Interventions prononcées lors du colloque du 5 novembre 2007, Peut-on se rapprocher d’un régime présidentiel ?
Merci, Monsieur le Professeur.
Il est scandaleux, en effet, que la loi ne soit plus l’expression de la volonté générale mais c’est le cas depuis 1964. Or le contrôle de conventionalité est un contrôle de la norme extérieure au nom de la Constitution.
La constitution européenne, qui, selon le Conseil constitutionnel, restait un traité, était pour beaucoup des partisans de ce texte (M. Olivier Duhamel, par exemple), une Constitution dont la supériorité devait s’imposer à la Constitution française elle-même. Aujourd’hui on peut dire que le combat de 2005 a au moins permis que le traité de Lisbonne ne puisse plus se faire passer pour une constitution.
Donc l’idée d’un contrôle de conventionalité, s’appliquant à la norme européenne reste possible.
Michel Troper
Le contrôle de conventionalité reste tout à fait possible, bien sûr, mais la suprématie du droit européen sur la Constitution française, selon le Conseil constitutionnel lui-même, ne provenait pas du texte du traité constitutionnel mais de la jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes (CJCE).
Jean-Pierre Chevènement
Je ne pense pas que le Conseil constitutionnel ait jamais admis la supériorité d’une norme européenne sur la Constitution française…
Michel Troper
Malheureusement je crains que si, parce que l’article 1-6 du traité constitutionnel disposait que « La Constitution et le droit adopté par les institutions de l’Union, dans l’exercice des compétences qui sont attribuées à celle-ci, priment le droit des États membres » et « le droit des États membres» comprend la constitution nationale. La CJCE avait déjà dit la même chose. Le Conseil constitutionnel, pour décider que cet article 1-6 n’était pas contraire à l’article 3 de la Constitution française avait d’ailleurs invoqué la jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes. Au demeurant, cette jurisprudence de la Cour de justice reste applicable. D’autre part, si le traité de Lisbonne ne reprend pas l’article 1-6 du traité constitutionnel, il y aura un renvoi et les mêmes principes resteront en vigueur.
Jean-Pierre Chevènement
La formule « le droit européen prime sur le droit national » vise-t-elle aussi la Constitution ?
Michel Troper
Malheureusement, oui. Mais nous avons cette sauvegarde que nous ont ménagée le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat (arrêt Arcelor) : si une règle européenne était contraire à une disposition expresse de la Constitution ou au noyau dur des principes constitutionnels, alors, il serait possible de la contester. C’est au fond la même jurisprudence que celle de la cour constitutionnelle allemande, « So lange… » : Tant que le droit européen ne touche pas à des principes essentiels et fondamentaux, il faut s’incliner.
Anne-Marie Le Pourhiet
Il faut préciser que le Conseil constitutionnel dit que cette supériorité vient de la Constitution française elle-même, révisée (article 88-1). En effet, on a révisé la Constitution pour permettre la primauté du droit européen. C’est donc en vertu de notre propre Constitution, et non en vertu du traité constitutionnel européen, que le droit européen prime le droit national !
Marie-Françoise Bechtel
Le Conseil constitutionnel dit même que la transposition du droit européen est un devoir constitutionnel !
Anne-Marie Le Pourhiet
Il a cependant parlé très joliment de « l’identité constitutionnelle de la France » !
Jean-Pierre Chevènement
Oui, mais n’oubliez pas que cette révision constitutionnelle n’a plus lieu d’être puisqu’elle fait référence à la constitution européenne. Il faudra donc que le Congrès revienne sur cette formulation et en trouve une nouvelle pour que les dispositions du traité de Lisbonne qui sont contraires à la constitution soient néanmoins acceptées. Je me suis fait expliquer par Monsieur Mazeaud, qui présidait alors le Conseil constitutionnel, une décision du Conseil constitutionnel sur le projet de constitution d’où il ressortait que la Constitution française elle-même restait une norme supérieure au texte du traité constitutionnel. C’est un problème essentiel.
Michel Troper
Anne-Marie Le Pourhiet l’a très bien dit : le droit européen est supérieur à la Constitution française mais en vertu de la Constitution française elle-même. C’est difficile à admettre d’un point de vue logique mais c’est l’état actuel.
Marie-Françoise Bechtel
L’état actuel c’est qu’il découle des principes de la Constitution française que l’intégration du droit européen, y compris sous forme de transposition de directives, dit le Conseil en 2005, est « un devoir de nature constitutionnelle » mais on peut y faire obstacle si une directive transposée (je ne parle pas du traité), par exemple, percute frontalement une disposition expresse de la Constitution.
Anne-Marie Le Pourhiet
Je crois que le Conseil constitutionnel met le constituant français face à sa responsabilité : la Constitution a été révisée pour permettre la ratification de ce traité, la Constitution ainsi révisée s’applique, ce n’est pas illogique.
Jean-Pierre Chevènement
Mais on a révisé la Constitution pour permettre l’application d’un texte qui a été rejeté !
Marie-Françoise Bechtel
A l’heure actuelle, la jurisprudence du Conseil constitutionnel (confirmée en 2006) en est là : on ne devrait pas pouvoir admettre une disposition qui percuterait frontalement notre Constitution. Pour l’heure, on en est là.
Michel Troper
D’où l’intérêt de permettre au Conseil constitutionnel d’examiner à chaque fois si une disposition expresse n’est pas atteinte.
Jean-Pierre Chevènement
« Le Conseil constitutionnel a été consulté par le Président de la République pour savoir si les dispositions du traité portant constitution pour l’Europe étaient contraires à la Constitution. » Il a fait une longue réponse, par décision du 19 novembre 2004, d’où il résultait qu’il fallait réviser la Constitution, ce qui a été fait mais que néanmoins ce texte restait subordonné aux normes posées par la Constitution française.
Marie-Françoise Bechtel
En 2005, il a rajouté quelque chose sur la supériorité de la Constitution dans ses dispositions expresses tout en maintenant que transposer le droit européen est un devoir sacré inscrit dans notre Constitution.
Jean-Pierre Chevènement
Ce point est essentiel car il est évident que si perdure la suprématie de la Constitution française, nous pouvons exercer un contrôle de constitutionnalité ou de conventionalité, c’est quelque chose qui me paraît encore pensable. Si ce n’est pas le cas, nous sommes faits !
Je cède la parole aux intervenants.
Anne-Marie Le Pourhiet
J’ai une question à poser à Michel Troper. Le comité Balladur prévoit la suppression de l’appartenance d’office au Conseil constitutionnel des anciens présidents de la République mais il n’ose pas l’appliquer aux deux actuels. Je ne vois pas comment on pourrait juridictionnaliser le Conseil, le faire intervenir, au moins de manière indirecte, dans des procès, avec la participation de deux anciens présidents de la République. Cette exception est très courtoise mais cette politesse n’est-elle pas excessive compte tenu des fonctions qu’ils reconnaissent au nouveau Conseil ?
Michel Troper
Effectivement, ils n’ont pas pensé à cette objection. Je suppose qu’ils répondraient que le Conseil constitutionnel exerce dès maintenant des fonctions juridictionnelles, ce qui n’empêche pas les anciens présidents d’y siéger.
Marie-Françoise Bechtel
Je ne crois pas que ce soit le vrai débat. En effet, la juridictionnalisation va faire du Conseil constitutionnel une juridiction à l’instar, par exemple, de la Cour européenne des droits de l’homme qui n’est pas une bonne juridiction. Je ne suis pas sûre que la juridictionnalisation ne conduise pas à créer un comité d’experts ou de juges (c’est la même chose) de plus pour tenir encore plus en bride le législateur puisque, Monsieur le Professeur, vous avez vous-même posé la question : Au nom de quoi le juge sait-il mieux les choses que le législateur ? C’est là tout le débat.
Christophe Boutin
La technicité n’enlève pas la politisation. On peut avoir des personnes remarquablement compétentes et choisies comme telles, on n’empêchera pas leur interprétation politique personnelle. Les deux ne sont pas dissociables
Marie-Françoise Bechtel
Et elles seront beaucoup plus redoutables. Voyez la CEDH.
Jean-Pierre Chevènement
Il y a un vrai problème pour les citoyens et pour ceux qui sont chargés d’enseigner l’éducation civique : en dernier ressort, qui tranche ? La Cour de Justice de l’Union européenne ? Le Conseil constitutionnel ? Dans quel ordre juridique vivons-nous ? Nous sommes affrontés à une mer des Sargasses de normes d’origines diverses. Sommes-nous encore en République si la République veut dire la suprématie de la volonté générale ?
Je donne la parole à la salle.
Gilles Casanova
Un des enjeux importants du débat que vous avez eu ce soir, c’est l’évolution dans la société du curseur entre deux formes de pouvoir qui sont véritablement confrontées. L’une développée par le système médiatique avec toute sa puissance, l’autre induite par notre histoire. Celle qui est induite par notre histoire est basée sur la raison, l’élection et les institutions. Celle qui est développée par le système médiatique est basée sur l’émotion, le marché et la régulation. Dans ce cadre nous voyons que dans certains pays, comme les Etats-Unis, la seconde version l’emporte largement ; le nombre de citoyens américains qui regardent, lisent, s’intéressent à ce qui se passe dans le pays et à l’international est inférieur à 20% si on prend le critère du mois : entre 15% et 17% des personnes regardent les informations télévisées, lisent un journal ou un magazine d’information politique. En France 70% de la population n’a d’information que par les journaux télévisés, ce qui signifie que 30% l’ont aussi par d’autres médias. On en est donc très loin.
La grande question est : Comment le système raison – élection – institutions peut-il tenir le choc quand, en face de lui, on peut démontrer qu’il n’est pas adapté ? Or la question clé qui est apparue au travers de ce que vous avez évoqué est le fait que les mécanismes institutionnels ne sont pas toujours dans la constitution mais la plupart du temps à l’articulation entre la constitution, la loi, la pratique, ce qui rend cela invivable.
Je prendrai trois exemples :
1. Extension de l’irresponsabilité des dirigeants.
2. Sentiment de très grande distance entre le choix du peuple souverain et le résultat pratique : en 2002, comme en 2007, c’est entre 20% et 35% qui a été donné au parti majoritaire au premier tour, suivant le cas et l’élection concernés ; c’est autour de 80% que la représentation nationale donne à ces partis. La distance est très nette.
3. On mesure depuis une trentaine d’années le « vote de confiance des Français » par sondage, tous les mois. On demande aux gens : si vous étiez à la Chambre, voteriez-vous la confiance au Gouvernement ? Il est très rare qu’un gouvernement se voie accorder la majorité, le Gouvernement Fillon l’a perdue le mois dernier. Donc, si on procédait à un vote de censure mensuel à l’échelon national, le Gouvernement Fillon aurait été renversé le mois dernier.
Il me semble que la question du mode de scrutin, qui ne figure pas dans la Constitution, est le point clé qui rend ingérable tout le système. La proportionnelle à la manière allemande est la seule ouverture qui peut donner à la population le sentiment qu’effectivement elle rentre de nouveau dans un système qui n’est pas géré uniquement entre des élites irresponsables. Sinon, la formule émotion – marché – régulation va vraiment l’emporter.
Jean-Pierre Chevènement
Je hasarderai une question : Le propre des institutions n’est-il pas de survivre à l’émotion du jour, de la transcender et de permettre une navigation au long cours ? Que serait un système politique qui serait à la merci des émotions du jour ? Vous me rétorquerez que c’est ce que nous voyons, mais ce n’est pas tout à fait le cas. Certes le système gère les émotions avec beaucoup d’attention, il y consacre même l’essentiel de son activité, néanmoins il a une espérance de vie de cinq ans. C’est le propre de l’élection présidentielle et du système issu des réformes de 2001 que de permettre cette institutionnalisation pour cinq ans. Monsieur Chirac a gouverné contre l’opinion très tôt. Après le zénith qu’a constitué l’affaire irakienne jusqu’à la canicule de l’été 2003, la période où Jacques Chirac a été majoritaire dans l’opinion n’a pas excédé un an et les quatre autres années ont été des années de gouvernement minoritaire. François Mitterrand, lui-même, a été minoritaire très vite. On peut même dire que les élections partielles du début de 1982 avaient montré que le gouvernement de Pierre Mauroy n’était plus majoritaire, à peine plus de six mois après les élections triomphales de mai et juin 1981. Il a continué à gouverner, même quand il était à 14% dans les sondages mais, il faut bien le dire, de moins en moins facilement.
Jacques Fournier
Je partage totalement l’analyse qui a été présentée par Anne-Marie Le Pourhiet. Nous avons un régime parlementaire, avec certains aspects de présidentialisme. Dans les trois évolutions qu’elle a envisagées, je me range résolument en faveur de la troisième. La logique voudrait que l’on revienne progressivement vers un régime parlementaire. Je ne suis pas du tout d’accord avec Jean-Pierre Chevènement sur le déplacement de curseur vers le présidentiel. Je crois au contraire, à l’inverse, que cette évolution vers un régime parlementaire avait commencé tout au long de la Ve République, à partir du moment où, comme l’a rappelé l’un des intervenants, le président avait décidé qu’il resterait même s’il était désavoué, à partir des périodes de cohabitation. Dans la mesure où les gouvernements successifs n’étaient pas à la botte du Président (les premiers ministres avaient quand même une existence), on s’acheminait tout doucement vers quelque chose qui ressemble davantage à un président arbitre. Je crois que la mauvaise chose à cet égard a été le référendum de 2000, le retour au quinquennat décidé d’une manière brusquée, sans véritable débat dans le pays, sur une idée lancée par Valéry Giscard d’Estaing, reprise aussitôt par Jospin et Chirac, chacun croyant que cela correspondait à son intérêt personnel. On a voté cette réforme de manière totalement inconséquente. Comme le dit Jean-pierre Chevènement, il serait difficile de supprimer l’élection du Président de la République au suffrage universel mais selon moi, celle-ci pervertit la vie politique française à l’heure actuelle. Elle rend impossible la bonne organisation des partis à droite comme à gauche, elle fait prévaloir les questions de personnes sur les questions de fond ; elle nous oriente de plus en plus vers la politique spectacle. Il faut avoir le courage de réagir contre cela.
Jean-Pierre Chevènement
L’élection d’un premier ministre, sur le modèle britannique, changerait-elle substantiellement la nature d’un système qui doit beaucoup aux médias ?
D’autre part, je me permets de te poser une question : crois-tu vraiment que l’évolution de la Ve République nous ait rapprochés progressivement, à pas de colombe, d’un système plus parlementaire ? En période de cohabitation, c’est évidemment un régime parlementaire mais quand l’Assemblée Nationale est dominée par le parti de la majorité présidentielle, le régime n’est pas vraiment parlementaire. C’est un régime déséquilibré et c’est à remédier à ce déséquilibre que nous devons réfléchir.
Jacques Fournier
Je crois qu’il y avait une évolution lente dans le sens parlementaire et qu’on a voulu inverser cette évolution en 2000. Mais c’est mon interprétation.
Christophe Boutin
Je voudrais répondre sur le point de la non élection du Président de la République au suffrage universel direct. Le fait est que si on veut revenir à un régime parlementaire et à un président arbitre, celui-ci a besoin d’une légitimité particulière. Cette légitimité particulière (à l’exception, rare, de l’homme charismatique) ne peut venir actuellement que l’élection au suffrage universel direct.
Jacques Fournier
Je crois effectivement que du jour au lendemain on ne peut pas l’abandonner mais que si on veut faire évoluer les choses, il faut plutôt aller dans le sens que j’indiquais, en particulier, dans les propositions Balladur, s’opposer résolument à tout ce qui est renforcement du pouvoir présidentiel. Je trouve que l’idée de faire coïncider le premier tour des élections législatives avec le deuxième tour de l’élection présidentielle est démente. On renforce encore la nocivité de ce qu’on a fait il y a quelques années.
Christophe Boutin
Effectivement, le problème central est qu’on n’arrive pas à oublier la crainte de la cohabitation. L’explication qui est donnée par le comité Balladur à cette simultanéité est la volonté de faire encore un pas de plus pour empêcher la cohabitation. On estime qu’avec le renversement de calendrier et le quinquennat on a presque réussi à écarter la cohabitation, ils estiment qu’on va encore l’écarter. Je pense, comme vous, qu’on ne l’écartera pas plus. Au contraire je crois qu’avec ce système on pervertit ce qui fonctionne.
Anne-Marie Le Pourhiet
Je ne vois pas pourquoi il faudrait absolument empêcher la cohabitation. Elle est généralement la sanction d’une politique présidentielle quand la logique voudrait que le Président s’en aille… Or il ne s’en va pas. Et, non seulement il reste mais on voudrait empêcher la cohabitation, c’est-à-dire l’expression de la volonté populaire, car c’est bien elle qui s’exprime à travers les législatives. Cette volonté de confectionner un corset pour éviter les cohabitations est choquante. La cohabitation ne résulte que du refus du Président d’assumer sa responsabilité en démissionnant.
Christophe Boutin
Anne-Marie Le Pourhiet vient de parler de la responsabilité du Président qui n’est pas mise en cause. On le voit bien avec une des propositions du comité Balladur qui prévoit que le Président pourra maintenant faire une déclaration à l’Assemblée nationale. Il va pouvoir présenter son programme à l’Assemblée. Selon le rapport, la seule contrepartie, si ce programme ne plaît pas, sera le vote de la motion de censure contre… le gouvernement ! Le Président vient défendre son programme, son gouvernement est abattu tandis qu’il reste en place ! Le système est assez aberrant.
Dans la salle
Je ne pense pas que le retour à la représentation proportionnelle et la fin de l’exception française (La France est le seul pays d’Europe occidentale à connaître un scrutin majoritaire) serait un retour à la IVe République, précisément grâce à l’élection du Président de la République au suffrage universel. Je suis en désaccord total avec Jacques Fournier. On pourrait avoir un bon système avec un président de la République toujours élu au suffrage universel direct et un curseur déplacé vers le régime présidentiel et,d’autre part, comme l’a préconisé Jean-Pierre Chevènement, la représentation proportionnelle. Cela permettrait l’émergence de majorités d’idées, chères à Edgar Faure. Le Président de la République s’appuierait tantôt sur une majorité, tantôt sur une autre et ça pourrait très bien fonctionner. Je crois que la jonction entre un régime présidentiel et la représentation proportionnelle – donc la naissance de majorités d’idées – ne serait pas un mauvais système.
Quant au pouvoir présidentiel, n’exagérons pas. M. Trichet déclarait il y a quelques années : « Maintenant, l’élection d’un président de la République en France sera l’élection d’un gouverneur américain ». Je pense que compte tenu de l’évolution européenne, il ne faut pas craindre un excès de pouvoir présidentiel, mais plutôt un excès de pouvoir européen.
Dernier point. En ce qui concerne le rôle du Parlement. Je ne pense pas que l’abaissement du rôle du Parlement soit imputable à la Constitution mais à la discipline de vote dans la mesure où le Fuhrerprinzip cher à la social-démocratie allemande d’avant 1914 s’est généralisé et que la République des députés a cessé. Le député votant en un seul bloc, quand il est dans l’opposition il est pour tout ce qui est contre et contre tout ce qui est pour. Le député de la IIIe République était le roi parce qu’il était libre de son bulletin. Je ne dis pas que c’était une bonne chose. Au début de 1936, le Parti radical faisait partie du Front populaire. Daladier défilait avec Blum et Herriot, poing levé dans les rues, un autre radical était président du Conseil. C’est encore un radical qui a mené l’attaque contre Mendès-France en 1955. Toutefois, je pense profondément que c’est la discipline de vote qui diminue le rôle du député, avec le cumul des mandats qui réduit l’activité parlementaire. Au début de la IIIe République, on ne pouvait pas être maire et député.
Alain Dejammet
Cette assemblée d’éminents professeurs de droit constitutionnel témoigne du respect que l’on porte à cette très noble institution du droit constitutionnel qui implique probablement aussi un certain respect pour la Constitution. Mais on se demande véritablement quelle en est désormais l’utilité puisqu’on nous montre constamment que la Constitution doit céder le pas devant des normes venues d’ailleurs.
Ma question est la suivante :
La mentalité actuelle consiste, devant un texte contraire à la Constitution, non pas à protéger la Constitution mais, systématiquement, à la faire céder. Pourriez-vous nous citer des cas, que j’espère nombreux, où le Gouvernement, ayant été informé par le Conseil constitutionnel que tel texte était contraire à la Constitution, s’est empressé de sanctionner ceux qui avaient signé un tel traité et de rendre celui-ci inapplicable ? Y a-t-il des cas où le Gouvernement a réagi en ce sens ainsi plutôt que de décider, une fois de plus, d’ « adapter » cette vieille Constitution ?
Je rappelle que paradoxalement, avant le référendum sur le projet de constitution européenne, on a fait voter préventivement une réforme de la Constitution pour l’adapter à un texte que la volonté générale a récusé. Au lendemain du référendum, le Gouvernement s’est-il retourné vers le Parlement pour lui demander de réviser la Constitution pour annuler une révision antérieure totalement inutile ?
La question est : Arrive-t-il fréquemment que, devant l’avis du Conseil constitutionnel, le Gouvernement décide d’écarter un texte contraire à la Constitution ?
Jean-Pierre Chevènement
La réponse est oui, Monsieur l’Ambassadeur. Quand le Conseil constitutionnel a déclaré que l’expression « peuple corse » était contraire au principe d’unité et d’indivisibilité de la République, le gouvernement a courbé la tête, il a accepté, malgré le tohu-bohu des indépendantistes corses. Mais cela se passait en 1991. Il est vrai que neuf ans plus tard s’est enclenché le processus de Matignon qui impliquait une dévolution du pouvoir législatif à des assemblées élues dans un cadre local, ce qui aurait dû impliquer une réforme de la Constitution. Cette réforme a été réalisée par Monsieur Raffarin. Seule la majorité de nos concitoyens corses a rejeté in fine ce dit processus de Matignon. Le suffrage universel reste donc la meilleure sauvegarde, qui a pareillement donné congé au traité portant constitution pour l’Europe.
Alain Dejammet
Mais, a-t-on révisé la Constitution révisée pour adapter la Constitution au projet de constitution rejeté par le suffrage universel ?
D’autre part, l’affaire du peuple corse venait de France et non point de l’extérieur.
Marie-Françoise Bechtel
Sur les traités et la Constitution, visés par votre question. En réalité la révision constitutionnelle doit être comprise comme une autorisation de ratifier le traité. Le Conseil constitutionnel regarde d’une manière neutre, il dit que cette disposition du traité n’est pas conforme à la Constitution, il faut donc réviser la Constitution d’une manière permissive et non d’une manière constituante.
Alain Dejammet
Mais ma question était : le gouvernement, dans sa sagesse, a-t-il parfois décidé, devant une disposition constitutionnelle, de ne pas réviser la Constitution ?
Marie-Françoise Bechtel
Je n’ai pas d’exemple à l’esprit mais il pourrait en effet décider en ce sens.
Anne-Marie Le Pourhiet
Il y a un cas, il concerne la « charte européenne des langues minoritaires et régionales ». Le Conseil constitutionnel, manifestement de fort méchante humeur, n’a même pas marqué à la fin de sa décision, comme il le fait ordinairement : « La ratification de cette charte nécessite une révision de la Constitution ». Effectivement, il n’y a pas eu de révision mais les pressions sont très fortes. Le Conseil d’Etat avait lui-même donné à plusieurs reprises un avis négatif sur la « charte européenne sur l’autonomie locale », on est quand même passé outre récemment dans un petit vote à l’Assemblée nationale, passé inaperçu. Depuis un certain nombre d’années, c’est systématiquement pour contourner la jurisprudence du Conseil constitutionnel qu’on révise : le statut de la Nouvelle Calédonie, la loi constitutionnelle de 2003, la parité, surtout, ont évidemment pour but de contourner les décisions du Conseil constitutionnel.
Jean-Pierre Chevènement
Je voudrais rappeler que l’esprit de la Constitution actuelle, c’est la souveraineté nationale, l’indépendance, la démocratie. Or, tous les textes qui impliquent révision de la Constitution remettent en cause l’indépendance nationale et la démocratie au sens de l’expression de la volonté générale. Par conséquent, à chaque fois, on demande une révision de la Constitution parce qu’on va dans un sens contraire à l’esprit de la Constitution. Nos institutions ont été voulues par le Général De Gaulle dans un certain but qui est constamment contrarié, soit par des dévolutions de compétences à l’Union européenne, soit par des entorses aux sacro-saints principes républicains d’indivisibilité de la République ou d’égalité devant la loi.
Dans la salle
Que devient l’article 16 dans le projet Balladur ?
Marie-Françoise Bechtel
La proposition est identique à celle qu’avait formulée le comité Vedel. Le Président de la République, pour les mêmes motifs, peut faire jouer l’article 16 mais au bout d’une période déterminée, le Conseil constitutionnel peut être saisi et décider s’il y a lieu de conserver les pouvoirs et les mesures qui ont été adoptées. Si personne ne le saisit, au bout de soixante jours il s’autosaisit.
Christophe Boutin
Le rapport prévoit de plus, manifestant l’intention de la commission, en cas d’avis défavorable du Conseil constitutionnel sur le maintien de l’article 16, de voir engagée la procédure de destitution du Président de la République.
Renaud Ramillon-Deffarges
Le rapport Balladur s’intitule : « Pour une Ve République plus démocratique ». Je me souviens de l’intervention du Président Jacques Chirac annonçant qu’il allait consulter les Français par référendum en 2000 sur l’instauration du quinquennat, c’était déjà « pour rendre la République beaucoup plus démocratique ». Et aujourd’hui, les anciens partisans du quinquennat nous disent tous que ce même quinquennat est à l’origine de tous les maux que subit notre démocratie.
J’aimerais axer mon propos sur le problème des directives communautaires et, plus généralement, du droit communautaire et du droit européen. On l’a vu, la jurisprudence du Conseil constitutionnel de l’été 2004, celle du 30 novembre 2006 plus l’arrêt du Conseil d’Etat du 8 février 2007, instituent ce que le Professeur Dominique Rousseau appelle la théorie de la directive-écran. Les directives qui interviennent dans le champ de l’article 34 -celui de la loi- ne font l’objet d’après l’article 88-4 de notre Constitution que d’une simple transmission au Parlement. Ne serait-il pas intéressant de savoir quels mécanismes on pourrait trouver pour que le Parlement puisse participer à l’élaboration et au contrôle des actes communautaires dont les directives, comme cela existe, je crois, au Danemark ?
J’aimerais faire une remarque sur le problème de la décentralisation qui brouille aujourd’hui les données de notre démocratie. Plusieurs niveaux de compétences se superposent : les communes, les établissements publics d’intercommunalité, les départements, les régions, l’Etat et, aujourd’hui, les communautés européennes. Après l’acte I, avec les lois Defferre, l’acte II de Raffarin et les lois organiques de 2004, on ne sait plus très bien aujourd’hui qui fait quoi. Ne serait-il pas temps de procéder à une clarification, de faire une mise à plat de la décentralisation ?
Dans la salle
Nous avons un système ambivalent selon qu’il y a ou non cohabitation. En période de cohabitation le Président de la République a très peu de pouvoirs même si on n’est jamais arrivé à une situation de conflit. En période de cohabitation, nous vivons dans un régime très parlementaire.
Je citerai le cas de la Pologne dont le Président n’a plus de majorité à la Chambre mais dispose d’un droit de veto, comme aux Etats-Unis, même si la Pologne n’a pas un régime présidentiel comparable à celui des Etats-Unis. Ne serait-il pas intéressant de réfléchir à cette hypothèse : un scrutin plus proportionnel, un président plus arbitre. Puisque, de fait, le Président ne démissionne pas quand il est battu aux élections législatives, puisqu’il a été élu par le peuple et qu’il est censé défendre les valeurs sur lesquelles il a été élu, il pourrait exercer un droit de veto dans certaines occasions et le Parlement ne pourrait passer outre qu’à une majorité qualifiée qui resterait à déterminer.
Anne-Marie Le Pourhiet
C’est envisageable mais ça n’a pas de sens en système majoritaire.
Dans un système proportionnel, il y a plusieurs possibilités. L’idée que le Président de la République puisse saisir le Conseil constitutionnel était aussi le symbole d’une certaine fonction d’arbitrage (il est garant de la Constitution). Un veto de ce type qui serait un veto valeur plutôt qu’un veto politicien. Pourquoi pas ? Mais on change complètement d’atmosphère, si on introduit une proportionnelle, effectivement, on rentre dans un système qui peut commencer à ressembler au système américain d’un président habile négociateur. Mais enfin, serait-il très différent du Président du Conseil italien ? J’observe toujours nos amis transalpins car ils nous donnent un exemple de ce que peut entraîner un tel mode de scrutin.
Jean-Pierre Chevènement
J’aimerais qu’on retienne l’idée que tout n’est pas dans le texte constitutionnel et que le fait majoritaire est très important. On peut s’interroger sur les bienfaits du fait majoritaire car nous avons deux partis dominants qui sont des « placages » et non l’expression d’une démocratie véritable. Ce sont, en nombre d’adhérents et de militants, de très petits partis qui ont de très mauvaises habitudes ; ils sont le produit de cinquante années d’évolution continue vers la formation de partis dominants à droite et à gauche. La représentation proportionnelle, indépendamment de toute autre considération sur les institutions, serait le moyen de casser ces deux « choses ». Encore faudrait-il que ce soit cohérent avec le reste. Il faut s’interroger sur ce vers quoi nous voulons aller. Ce sont des systèmes complexes, on ne peut pas agir à coup sûr, il y a trop de variables.
Un mot pour répondre à Renaud Ramillon Deffarges. Pour sortir d’une certaine complexité apparente, rien ne vaut le retour aux principes républicains. Je rappelle que le premier de ces principes est que toute souveraineté réside dans le peuple (la nation). Si on en revient à cette idée, on peut simplifier : j’ai moi-même proposé des commissions de codification. Mais avant de simplifier, il faut avoir les idées claires, faute de quoi on ne peut que complexifier. C’est ce qui se passe depuis très longtemps.
Je reviens à l’idée de la complexité des systèmes politiques, et pas seulement des systèmes institutionnels : il me semble que les propositions Balladur vont dans le bon sens s’agissant des droits du Parlement.
Les propositions Balladur comportent trois parties :
Il y a ce qui concerne la clarification dans les rapports entre le Président de la République et le Premier ministre et ce qu’on a appelé à tort ou à raison l’ « hyperprésidentialisation », formulation plus proche d’une certaine réalité, à certains égards, que les formulations de la Constitution, mais qui accroît encore une dérive que beaucoup critiquent.
La deuxième partie concerne le renforcement d’un certain nombre de prérogatives parlementaires, avec des dispositions souvent très intéressantes, notamment l’idée qu’on délibère sur une loi qui a été préalablement discutée et amendée en commission : ce serait une révolution !
Une troisième partie prévoit l’assouplissement des règles du parlementarisme rationalisé qui n’est plus tellement nécessaire, compte tenu de la crainte révérencielle qu’éprouvent les députés à l’idée de ne pas être reconduits aux prochaines élections par un Président qui, étant aussi le chef du parti majoritaire, distribue les investitures.
J’y vois encore ce qui est censé accroître les pouvoirs des citoyens. Je reste extrêmement méfiant parce qu’en réalité les citoyens ont été très largement dépossédés de leurs pouvoirs.
Enfin, il y a ce phénomène de la prééminence des règles et des normes européennes sur lesquelles nous n’exerçons pas de contrôle. Je ne suis pas l’ennemi de certaines délégations de compétences dès lors qu’il subsiste un contrôle démocratique, une sanction du suffrage universel. Par exemple, l’idée que l’eurogroupe puisse avoir de réelles compétences et doive rendre des comptes me paraît aller dans le sens d’un accroissement des pouvoirs du peuple, donc des citoyens. Mais la réflexion me paraît extrêmement faible sur ce sujet.
Comment permettre la reconquête du pouvoir par les citoyens ? Les citoyens se sont laissé déposséder, ils ne possèdent plus le mode d’emploi, ils ont perdu la clef du pouvoir. Nous sommes dans une situation très préoccupante.
Qu’y a-t-il à retenir de la commission Balladur ? Je crois que quelques mesures positives pourraient être retenues, je ne sais pas au terme de quel processus. Je ne sais pas non plus si le Président de la République acceptera qu’on écarte les dispositions auxquelles il tient, pour des raisons qui, d’ailleurs, m’échappent un peu, et qui doivent tenir davantage au contrôle de sa majorité qu’à l’équilibre des institutions. Pourra-t-on trouver un cheminement, un compromis qui améliorera un peu une situation qui n’est pas réellement satisfaisante ?
Il faut conclure. Je remercie les éminents juristes qui nous ont fait l’honneur de venir à la table de Res Publica ainsi que l’ensemble des participants.
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