Intervention de Jean-Marie Paugam

Intervention prononcée lors de la table-ronde du 28 novembre 2005 Mondialisation régulée des échanges et préférence européenne

Merci, Monsieur le ministre.
A propos de la crise de l’OMC, je voudrais surtout faire partager quelques remarques sur la manière dont le débat se pose dans notre pays. Je participe à beaucoup de débats avec les altermondialistes et je constate un certain nombre de paradoxes dans la manière dont on approche l’OMC : on lui demande très souvent de faire ce qu’elle ne peut pas faire et ce qu’elle n’a pas vocation à faire… et on lui reproche ensuite de ne pas le faire.

Premier paradoxe :
J’observe que l’OMC continue à susciter une mobilisation politique très forte à l’approche des conférences ministérielles alors qu’il s’agit, me semble-t-il, d’un organisme désormais assez affaibli.

L’OMC est affaiblie pour quatre raisons :

1. C’est un système qui me paraît de plus en plus décalé de la réalité économique internationale.
L’OMC, si on fait court, n’a pas produit de norme depuis dix ans (depuis sa création ou à peu près) alors que, dans ces dix dernières années, l’économie mondiale a subi des mutations fondamentales dont Monsieur Gréau a évoqué les grands traits.
Ce sont pour moi, d’abord, des mutations d’économie réelle : l’intégration de la Chine, de l’Inde et des pays de l’ex-bloc soviétique dans l’économie de marché mondial, qui se traduisent – excusez-moi de styliser – par une évolution fondamentale du système des échanges internationaux, appelée aujourd’hui fragmentation des systèmes de production, qui fait que la valeur ajoutée se localise à différentes étapes en fonction des avantages comparatifs des différents pays et qu’on n’est plus du tout dans un schéma de type ricardien ni dans un schéma – pour évoquer l’expression récente du ministre chinois du commerce – dans lequel le commerce mondial, c’est « des Airbus contre des tee-shirts »…
C’est un système de production à l’échelle globale.
Cela signifie qu’un certain nombre de tendances fortes jouent aujourd’hui un rôle économique de plus en plus central, tout en restant assez mal appréhendées par les règles de l’OMC :
· l’investissement direct (qui joue désormais un rôle déterminant),
· le rôle des services et de la propriété intellectuelle dans la chaîne de valeur,
· potentiellement, les règlementations techniques qui s’appliquent aux biens une fois qu’ils ont passé la frontière : or l’essor du commerce se fonde aujourd’hui beaucoup sur celui des biens intermédiaires, des composants de biens à l’intérieur d’un même secteur ; c’est l’une des manifestations de ce nouveau système économique mondial,
· plus lointainement peut-être, les mouvements de main d’œuvre, qui pourraient avoir vocation à jouer un rôle de plus en plus important dans l’économie mondiale.
· L’OMC ne régule pas tellement tous ces éléments, elle demeure assez centrée sur la vieille économie : les problèmes agricoles, les problèmes industriels au sens le plus classique des droits de douane. Elle n’a pas de discipline sur les mouvements de facteurs, les mouvements de capitaux.
C’est un premier risque de marginalisation.

2. L’OMC est de plus en plus concurrencée par d’autres sources de normes.
La première, la plus évidente et la plus dangereuse est celle du bilatéralisme et du régionalisme aujourd’hui en train de proliférer. Ce qui est inquiétant, c’est ce qu’on voit dans les accords, notamment dans les accords entrepris à l’initiative des Etats-Unis et, de manière plus discrète, à l’initiative du Japon qui a opéré un changement radical de sa politique commerciale depuis le début du millénaire : lui qui était toujours exclusivement multilatéraliste s’oriente aujourd’hui vers les accords bilatéraux.
Que trouve-t-on dans ces accords bilatéraux ?
Le plus beau d’entre eux est aujourd’hui celui conclu entre les Etats-Unis et le Maroc. On y trouve précisément toute cette nouvelle économie qui est en train de filer hors de l’OMC, c’est-à-dire
· les marchés publics,
· les services,
· l’investissement,
· la propriété intellectuelle,
· le commerce électronique,
· les normes techniques
· et, potentiellement, dans les accords japonais, les mouvements de personnes.
Je ne parlerai pas des normes d’origine privée, de toute la sphère de régulation du commerce éthique qui peut être porteuse de bons éléments pour réguler les échanges mondiaux mais mon point de vue est ici que l’OMC, comme source de normes, est en train de se marginaliser par rapport à ces différentes dynamiques.

3. Le système est de plus en plus désemparé vis à vis des enjeux du développement alors même que les deux tiers ou les trois quarts de ses constituants – je parle sous le contrôle de Paul-Henry Ravier – sont aujourd’hui des pays en développement.
Il est désemparé parce que, fondamentalement, derrière les blocages politiques, mercantilistes … on ne sait plus aujourd’hui, comment faire du commerce un moteur de développement : on a perdu le paradigme, on a perdu la recette.
Dans le passé, on avait des paradigmes clairs, ils pouvaient être faux mais ils étaient clairs :
Le premier de ces paradigmes, dans les années 1960-1970, était plutôt la substitution aux importations qui, dans ses formes extrêmes, avait débouché sur les théories du développement autocentré. Cela signifiait, dans le GATT, fondamentalement, une logique d’exemption des pays en développement à qui on ne demandait pas de prendre d’engagement commerciaux.

Les années 1980 ont vu, à l’inverse, plutôt la libéralisation : l’ouverture prônée, dans la vulgate issue du consensus de Washington, comme condition nécessaire et suffisante de la croissance. Cela me rappelle la phrase de Karl Marx : « Jésus Christ, c’est le libre-échange, le libre-échange, c’est Jésus Christ ». C’est ce qui a un peu dominé l’Uruguay Round dans l’approche de ce qu’on appelle techniquement le traitement spécial et différentiel.

Aujourd’hui, le cycle de Doha a perdu la recette et ne sait pas comment faire du commerce le moteur du développement.
Il y a eu des progrès depuis le début du cycle, je suis en cela assez d’accord avec ce qu’a dit Jean-Marie Metzger. Sur le lien entre le commerce et l’aide au développement on a fait des progrès. Sur le fait que le commerce est un facteur de développement à condition qu’il s’inscrive par ailleurs dans un « Policy Mix » pertinent du point de vue macro-économique et que les stratégies d’investissement – que ce soit en capital humain ou en capital physique – suivent (les infrastructures les plus classiques reviennent à l’honneur chez les bailleurs de fonds). Mais on n’a pas encore résolu aujourd’hui ce problème du paradigme qui fait que beaucoup de pays en développement ont peur de s’engager dans les négociations de l’OMC, et pas seulement les pays du G90.

4. Dernier problème de l’OMC : c’est un système qui a énormément de difficultés à se réformer. La réforme de l’OMC est un peu une passion française – que personne ne partage à l’extérieur – et dont on ne sait pas très bien ce qu’elle veut dire.
Elle veut dire pour moi trois choses :

· Transparence externe et contrôle démocratique.
Je crois que c’est un des points sur lesquels l’organisation a fait des progrès, y compris dans sa branche judiciaire, dans son organisme de règlement des différends qui, cette année, par exemple, a ouvert ses travaux au public.
· Réforme du processus de décision.
Là, rien n’avance, ni dans la composante « pouvoirs du directeur général » que Pascal Lamy avait, en son temps, mis sur la table quand il était commissaire au commerce, ni dans la composante « procédure de décision restreinte » pour remplacer les systèmes informels et opaques qui nous viennent du GATT principalement ce qu’on appelle les « Green Rooms », mais dont on connaît par ailleurs beaucoup d’avatars : les « invisibles » les G4, les G5, les FIPS (« Five Interested Parties).
· Troisième réforme (où on observe quelques progrès, trop lents) : celle des relations avec le reste du monde.
Le « reste du monde », c’est l’ONU, c’est Bretton Woods, c’est-à-dire l’équilibre entre normes commerciales et normes extra-commerciales, que ce soient les normes de l’OIT évoquées par Jean-Marie Metzger ou l’environnement, et l’intégration des politiques d’aide et de commerce.

L’OMC, pour toutes ces raisons, me paraît aujourd’hui en difficulté dans sa contribution à la régulation des échanges mondiaux et, c’est là mon second paradoxe, cet organisme qui, à mon sens, pourrait incarner un certain nombre de valeurs que les Français prétendent revendiquer, fait l’objet aujourd’hui d’une forme d’unité nationale contre lui et c’est plus ou moins « haro sur l’OMC ! » à chaque échéance.

Sur le premier point, les caractères de l’OMC me paraissent correspondre assez largement à ce que la plupart d’entre nous, Français de droite, de gauche, de la société civile, revendiquons :
· Elle est multilatéraliste.
· Elle fait une place aux pays en développement sur la base du consensus, chaque pays a un droit de vote.
· Elle essaie de pousser le règne du droit avec un système de règlement des différends d’essence judiciaire, contraignant, qui permet d’avoir des résultats – même si on peut en discuter sur le fond – tels par exemple que la Barbade obtenant une condamnation des Etats-Unis.

Il n’y a pas beaucoup de systèmes qui, aujourd’hui, internationalement, peuvent revendiquer ces caractères qui devraient nous plaire. Mais ils ne nous plaisent pas et nous avons tendance à chercher des alternatives, en particulier cette alternative régionale qui a été évoquée à différentes reprises et qui me paraît mériter une réflexion de fond.
En effet, l’alternative régionale (ou bilatérale),, dans mon esprit veut dire deux choses :
D’abord un rapport de forces Nord-Sud qui permette d’imposer des normes qui ne sont pas forcément souhaitables pour le développement. Je reviens aux accords conclus aujourd’hui par les Etats-Unis : il suffit de savoir que sur la propriété intellectuelle, sur l’accès aux médicaments génériques permettant de faire face à des crises sanitaires, les Etats-Unis obtiennent dans leurs accords bilatéraux des choses qui leur sont refusées à l’OMC parce qu’à l’OMC le « bargaining power », le pouvoir de négociation des pays en développement n’est pas le même.
L’alternative régionale, évidemment, veut dire par ailleurs discrimination. Cela signifie entre autre que, probablement, l’une des zones les plus importantes dans l’investissement historique de la France, c’est-à-dire l’Afrique, passerait à la trappe, parce qu’aujourd’hui, les échanges mondiaux, c’est la Triade, c’est-à-dire : l’Asie de l’est intégrée avec la Chine, le bloc américain, et l’Europe.

Deuxième évolution notable dans le débat français actuel : il se « purifie » si j’ose dire.
On ne peut jamais parler franchement de commerce en France, c’est inconvenant… bien qu’on soit la cinquième puissance mondiale. A propos de l’OMC on parlait donc ces dernières années de régulation de la mondialisation.
C’est sur ce mot de régulation que nous avons fondé notre engagement dans le cycle de Doha. C’est un mot d’une extraordinaire ambiguïté utilisé successivement par un commissaire thatchérien comme Leon Brittan et par un commissaire socialiste comme Pascal Lamy, tous deux se succédant comme négociateur commercial européen. L’ambiguïté est d’ailleurs linguistique puisqu’en anglais « regulation » signifie réglementation, par exemple par un cahier des charges d’une entreprise fournissant un service. Chez nous, cela renvoie plutôt à l’école française de la régulation, c’est à dire l’ensemble des normes et institutions qui permettent d’équilibrer les rapports entre la société et le marché.

Ce concept de régulation a politiquement explosé à partir de Cancun. Il avait réussi jusqu’à maintenant à atteler tous les Etats membres et n’a pas trouvé de successeur.
On voit désormais revenir le débat classique entre ouverture ou protection et le thème du protectionnisme, évoqué dès l’introduction, revient sous des formes extrêmement diverses mais quasi-systématiques.
Quand le thème de la préférence communautaire, notion intrinsèque à la politique agricole commune depuis la fondation de l’Union européenne, revient sous la plume du gouvernement actuel, il y a une certaine cohérence.
Quand il revient sous forme d’invocation de la préférence communautaire en matière industrielle pour faire face à la Chine, comme ce fut le cas dans les débats du Parti socialiste au congrès du Mans – auquel vous avez fait allusion, Monsieur le ministre – je suis plus surpris. Je suis plus surpris parce que je me demande jusqu’à quel point on peut utiliser cette perspective de la protection commerciale comme la solution des problèmes de la mondialisation :
Soit c’est un leurre, une illusion, soit c’est un débat de politique économique fondamental que nous sommes en train de poser.
Le tarif extérieur commun en matière industrielle pour l’Europe aujourd’hui – clause de la nation la plus favorisée – c’est en moyenne 4%. Si on enlève nos accords commerciaux préférentiels, c’est 1,7%. Il y a un ou deux pics tarifaires sur les véhicules légers (à 22%), dans le textile (ce doit être 12%)… Enfin donc : il n’y a plus de droits de douane industriels.
Dès lors, faire croire aux gens qu’on va les protéger par un tarif extérieur commun en matière industrielle est une illusion.
Ou alors cela veut dire que nous sommes prêts à revenir sur nos engagements à l’OMC – ce qu’on appelle la consolidation – c’est-à-dire que nous sommes prêts à sortir du système.
C’est là un débat de politique économique fondamental, puisque nous changerions une orientation que nous avons depuis cinquante ans. Ce débat a au moins l’importance de celui qu’a affronté la gauche en 1983-1984, Monsieur le ministre, quand il s’est agi de savoir si nous restions dans le système monétaire européen.

Aujourd’hui, on doit s’interroger sur ces deux questions :
Jusqu’où peut-on aller dans la manipulation de l’idée protectionniste vis-à-vis de l’opinion publique ?
Quelles seraient les conséquences d’une marginalisation de l’OMC pour notre vision du développement et notamment de ce Sud qui nous est cher qu’est l’Afrique ?

Les solutions qui ont été évoquées m’amènent à faire deux commentaires complémentaires.

1. La première piste serait peut-être d’utiliser l’OMC pour ce pour quoi elle a été faite, c’est-à-dire négocier un accord international sur des modalités d’organisation des échanges internationaux. Cela, nous le refusons parce que nous ne voulons pas briser le tabou de la politique agricole.
En clair, ce que nous demande aujourd’hui l’industrie européenne, c’est de négocier la baisse des droits de douane : non pas de remonter les droits de douane chez nous mais de les baisser au Brésil, et potentiellement en Chine et en Inde.
En clair, l’environnement comme contrepoids et source d’équilibre des normes commerciales est entré dans le cycle de Doha. Or, aujourd’hui cette négociation est quasiment morte parce qu’elle ne reçoit pas d’attention de la part de l’Europe qui a grosso modo baissé l’ensemble de ses ambitions « régulatrices » initiales.

2) Les normes sociales constituent un second axe.
Je ne suis pas convaincu par le discours français qui consiste à dire : il faut mettre les normes sociales à l’intérieur de l’OMC, sinon ça ne vaut pas…
Nous aurions un discours assez simple : l’OIT, ce n’est pas bien parce qu’il n’y a pas de sanctions, l’OMC c’est bien parce qu’il y a des sanctions …
Ce n’est pas vrai : il y a des sanctions à l‘OIT !
Elles ne fonctionnent pas de la même manière, elles fonctionnent plutôt sur le risque de réputation, elles sont plus subtiles que celles de l’OMC mais elles existent.
Les sanctions commerciales en matière commerciale ne sont pas une panacée, elles ne frappent que les secteurs ouverts aux échanges, elles peuvent ne pas aider les pays concernés.
En revanche promouvoir les normes sociales par les instruments dont nous disposons, que ce soient ceux de l’ONU ou ceux des instruments autonomes de l’UE, les accords bilatéraux, le système de préférence généralisée, seraient des moyens de progresser plus sérieusement sur ce sujet.
Quelques progrès sont faits en la matière. J’en termine par là. J’ai toujours été surpris que le travail ne soit pas un objectif du millénaire. Il semble aujourd’hui qu’il le soit. En tout cas, la dernière assemblée générale de l’ONU a reconnu que le travail était un des moyens de lutter contre la pauvreté. C’est le type de solution qu’on peut promouvoir, sur laquelle on peut mettre l’accent sans passer par la case protectionniste qui n’a pas que des défauts. J’approuve l’anti-dumping, s’il répond à des conditions : il faut qu’il y ait dumping ! Mais c’est ponctuel, ce n’est pas une régulation structurelle de l’économie et c’est encadré par le droit. Il n’y a pas de raison de refuser de se protéger mais pas de raison d’en faire une doctrine.
Je m’arrête là, j’ai déjà été trop long.

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