Intervention de Jean-Marie Metzger

Intervention prononcée lors de la table-ronde du 28 novembre 2005 Mondialisation régulée des échanges et préférence européenne

Merci, Monsieur le Ministre.

… Pas tout à fait d’accord…
Mais je voudrais cependant saluer la brillante présentation de Monsieur Gréau. Moi-même, pour vous faire une confidence, lorsque le secrétaire général de l’OCDE m’a recruté (si j’ose dire), il m’a dit :
« Dieu merci, vous n’êtes pas un économiste, il y en a trop à l’OCDE ! »

Je ne vais pas rentrer dans le débat de cette présentation très intéressante de Monsieur Gréau sur la situation économique mondiale mais, en reprenant certains des points que vous avez évoqués vous-même, Monsieur le ministre, dire un peu où on en est dans ce système commercial multilatéral, ce qu’il peut faire et ce qu’il ne peut pas faire.

Vous avez parlé de la philosophie libre-échangiste qui sous-tend l’OMC.

Je voudrais à mon tour souligner que le libre-échange est parfois mal compris comme l’est aussi l’objectif du système commercial multilatéral, tel qu’il s’exprime aujourd’hui par l’OMC qui en est le seul moyen d’expression [peut-être faudra-t-il en trouver d’autres un jour, ou, en tout cas, la faire évoluer]

Mais l’objectif de l’Organisation Mondiale du Commerce n’est pas le libre-échange en soi si on comprend le libre-échange comme le laisser-faire, la concurrence sauvage, la concurrence inéquitable qu’a évoquée Monsieur Gréau.

L’objectif de l’OMC est d’aller vers une libéralisation des échanges, vers une diminution d’un certain nombre de protections, voire un équilibrage ou une égalisation des conditions de concurrence.

Vous avez dit : « La concurrence est inéquitable. », c’est précisément ce qu’on voudrait éviter et, à côté de cela, mettre en place un certain nombre de règles pour faire en sorte que, justement, ce libre-échange ne soit pas sauvage, ne soit pas la loi de la jungle et, par conséquent, la loi du plus fort.

Vous avez évoqué l’arsenal protectionniste américain. Sans doute, en l’évoquant, avez-vous implicitement critiqué cet arsenal protectionniste auquel nous étions confrontés.
Monsieur Gréau a parlé de tarifs antidumping – j’y reviendrai peut-être – mais il faut savoir que l’antidumping est l’élément essentiel de cet arsenal protectionniste américain. Tout ce qu’on a pu reprocher aux Etats-Unis au cours des trente dernières années, c’est leur pratique de l’antidumping. Et c’est justement l’OMC qui a pu contenir cet arsenal protectionniste.
On le constate avec des différends récents pour lesquels les Etats-Unis ne se sont pas encore mis en conformité avec ce que l’OMC leur a prescrit de faire – c’est un sujet sur lequel on peut revenir –.

C’était également, avant que l’OMC n’existe, l’unilatéralisme américain en matière de protection commerciale, voire en matière d’imposition des normes américaines à l’ensemble du commerce international.

Donc, l’OMC, sans doute, diminue un certain nombre de protections mais pas n’importe comment : ces diminutions de protection ont vocation à être négociées dans un équilibre qui permette justement de corriger des déséquilibres naturels comme les tailles des économies ou des puissances politiques.

A propos de libre-échange, vous avez cité Maurice Allais, un de mes grands et respectés anciens, qui soulignait qu’il ne peut fonctionner qu’entre ensembles de même nature. Vous avez également parlé de régionalisation possible du commerce international.
Nous sommes engagés dans une négociation « Le programme de Doha pour le développement ». Dans cette expression figure le mot « développement » pour lequel on a trop souvent adopté une attitude de confrontation Nord-Sud. Les pays en développement eux-mêmes n’ont cessé de regarder vers les pays développés. Le propos de Monsieur Gréau nous l’a bien montré tout à l’heure : il s’est positionné en considérant d’une part l’Union européenne et les Etats-Unis et d’autre part des vrais pays en développement : les pays d’Afrique et certains pays d’Amérique latine ou des pays qui sont déjà proches du sommet de l’échelle du développement comme la Chine. On n’a pas cité le Brésil, extrêmement concurrentiel en matière de commerce international.

Ce qui est important et manque aujourd’hui dans le développement des relations commerciales internationales, c’est une dimension Sud-Sud qui pourrait sans doute se développer au travers de certaines formes de régionalisme, pour autant que ce ne soit pas un régionalisme d’isolement. Aujourd’hui, il faut savoir que lorsque les pays en développement cherchent à participer à ce commerce mondial – dont il n’y a aucune raison de les exclure – ils payent des droits de douane …aux pays en développement : 70% des droits de douane payés par des PED le sont à d’autres PED ! Le problème n’est donc pas seulement Nord-Sud, il ne s’agit pas seulement d’ouvrir les marchés agricoles de l’Union européenne, il s’agit aussi que, lorsqu’on produit du sorgho ou du millet, voire du textile, on puisse l’exporter à ses voisins.

Vous avez posé la question :
La libéralisation est-elle source de croissance ?
Pour qui ?
N’est-elle pas source d’inégalités ?

Il est vrai que la libéralisation, après l’Uruguay Round, n’a pas apporté tous les bénéfices que les économistes avaient fait miroiter, notamment aux PED et aux plus pauvres d’entre eux, les pays africains. D’où une certaine déception qui s’exprime aujourd’hui politiquement dans la dynamique de la négociation de Hongkong et s’est exprimée à Cancun où il y a eu un échec assez retentissant. [A l’époque, Paul-Henry Ravier était encore en fonctions, il a porté sur les fonds baptismaux le cycle de Doha, il pourra nous en dire plus.]

Ce qui est certain, et c’est le message que l’OCDE est en train de faire passer, c’est que la libéralisation des échanges – encore une fois, je ne dis pas le « libre-échange » – est source de croissance pour autant qu’elle soit correctement accompagnée. La libéralisation des échanges en tant que telle ne suffit pas : baisser les droits de douane, supprimer les barrières non tarifaires ne suffira pas si on n’accompagne pas cette libéralisation d’un mouvement de gouvernance qui amène tous les pays à accompagner la libéralisation par toutes ces politiques qui font défaut : les politiques macro-économiques, les politiques sociales, les politiques d’éducation. Les pays ne peuvent pas le faire tout seuls, ils ont certainement besoin d’être aidés en la matière mais c’est à ce prix que la libéralisation des échanges apportera des fruits et corrigera un certain nombre d’inégalités.

Je viens de mentionner les politiques sociales, j’aurais pu parler aussi des politiques environnementales. Ces politiques sont partagées par beaucoup de pays dans le monde mais pas par tous…

Vous avez posé la question :
Est-ce que l’OMC ne devrait pas être en charge de veiller à ce que tous les pays suivent les normes de l’OIT et des différents accords multilatéraux environnementaux bien qu’il n’existe pas encore d’organisation en la matière ?
Je pense qu’il y a là – peut-être Jean-Marie Paugam en parlera-t-il – la nécessité d’une mise en cohérence d’un système politique et juridique international faisant en sorte qu’aucune des règles de l’OMC, dans sa mission propre, ne puisse s’opposer à ce qui est défini par ailleurs, que ce soit en matière environnementale, en matière sociale, voire en matière d’éducation ou en matière de culture. Je dis culture parce que je pense à la récente convention qui a été négociée à l’UNESCO (1).
Il faudrait faire en sorte que rien, dans le système commercial multilatéral ne puisse s’opposer à la poursuite de politiques légitimes dès lors qu’elles ont été négociées et agréées par un certain nombre de pays. Quand on dit : « un certain nombre », on peut rentrer dans une notion de masse critique… mais si on prend l’exemple des conventions de l’OIT, on ne peut pas imaginer que l’OMC supplée l’OIT dans la surveillance de l’application des normes sociales mais, d’un autre côté, l’OIT doit pouvoir imposer selon sa manière propre le respect de ces normes.

Cela pose, disons-le tout de suite, la question des rétorsions.

Vous avez parlé aussi des moyens de rétorsion proportionnés aux problèmes, proportionnés au pays concerné. Je crois que des évolutions possibles peuvent être envisagées.

D’abord au plan juridique : vous savez qu’à l’OMC –cette disposition existait déjà du temps du GATT – toute mesure décidée par le Conseil de sécurité des Nations Unies est en exception des règles commerciales multilatérales. Si le Conseil de sécurité décide de mettre un embargo sur un pays pour une raison donnée, l’OMC ne pourra contester cette règle.
Personnellement, je suggèrerais qu’on étende cette règle à un certain nombre de normes communément admises – qui, souvent, ont trait aux droits de l’homme (normes sociales ou environnementales) – à partir du moment où ces normes font l’objet d’un cadre international : ce que Pascal Lamy a appelé (avant qu’il rentre à l’OMC) les préférences collectives. La mise en œuvre de ces préférences collectives et leur application pourraient être également en exception des règles de l’OMC. En d’autres termes, il faudrait pouvoir imposer des rétorsions commerciales – pourquoi pas ? – à quelqu’un qui ne respecterait pas les normes sociales fondamentales sur le travail des enfants ou la liberté d’association, mais sans que ces mesures commerciales tombent dans le champ de compétences (ou de contestation) de l’OMC.

Une des questions posées par Monsieur Gréau et par vous-même, Monsieur le ministre, est celle du dumping social. Le dumping social c’est la concurrence des pays à bas salaires.
Qui est coupable de dumping social ? On est toujours, à un moment donné, à un salaire plus bas que celui de son voisin puisqu’il n’y a pas de salaire uniformisé.
La différence entre la Pologne et les pays d’Europe de l’ouest a soulevé un vif débat : la Pologne a des salaires moins importants que la France, l’Allemagne ou la Grande-Bretagne. Entre la Grande-Bretagne et la France, il y a aussi des différences… et entre la Chine, le Bangladesh et le Zimbabwe, il y a certainement des différences…
Est-ce que cette notion de dumping social doit apporter des taxes additionnelles ? Je ne crois pas.
Si on prend le problème du textile (qui a provoqué un grand débat cette année parce que la Chine venait se positionner sur nos marchés européens et américains), on se rend compte – si j’en crois les statistiques – que la Chine, si elle a augmenté ses parts de marché en Europe, l’a fait au détriment du Bangladesh, du Pakistan et des pays africains qui, eux, ont souffert énormément. Le problème entre la Chine et ces pays en développement – qui étaient des producteurs et des fournisseurs traditionnels de l’Europe et des Etats-Unis – doit être traité. Faut-il le traiter par la protection ?
Faut-il le traiter comme le Bangladesh qui a mieux résisté que d’autres au rouleau compresseur chinois ?
Le Bangladesh s’est adapté suffisamment tôt, a innové, s’est mis dans des créneaux de production différents de ceux où il allait être confronté avec la Chine : les produits à bas prix. Effectivement, les tee-shirts de coton, viennent du Mali … ou des Etats-Unis.
Il faut aussi parler de la concurrence déloyale des politiques agricoles qui, soit dans les pays européens, soit aux Etats-Unis, a directement touché les producteurs des PED.
Petite anecdote : quand, à Cancun, les producteurs de coton, mobilisés par les ONG, se sont unifiés, on a vu le représentant des producteurs de coton burkinabés face à un président des producteurs américains, l’Américain disant au Burkinabé : « Que voulez-vous donc, cher Monsieur, tuer mon pays ? »… Si quelqu’un peut croire que le Mali va « tuer » les Etats-Unis au travers de la concurrence sur le coton, il y a quelque chose qui ne marche pas !

L’avant-dernier point que je voudrais souligner, c’est celui qu’a évoqué Monsieur Gréau en disant que la Chine fait des ravages en matières de contrefaçon et de corruption.
La Chine est certainement un des plus grands contrefacteurs et c’est un sujet qu’il faut traiter de manière extrêmement ferme. Peut-être l’OMC peut-elle mieux faire … Paul-Henry Ravier aura sans doute des choses à nous dire en la matière.
Sur l’autre aspect, celui de la corruption, je voudrais dire une chose très simple : on dit que les produits chinois rentrent en Afrique de l’ouest à droits zéro parce que les douaniers sont corrompus… S’il n’y avait pas de protection, il n’y aurait pas de corruption.
On l’a vu dans un certain nombre de cas, par exemple lorsque les importations sont soumises à licence : il suffit de payer le douanier pour obtenir sa licence d’importation. La licence est-elle justifiée ou pas ? Je n’en sais rien mais la protection est génératrice de corruption.

Dernier point sur Hongkong.
Vous avez dit : « on n’aura rien de plus qu’un constat de désaccord ».
Je pense qu’il y aura un peu plus… Il y aura un constat de désaccord en ce sens qu’il n’y aura pas d’accord. Mais personne n’espérait que Hongkong serait l’occasion d’un accord sur des négociations difficiles techniquement, politiquement, contrairement à ce que j’ai lu aujourd’hui dans l’International Herald Tribune : « Hongkong devait être le lieu et le moment où on devait se mettre d’accord sur la conclusion du cycle de Doha »
Ca n’a jamais été le cas : le cycle de Doha a une date ultime communément admise (mais qui n’est écrite nulle part) qui est 2006 et, à Hongkong, on devait continuer à aller de l’avant.
Alors, je pense que sur les sujets que vous avez évoqués : l’agriculture, le lien avec le développement, on ne se mettra pas complètement d’accord mais des progrès ont été faits. Toute la question est de savoir comment on trouvera un équilibre entre les différentes positions.

Etant « en dehors de mes heures de service », je me permettrai quelques critiques à l’égard de certains membres de l’OCDE :
Ce qui me frappe, c’est la tactique de négociation de l’Union européenne. Là encore on se retrouve dans une problématique Nord-Sud, y compris en ce qui consiste – pour ne pas être enfermés dans le « coin » de l’agriculture – à élargir le débat sur les intérêts et bénéfices qu’on pourrait tirer d’une libéralisation des services. Je suis frappé de constater qu’on parle d’un « Sud » un peu particulier (le Brésil et l’Inde qui sont parmi les pays les plus développés) … et on ne parle pas de Nord-Nord.
Vous avez parlé des services financiers, Monsieur le ministre.
Je suis convaincu qu’il y a une marge de progression considérable en matière de libéralisation des échanges en services financiers entre les Etats-Unis et l’Europe. La négociation sur les services financiers qui a suivi l’Uruguay Round était un premier pas. La libéralisation des services a commencé avec l’Uruguay Round alors que depuis cinquante ans on négociait la baisse des tarifs douaniers… Il y a énormément de marge à faire et si on demandait aux banquiers ou aux assureurs européens ce qu’ils attendent de ce cycle de Doha, ils parleraient tout autant du Brésil que de la Virginie ou de la Californie.

Dernier point sur l’Uruguay Round.
Monsieur Gréau a parlé de la situation actuelle créée par l’Uruguay Round.
Je ne suis pas certain que l’Uruguay Round ait créé quelque chose de nouveau, il a, au contraire, institutionnalisé et renforcé un système au bénéfice des plus faibles, notamment en matière de règles internationales.
Vous parliez d’antidumping, c’est un élément fort du cadre de l’OMC. Elle l’encadre pour qu’on ne puisse pas faire n’importe quoi… et quand les Américains font n’importe quoi ils se font taper sur les doigts. Aujourd’hui, très curieusement, par un certain retour des choses, l’antidumping est utilisé par les pays en développement avec comme principale cible les pays développés, les Etats-Unis en particulier.
L’antidumping est donc sans doute une arme à double tranchant.
Merci, Monsieur le ministre.

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1)Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, adoptée par l’Assemblée générale de l’UNESCO le 20 octobre 2005, en cours de ratification. L’article 20 stipule que la Convention n’est subordonnée à aucun autre traité ou instrument, mais doit être appliquée de bonne foi en encourageant le soutien mutuel entre la Convention et ces autres traités

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