Intervention prononcée lors du colloque du 10 janvier 2005 Une éducation civique républicaine au XXIe siècle
Bilan de l’éducation civique
Compte tenu des dimensions de cette intervention, il s’agira moins ici de dresser un bilan de l’éducation civique depuis qu’elle a été rétablie à l’école et au collège avec un programme redéfini et un horaire propre, c’est-à-dire depuis 1985, à l’initiative de Jean-Pierre Chevènement, que d’esquisser un programme de travail pour un tel bilan, en indiquant les questions posées à cette occasion et en suggérant, le cas échéant, quelques éléments de réponse.
1. A l’actif du bilan, il faut retenir deux éléments, qui ne sont pas négligeables :
a) D’une part, depuis maintenant vingt ans, aucun gouvernement, aucun des sept ministres de l’éducation nationale n’a remis en cause l’idée ni le fait de consacrer la place de l’éducation civique dans les programmes et les horaires de l’école et du collège.
Certes, et j’y reviendrai, on peut regretter, à l’occasion de telle ou telle révision des programmes, certaines dérives vers un contenu plus moral que juridique, voire certaines orientations contestables, notamment vers l’idéologie européiste. Mais enfin, la réforme n’a pas été abolie ni vidée de son contenu, comme il arrive pourtant si souvent dans le domaine de l’éducation nationale. Et même, chaque ministre s’est volontiers flatté de souligner l’importance croissante de l’éducation civique, d’en renforcer le poids dans les programmes, d’y prêter une attention soutenue.
Or cet acquis n’allait pas de soi. Il faut se rappeler l’opposition rencontrée en 1985, contre le rétablissement de l’éducation civique : archaïsme, autoritarisme, retour en arrière, menace d’enrégimentement des consciences, que n’a-t-on pas dit, que n’a-t-on pas entendu contre cette initiative ? Et que n’a-t-on pas lu dans la presse nationale ? Un fait en dira plus long que tout : à la réunion du Conseil de l’enseignement général et technique, consulté sur les nouveaux programmes de l’école élémentaires, 80% de la représentation des personnels, soit la totalité des délégués du syndicat national des instituteurs et des professeurs de l’enseignement général des collèges (SNI-PEGC) et de ceux du syndicat général de l’éducation nationale (SGEN), votent contre les nouveaux programmes. Au premier rang de leurs raisons, il y a le rétablissement de l’éducation civique, qui s’était auparavant dissoute dans les disciplines d’éveil.
b) D’autre part, et c’est le deuxième acquis, le rétablissement de l’éducation civique a largement contribué – en même temps qu’il s’en est nourri – au retour de la thématique républicaine dans la vie politique. Il a même fallu créer un adjectif nouveau avec le nom de citoyen, tant on avait besoin du civisme pour l’accoler à toute chose. Bien sûr, on peut se lamenter que l’idée, en gagnant en extension, ait perdu en compréhension. Mais n’en est-il pas toujours ainsi ? C’est, comme on dit, la rançon du succès. Au reste, à y regarder de plus près, c’est moins la formulation, l’expression de l’idée républicaine qui a pâti de sa vogue, que l’écart, d’autant plus manifeste, entre l’idée républicaine, sa force, son énergie, sa cohérence et la pratique de nos responsables politiques, particulièrement quand ils exercent des responsabilités gouvernementales.
2. Au passif du bilan, on serait tenté d’évoquer les avatars programmatiques de l’éducation civique. Il est vrai que la lecture des programmes, revus et corrigés depuis 1985, y compris des adjonctions prévues pour les lycées et les lycées professionnels, sous l’appellation d’« éducation civique, juridique et sociale », ne va pas sans faire naître quelques inquiétudes. Mais les précédents programmes pouvaient légitimement être améliorés. Seulement, les actuels mériteraient de l’être davantage encore. On pourrait aussi s’inquiéter du fait qu’a refait surface l’idée que l’éducation civique devrait être assurée, non par un professeur spécialement désigné à cet effet, mais par tous les professeurs, voire par tous les personnels des établissements scolaires, personnels d’éducation ou personnels techniques et ouvriers de service, idée qui fut opposée à la réforme de 1985, idée qui revient à noyer l’éducation civique dans le vague des attributions.
L’aspect le plus important de ce passif n’est pourtant pas là. Il tient bien plus au simple fait que l’éducation civique n’est pas assurée comme le prévoient les programmes et, pour le dire carrément, qu’elle n’est pas assurée du tout.
L’occasion m’a été donnée, il y a une dizaine d’années déjà, de faire une enquête sur l’état de l’éducation civique dans les collèges. Depuis lors, j’ai toujours gardé la curiosité de consulter les cahiers de texte des classes des établissements où je me rends, pour observer la façon dont l’éducation civique est dispensée. Eh bien ! Il faut se rendre à l’évidence. Dix ans, vingt ans après, la réforme, confirmée, pour l’essentiel, par tous les successeurs de Jean-Pierre Chevènement, n’est pas appliquée.
Il faut s’interroger sur les raisons de ce déni de la volonté politique.
Les professeurs, quand on les interroge, excipent du manque de temps. C’est un mince prétexte.
On pense aussi au péché mignon de tout ministre qui croit souvent que, lorsqu’il a fait voter une loi, fait promulguer quelques décrets d’applications et signé quelques circulaires – qui, dans le cas de l’éducation nationale, seront suivies de circulaires académiques et de circulaires départementales, rédigées sans aucun contrôle ministériel -, il a fait son travail. C’est pourtant ici que son travail devrait commencer : s’assurer que ses décisions ont été comprises et qu’elles seront suivies d’effet. Mais, entre temps, il est passé à d’autres affaires. L’essentiel n’est encore pas là.
3. Les raisons d’un échec : elles sont, à mon avis, à rechercher dans l’histoire de l’éducation civique, dans laquelle on peut distinguer trois périodes :
a) Les débuts : contrairement à ce qu’on a tendance à croire, il n’y jamais eu d’âge d’or de l’éducation civique. Il faut se représenter ce qu’il fallait d’audace et d’énergie républicaine pour l’imposer dans les écoles et dans l’enseignement primaire supérieur. Cela s’est fait à la fois contre l’église catholique, qui ne pouvait admettre une école sans Dieu, et plus encore, une « instruction morale et civique », puisque telle fut alors l’intitulé de la discipline, adopté par le Parlement, sans contenu religieux ; mais aussi contre le courant anarcho-syndicaliste, toujours très puissant en France – c’est tout de même ce courant qui inspirera, un peu plus tard, la charte d’Amiens ! L’anarcho-syndicalisme, dont l’influence dépasse largement le petit cercle des poseurs de bombes, se méfie de tout ce qui vient de l’Etat, des partis et des hommes politiques, des institutions de la République.
On ne peut comprendre d’ailleurs, dans ces conditions, le succès des gouvernements de l’époque à imposer l’éducation civique telle qu’ils l’ont voulue, sans évoquer leur manière de gérer les affaires de l’Etat, assez différente de celle à laquelle nous sommes aujourd’hui accoutumés : quand il s’agit de choisir un directeur des écoles, on ne va pas chercher parmi ceux dont la principale qualité est de bien s’entendre avec les organisations corporatives, pour ne pas faire de vagues, pour avoir la paix, mais plutôt un homme de haute culture, doté d’une grande autorité intellectuelle et morale. Et puis, surtout, on se donne les moyens de la continuité : les gouvernements certes se succèdent les uns aux autres, mais les ministres ne se laissent pas prendre par l’irrésistible envie de nommer aux places des fonctionnaires qu’ils attendent plus dociles. Ferdinand Buisson restera quinze ans à son poste. C’est évidemment un bon moyen, sinon un moyen sûr, d’atteindre l’objectif ambitieux qu’on s’est fixé.
b) L’entre-deux guerres : ce succès, remporté au terme d’un combat difficile, a pourtant, après la première guerre mondiale, provoqué une grave crise de conscience parmi les enseignants, particulièrement parmi les instituteurs. L’éducation civique qu’ils avaient dispensée pendant plus de vingt ans était principalement inspirée par le patriotisme républicain, ce qui, en France, devrait être un pléonasme. Ils ont eu le sentiment, qui n’était pas sans fondement, d’avoir contribué à l’effroyable, à l’injustifiable tuerie de 1914-1918, en formant de jeunes esprits aux principes au nom desquels tant d’entre eux iraient se battre et mourir.
Il faut lire la correspondance de Louis Pergaud avec son épouse, pour comprendre comment cet ancien instituteur rural, homme d’une gauche plutôt radicale, d’abord opposant à la guerre, puis rallié comme l’immense majorité de la gauche, s’en va au front, convaincu de mener le bon combat, non contre l’Allemagne, mais contre le militarisme, contre le césarisme, qui, dans les premiers jours de la guerre, reprend à son compte la propagande gouvernementale – les Allemands sont les lâches, qui détalent comme des lapins de garenne à la vue du moindre uniforme français -, puis ne tarde pas, quelques mois plus tard à peine, à s’en prendre aux généraux qui conduisent leurs troupes à l’abattoir, sans la moindre considération de la plus élémentaire humanité. Louis Pergaud est mort sous les balles allemandes en avril 1915. Il n’est pas douteux que, s’il eût survécu, il fût devenu, comme la plupart de ses collègues, profondément, résolument pacifiste.
J’ai évoqué ce cas individuel parce qu’il me paraît représentatif d’un corps professionnel qui a massivement basculé dans le pacifisme entre les deux guerres.
Toutes ces femmes et ces hommes, souvent de gauche, souvent socialistes, n’ont certes pas suivi le destin de cet autre écrivain à succès que fut Victor Margueritte et qui, socialiste au début du siècle, devient lui aussi pacifiste, après trois ans de service militaire et quatre ans de guerre, puis munichois, puis pétainiste, puis collaborateur, au point d’adresser à Pétain, juste avant de mourir en 1942, une lettre l’implorant de laisser au rancart sa révolution nationale en peau de lapin, de s’engager dans une franche collaboration et de rappeler Laval. Mais enfin, on peut être pacifiste et lucide ; on peut avoir été pacifiste et regretter l’incidence du pacifisme sur la débâcle de 1940. Une chose est sûre : il n’était pas facile, pour un instituteur de l’entre-deux-guerres, d’enseigner le civisme à ses élèves. Le choc du pacifisme avec la défaite a forcément déterminé une seconde crise dans l’éducation civique.
c) L’après-guerre : assurément, la situation idéologique et politique du pays est alors complètement renouvelée. La jeunesse, en particulier, qui a joué un rôle majeur, voire presque exclusif dans la Résistance, apparaît comme porteuse de lendemains plus heureux, sinon chantants. La victoire sur le nazisme, la restauration de la République, l’émergence de l’Organisation des Nations Unies dessinent un paysage incontestablement favorable à l’éducation civique.
Pourtant, très vite, les guerres coloniales vont faire surgir une difficulté majeure dans cet enseignement : comment expliquer les principes de la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen, tandis que ces principes sont tous les jours bafoués, non seulement par le statut imposé aux populations colonisées, mais par deux guerres et leur cortège d’excès, pour utiliser un euphémisme ?
A quoi il faut ajouter l’adoption, par référendum, de la constitution de la Ve République, et son addendum de 1962, considérés, jusqu’au milieu des années 1960, par toute la gauche et par les centristes, comme une constitution bonapartiste, quasi-dictatoriale, pour ainsi dire extorquée sous la menace de militaires fascisants, par un véritable coup d’Etat. Eh ! Comment alors, quand on est un professeur d’histoire authentiquement démocrate, instruire les collégiens sur les institutions de la République ?
A quoi il faut ajouter la diffusion du marxisme dans l’intelligentsia, ou du moins de sa version française qui, comme on sait, n’est ni la plus savante, ni la plus sophistiquée. Or quels que soient les efforts de l’exégèse, le marxisme est une contestation frontale, non pas des principes républicains, mais de toutes les formes de leur application, y compris en France. La République est un leurre, une mystification. Voyez, à ce sujet, à propos de l’éducation précisément, le succès des Héritiers de Bourdieu et Passeron.
A quoi il faut encore ajouter, après la fin de l’épisode des guerres coloniales, la résurgence de l’anarchisme national à travers mai 68. Dans son contenu idéologique, l’événement n’est pas aussi nouveau qu’on l’a dit, où l’on retrouve beaucoup de Proudhon et un peu de Bakounine. Mais cette renaissance anarchiste n’est pas, on en conviendra, convergente avec toute éducation civique concevable.
Tout cela explique largement que dans les années 1970, l’éducation civique soit durablement tombée en désuétude.
Et c’est une crise intellectuelle et morale, mais aussi politique qui fait qu’aujourd’hui, malgré une volonté gouvernementale plusieurs fois réitérée, l’éducation civique n’est pas assurée dans nos établissements scolaires. Voici un exemple de ce qui se passe : dans les programmes d’éducation civique actuellement en vigueur dans les collèges – programmes rédigés par un inspecteur général d’histoire, par ailleurs cadre éminent du parti socialiste, à la demande du ministre François Bayrou, sous la Présidence de Jacques Chirac -, on trouve un long chapitre consacré à l’exaltation de la citoyenneté européenne. Que croyez-vous que font les professeurs d’histoire, théoriquement chargés de suivre ce programme ? Une petite minorité, européiste de conviction, en profite pour développer sa propagande. Une autre petite minorité, qui ne voit dans la citoyenneté européenne qu’un mythe destiné à faire passer en fraude le projet d’une Europe fédérale dont il ne veut pas et à laquelle il ne croit pas, en profite aussi pour transformer son estrade en tribune politique. Mais la grande majorité des professeurs, quelle que soit sa conviction, laquelle n’est éventuellement pas solidement assurée, préfère s’en tenir à la réserve, c’est-à-dire à l’abstention pour ne pas violer les consciences de leurs élèves. Peut-on le leur reprocher ?
Conclusion :
Deux suggestions pour surmonter la crise de l’éducation civique.
Sans prétendre apporter la panacée pour résoudre une crise manifestement récurrente, je ferai cependant deux suggestions :
a) Il me paraît plus que jamais nécessaire de revenir à une recommandation que formulait Claude Nicolet, dès le premier rapport qu’il fit, à la fin de 1984, sur le rétablissement de l’éducation civique : donner à celle-ci un contenu essentiellement positif, c’est-à-dire juridique. C’est malheureusement en sens contraire qu’on a tendu à aller ces dernières années, où l’on a de plus en plus mêlé les aspects moraux et les aspects juridiques.
On devrait pouvoir, dans l’éducation civique, appliquer le principe de laïcité jusqu’au bout et bien distinguer ce qui relève de la morale, religieuse ou non, des convictions philosophiques, qui sont du domaine de la sphère privée, et la loi, qui est l’expression de la volonté générale et s’impose à tous, quoiqu’on en pense.
Prenons en exemple le droit de propriété. On peut, en France, en penser, en dire et en écrire tout ce qu’on veut ; que c’est le moyen par excellence de la réalisation de la personne humaine ou, à l’instar de Joseph Proudhon, que « La propriété, c’est le vol ». Entre ces deux opinions extrêmes, toute une gamme de nuances est évidemment concevable. Mais, quoiqu’on en pense, il importe d’apprendre à tous les petits Français, que dans notre pays, le droit de propriété est protégé par la loi, et même par les préambules de la constitution et qu’en conséquence, quiconque porte atteinte au droit de propriété encourt les rigueurs de la loi, des tribunaux qui l’appliquent et de leurs auxiliaires de justice. Chacun est libre, naturellement, de militer pour l’abolition du droit de propriété, même si ses chances d’aboutir sont minces, puisque, aussi bien, l’on n’aperçoit aucun parti sur l’échiquier politique national, fût-ce sur ses marges, qui prône une telle disposition.
b) Deuxième suggestion : former les enseignants. C’est un impératif primordial. Pour donner une idée de la nécessité de la tâche, je livrerai cette anecdote.
Lors de l’enquête que j’évoquais un peu plus haut, il m’a été donné de rencontrer plusieurs groupes de professeurs d’histoire. C’était à l’automne de 1996, alors que se développait un fort mouvement de contestation contre les lois sur les étrangers, dites « lois Debré ». Beaucoup de professeurs encourageaient leurs élèves à manifester, considérant qu’il s’agissait d’un devoir de résistance qu’ils appelaient « civile », en invoquant Antigone, voire la Résistance. Quand je leur expliquais que nous n’étions pas sous le joug d’une dictature, ni sous celui d’une occupation étrangère, que ces lois avaient été publiquement délibérées par la représentation nationale, démocratiquement élue, que l’opposition avait la possibilité de les déférer devant le Conseil constitutionnel et qu’enfin, il était loisible à chacun de voter, aux prochaines élections législatives, pour des partis et des candidats s’engageant à changer ces lois, bref quand je leur rappelais les principes les plus élémentaires de toute démocratie parlementaire, je n’arrivais qu’à me faire passer pour un agent du gouvernement de l’époque. J’ai pu saisir l’immense lacune dans la formation de ces professeurs.
Il faut donc dispenser, dans les instituts universitaires de formation des maîtres, un enseignement unifié, clair, suivant rigoureusement les programmes scolaires et s’assurer du suivi des directives par le biais des recteurs. Sans quoi, tout discours, tout arrêté, toute circulaire sur l’éducation civique ne sera que vain bavardage.
S'inscire à notre lettre d'informations
Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.