigences des temps présents. Nous avons aujourd’hui, dans le contexte de la mondialisation, à affronter un problème absolument majeur de gestion (au sens large) des connaissances scientifiques et techniques. Et il y a trois façons majeures et complémentaires de l’aborder : la recherche, l’enseignement supérieur et ce que je propose d’appeler ingénierie des savoirs. La recherche parce que nous devons, à notre rang, participer à l’effort mondial d’acquisition des connaissances nouvelles, c’est-à-dire de remise en question à toutes échelles, des plus petites aux plus grandes, des connaissances établies, faute de quoi nous perdrions compétence même pour comprendre ce que les autres font ! Le transfert intergénérationnel des savoirs – une autre façon de désigner l’enseignement supérieur, qui met l’accent sur sa principale finalité. Il faut, à cette fin, détecter à tout moment l’ensemble des connaissances mondiales pertinentes vis-à-vis des enseignements à dispenser, les comprendre en profondeur, les restructurer de façon synthétique et les transmettre, tout cela en éclairant les étudiants sur les processus d’acquisition et de renouvellement desdites connaissances. Il s’agit là à l’évidence d’un métier, aux multiples facettes, qui, comme les métiers de la recherche, devrait être reconnu – et bien entendu évalué – en tant que tel. Enfin, la troisième façon d’aborder le problème de la gestion des connaissances c’est de rassembler et de trier l’ensemble du savoir mondial au profit de l’action. Cette mobilisation du savoir en vue d’agir est aussi une activité à la fois noble et complexe, qui doit être reconnue pour telle. Quand je prends ma voiture et que je passe sur un pont, franchement je préfère que ce pont ait été construit par un ingénieur plutôt que par un chercheur !
Il est absolument essentiel de déhiérarchiser et de développer les trois fonctions évoquées. Or il se trouve que nous avons en France, disons par les hasards de l’histoire, trois types d’institutions en phase, pour chacun d’eux, avec l’une de ces trois fonctions : des organismes de recherche, des établissements universitaires et des écoles d’ingénieur. Qui ne voit que nous aurions évidemment intérêt, plutôt que d’entrer dans la logique d’un dénigrement réciproque de ces institutions, à leur demander de développer chacune ses compétences propres, et cela non point en se repliant sur elles-mêmes mais bien en s’ouvrant largement à des coopérations avec les deux autres.
Chacune de ces institutions devrait aussi accepter de se réformer. Sans pouvoir entrer ici dans le détail, je dirai simplement que la question principale qui se pose au niveau universitaire est celle, évoquée plus haut, de la mise en place de procédures d’évaluation directe, comparative et sélective des enseignements supérieurs. Celles-ci pourraient être fondées sur des mesures analogues à celles prises pour la recherche (examen comparatif et sélectif par des “ pairs ” de “ projets ” d’enseignement supérieur , limitation disons décennale de la durée des mandats fonctionnels correspondants, etc.), centrées sur les compétences en enseignement supérieur et pas seulement en recherche… Les écoles d’ingénieur, quant à elles, devraient développer la présence de la recherche dans l’enseignement qu’elles dispensent ; elles ont commencé à le faire mais il reste un grand chemin à parcourir pour qu’elles s’alignent sur ce qui se fait dans les institutions analogues d’autres pays. Quant à l’appareil de recherche, il devrait, lui aussi, procéder à un sérieux aggiornamento. La distinction entre EPST et EPIC est-elle toujours judicieusement mise en œuvre et encore absolument légitime ? S’agissant plus particulièrement des EPST, quelque soixante-cinq ans après la création du CNRS, ne serait-il pas temps d’en réviser la liste et d’équilibrer leurs dimensions respectives ? Si l’on osait engager cette réforme, délicate mais de bon sens et à terme inévitable, on pourrait sans doute surmonter la difficulté, incontestable, du choix de leurs futures attributions respectives en ayant à l’esprit le double principe énoncé par Jean-Pierre Chevènement dès 1981 : respecter conjointement qualité de la science et attention portée à la demande sociale.
Merci de votre attention.

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1)Loi d’orientation et de programmation pour la recherche et le développement technologique du 15.07.1982
2)Établissements publics à caractère scientifique et technologique
3)Établissements publics à caractère industriel et commercial
4)Le mot est de Michèle Barzach.

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