Le Parlement et la souveraineté : affermir les prérogatives de la représentation nationale en matière de contrôle des normes européennes
Intervention au colloque du 5 novembre 2007, Peut-on se rapprocher d’un régime présidentiel ?
Je crains de vous décevoir par un propos un peu décentré par rapport à tout ce qu’il s’est dit jusqu’à maintenant, qui était fort intéressant, sur les notions de régime présidentiel ou sur la suprématie de la constitution européenne. En effet, j’avais prévu de parler plus précisément du contrôle de constitutionnalité. Ce n’est pas sans rapport mais ce n’est pas exactement le centre de mon propos.
Ce n’est pas sans rapport : comme Anne-Marie Le Pourhiet l’a très justement rappelé tout à l’heure, le Conseil constitutionnel est actuellement le seul contrepouvoir au bloc que forment le Président, le Premier ministre et la majorité homogène.
Le contrôle de constitutionnalité, néanmoins, souffre, notamment, d’un défaut essentiel, c’est qu’il est assorti d’un contrôle de conventionalité qui donne aux juges le pouvoir de mettre en cause la loi, pas seulement au Conseil constitutionnel, pas seulement au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation mais à tous les juges.
Cependant, les contrôles, actuellement extrêmement développés, ne sont pas répartis comme il le faudrait.
Je distinguerai trois points :
• Les inconvénients de la situation actuelle,
• les remèdes, extrêmement partiels suggérés par le Comité Balladur,
• enfin, d’autres remèdes auxquels nous pourrions songer ici.
1. La situation actuelle du contrôle de constitutionnalité n’est pas satisfaisante.
Elle souffre de tous les défauts qui affectent le contrôle de constitutionnalité des lois en général, auxquels s’ajoutent les défauts spécifiques à la manière dont le contrôle est pratiqué en France.
Les nombreux défauts généraux du principe de contrôle de constitutionnalité des lois peuvent être mis en lumière en examinant les arguments qui sont d’habitude fournis à l’appui de l’institution du contrôle de constitutionnalité des lois.
On dit, c’est devenu aujourd’hui un lieu commun, qu’il faut absolument exercer un contrôle de constitutionnalité des lois parce que la Constitution est par nature supérieure aux lois et que la supériorité signifie qu’une loi contraire à la Constitution ne doit pas pouvoir être appliquée ou qu’elle doit pouvoir être annulée ou encore, dans le contexte français, qu’il est interdit de la promulguer. En réalité cet argument repose sur une équivoque et résulte de l’ambiguïté du concept même de supériorité. Ce mot désigne en effet deux choses très différentes : il peut vouloir dire que c’est la Constitution qui détermine les compétences et les pouvoirs de tous les organes de l’Etat et le mode de production des lois, des décrets, de toutes les normes de la République ; mais il peut signifier aussi qu’une loi – ou une autre norme – contraire à la Constitution est annulable. Or ces deux concepts de supériorité ne se confondent pas. La meilleure preuve en est que, si toutes les constitutions sont bien supérieures dans le premier sens, si elles déterminent les compétences des autorités de l’Etat, elles ne prévoient pas toutes un mécanisme de contrôle. La supériorité, dans le second sens, c’est la nullité de la loi contraire et si l’on prétend faire découler de cette définition de la supériorité l’idée que la loi contraire doit être annulée, le raisonnement est tautologique : « Puisque la Constitution est supérieure à la loi, alors la Constitution doit être supérieure à la loi ».
Un autre argument est avancé selon lequel le contrôle de la constitutionnalité des lois serait une opération purement technique, consistant à comparer le texte de la Constitution au texte de la loi et à constater, en cas de contradiction, que la loi doit être annulée. Cet argument repose sur l’idée totalement fausse que la comparaison est une opération neutre. En réalité, tout le monde sait bien que le texte de la Constitution doit être interprété et que le texte de la loi qu’on soumet au juge, doit lui même être interprété. Or l’interprétation n’est pas une opération purement technique : c’est un acte de volonté qui implique des préférences politiques et la mise en jeu de ces préférences politiques. Si le juge de la constitutionnalité des lois peut interpréter librement et si son interprétation n’est pas contrôlée, il peut imposer n’importe quelle interprétation et c’est lui qui devient non seulement le législateur mais le constituant. Le Conseil constitutionnel, en France, a modifié la norme constitutionnelle (et non le texte de la Constitution) à plusieurs reprises. Par exemple, c’est lui qui a décidé que les juges ordinaires pouvaient faire prévaloir les règles internationales, notamment européennes, sur la loi nationale. Cette modification de la Constitution est donc le résultat d’une interprétation donnée par le Conseil constitutionnel. Ceci n’est évidemment qu’un exemple parmi beaucoup d’autres.
Un troisième argument classique en faveur du contrôle de constitutionnalité des lois, c’est qu’il est nécessaire de protéger les droits fondamentaux, notamment parce qu’une majorité parlementaire malveillante pourrait leur porter atteinte et opprimer la minorité. Mais, cet argument ne permet pas d’expliquer pourquoi le juge serait un meilleur protecteur des droits fondamentaux qu’un parlement et il néglige le fait que ce juge n’est pas moins déterminé par des préférences politiques qu’un parlement. Aux Etats-Unis, la cour suprême protège très bien la liberté d’expression mais beaucoup moins bien le droit à la santé auquel, en raison de ses préférences politiques, elle est moins sensible. En Europe, il existe une conception, largement répandue depuis la Révolution française selon laquelle les droits et libertés ne se définissent pas contre l’Etat ou malgré l’Etat mais grâce ou par l’intervention de la loi, c’est la loi qui protège et non pas qui opprime.
Dès lors qu’on écarte ces arguments classiques, on pourrait parfaitement se passer du contrôle de constitutionnalité des lois. On s’en est d’ailleurs longtemps passé : en France, le contrôle de constitutionnalité des lois est survenu par accident. Mais il en est probablement du contrôle de la constitutionnalité des lois comme de l’élection du Président de la République au suffrage universel : Quelle que soit l’opinion que l’on en a, il est aujourd’hui difficile d’y renoncer.
On peut alors tenter de l’aménager et de remédier aux défauts spécifiques du système français.
Ces défauts spécifiques tiennent à plusieurs éléments :
Le premier est la composition, le statut, le mode de nomination des membres du Conseil constitutionnel. Les nominations se font sans aucun contrôle. Le comité Balladur suggère une amélioration partielle sur ce point. On n’exige des membres du Conseil aucune compétence juridique particulière, d’où le rôle excessif au sein du Conseil du service juridique et surtout du secrétaire général.
Le deuxième défaut est que le contrôle est seulement a priori. Comme il s’exerce principalement dans les quinze jours qui séparent le vote d’une loi par le Parlement de sa promulgation par le Président de la République, le conseil constitutionnel apparaît beaucoup plus comme une troisième chambre qui peut exercer un droit de veto sur les lois votées par le Parlement. Une fois la loi promulguée, plus rien : même dans l’hypothèse où la loi serait véritablement oppressive, il n’y a plus rien à faire, sauf le fameux contrôle de conventionalité.
Le contrôle de conventionalité s’est développé en France après la fameuse décision du Conseil constitutionnel de 1975 sur l’I.V.G. L’article 55 de la Constitution a été interprété comme autorisant n’importe quel juge à faire prévaloir n’importe quelle règle internationale, y compris du droit dérivé, mais aussi un traité de commerce, sur la loi parlementaire. Ces règles sont donc mieux protégées que la Constitution nationale. Il est même possible qu’elles soient elles-mêmes contraires à la Constitution française. Même dans ce cas, elles ne peuvent être écartées.
Sur le plan des principes de notre République démocratique, cela signifie qu’il devient donc impossible de continuer de présenter la loi comme l’expression de la volonté générale, dès lors que la règle qui prévaut sur la loi parlementaire n’a pas été adoptée par les représentants du peuple français. Ce système ne permet donc pas de faire prévaloir la volonté générale mais au contraire conduit à la faire céder devant d’autres règles.
2. Face à cela, quelles sont les propositions du comité Balladur ?
Le comité Balladur a écarté une proposition tendant à transférer le contrôle de conventionalité au Conseil constitutionnel.
Il invoque une raison qui ne me paraît pas suffisante : le risque de divergences de jurisprudence avec la Cour de Cassation et le Conseil d’État d’une part, la CJCE d’autre part. Le risque n’est pas nul, mais de telles divergences existent de toute façon et surtout leur possibilité conduit les cours à modifier leurs stratégies. Chacune en réalité tient compte des réactions possibles des autres.
Sur la composition du Conseil constitutionnel il a fait une suggestion qui paraît bonne mais insuffisante. Elle consiste à encadrer le pouvoir de nomination et à permettre à une commission mixte de l’Assemblée nationale et du Sénat d’auditionner les personnalités dont la nomination est envisagée et d’émettre un avis public.
Cela concerne toute une série d’emplois et notamment les membres du Conseil constitutionnel.
Ce n’est qu’un avis et l’on n’exige toujours pas que les membres possèdent une quelconque compétence juridique. On peut cependant penser que cette procédure est de nature à inciter les autorités de nomination à la prudence et que les nominations de personnalités sans compétence juridique seraient plus rares. En tout cas, tel était, semble-t-il, l’espoir du comité.
La troisième suggestion du comité Balladur, sa mesure phare en cette matière est l’introduction d’une exception d’inconstitutionnalité.
Le comité Balladur reprend une proposition du comité Vedel de 1993, faite à peu près dans les mêmes termes, mais laissant à la loi organique le soin de préciser un point extrêmement important celui de savoir si le Conseil d’État ou la Cour de Cassation serviraient de filtre.
Il y a en effet deux systèmes possibles :
Une juridiction ordinaire doit appliquer une loi ; l’une des parties soulève une exception d’inconstitutionnalité devant le juge ordinaire et celui-ci doit alors renvoyer directement au Conseil constitutionnel. C’est le système italien.
Selon le second système, celui qui était proposé par le comité Vedel, chaque juridiction ne peut pas saisir directement le Conseil constitutionnel mais les renvois sont filtrés par la juridiction suprême de chaque ordre de juridiction.
Il me semble que les deux systèmes ont leurs inconvénients. Le second, notamment, ferait que les recours effectivement transmis au Conseil constitutionnel seraient probablement très rares. Les juridictions suprêmes ne renverraient au Conseil constitutionnel que lorsqu’elles auraient la certitude que la loi est contraire à la Constitution. Le pouvoir du Conseil constitutionnel serait donc extrêmement réduit, d’autant plus réduit que, comme il est arrivé en Espagne, le contrôle a priori finirait par s’étioler.
En tout cas le comité ne tranche pas.
3. Peut-on songer à d’autres remèdes ?
Ces remèdes peuvent être de trois ordres. En effet, si l’on ne peut pas renoncer au contrôle de constitutionnalité des lois ni au conseil constitutionnel, il faut remédier aux inconvénients du contrôle de conventionalité diffus que nous connaissons aujourd’hui. Or, si l’une des possibilités envisagées par le comité Balladur était retenue par la loi organique, il serait étendu au contrôle de la constitutionnalité des lois. L’inconvénient de ce contrôle diffus est qu’il donne beaucoup trop de pouvoir à des juges (qui n’ont ni le prestige ni l’autorité des juges américains) dont on ne connaît pas la compétence et qui pourraient juger de manière très différente selon leurs préférences idéologiques de sorte que, non seulement la loi ne serait plus l’expression de la volonté générale, mais qu’elle ne serait pas non plus la même pour tous puisque les juges du Sud ou de l’Est pourraient juger différemment des juges du Nord ou de l’Ouest et que l’harmonisation par les cours suprêmes serait extrêmement longue.
D’un autre côté, il est difficile, pour toutes sortes de raisons, de transformer le Conseil constitutionnel en cour suprême, comme certains l’ont proposé. La plus importante est qu’une telle réforme ne pourrait se faire indépendamment d’une refonte complète de l’ensemble des juridictions françaises et d’une réflexion approfondie sur la nature même de la fonction juridictionnelle et ses rapports avec les autres pouvoirs
Cela dit, on peut envisager de le transformer non en cour suprême, mais en véritable cour constitutionnelle, et de le soumettre à un contrôle sérieux et efficace, c’est-à-dire, d’organiser un contre-pouvoir au contre-pouvoir :
• Dans un premier temps, renforcer les pouvoirs du Conseil constitutionnel en le transformant en véritable cour constitutionnelle; développer le contrôle par voie d’exception, à l’italienne, et conduire chaque juge à renvoyer au Conseil constitutionnel en cas de difficulté sérieuse sur la constitutionnalité d’une loi.
• Mais d’autre part, étendre le pouvoir du Conseil constitutionnel en matière de contrôle de conventionalité, c’est-à-dire le conduire à assurer la primauté de la Constitution plutôt que la primauté des traités. Le Conseil constitutionnel, comme le Conseil d’Etat et la Cour de cassation, se sont déjà engagés dans cette voie lorsqu’ils ont décidé que le droit international pouvait prévaloir sur les lois mais pas sur les principes constitutionnels et que la suprématie du droit international n’avait son fondement que dans la Constitution.
En se fondant sur cette idée, on pourrait dans un premier temps renforcer le pouvoir du Conseil constitutionnel de deux façons :
a) tout d’abord modifier l’article 54 de la Constitution et permettre au Conseil constitutionnel non seulement d’examiner la conformité à la Constitution d’un engagement international avant sa ratification, mais étendre cette possibilité à tout projet de règle internationale susceptible de prévaloir sur les lois.
– le Conseil constitutionnel pourrait être saisi a priori d’un projet de règle internationale dans les mêmes conditions que pour les traités. Il pourrait alors attirer l’attention du gouvernement sur une éventuelle incompatibilité avec la Constitution. Cette décision aurait pour conséquence que, dans l’hypothèse où la règle internationale serait malgré tout adoptée, il serait interdit au juge ordinaire de la faire prévaloir sur la loi nationale.
Ainsi le caractère d’expression de la volonté générale que revêt la Constitution pourrait être préservé par ce contrôle a priori.
– Un contrôle a posteriori pourrait être exercé par le Conseil constitutionnel en cas de contradiction entre une loi et une règle internationale ancienne, un juge ne pourrait faire prévaloir la règle internationale qu’après que le Conseil constitutionnel l’aurait examinée et déclaré qu’elle n’est pas elle-même contraire à la Constitution.
Dans les deux cas, ce n’est pas le Conseil constitutionnel qui exercerait directement un contrôle de conventionalité, mais il contrôlerait son exercice. En effet, puisque le contrôle de conventionalité n’existe qu’en application de la Constitution, il ne faut pas qu’il s’exerce contre la Constitution.
b) On pourrait modifier le statut et l’organisation du Conseil constitutionnel.
Comme pour un certain nombre de cours constitutionnelles étrangères, on devrait, me semble-t-il, faire en sorte que le Conseil constitutionnel dans sa composition, reflète, non pas la majorité parlementaire mais la composition du Parlement dans son ensemble, ce qui lui confèrerait une légitimité pour exercer et pour participer à l’expression de la volonté générale. Il faudrait donc que le juge constitutionnel soit élu par le Parlement à une majorité qualifiée de telle sorte qu’il représente aussi une partie de l’opposition.
Le système proposé tout à l’heure conduirait inévitablement à un accroissement considérable de la charge de travail. Il faudrait donc modifier l’organisation, notamment matérielle, du Conseil constitutionnel.
c) Le troisième remède, complément indispensable de tout ce que j’ai dit jusqu’à présent, consisterait à renforcer la légitimité du Conseil constitutionnel.
Il paraît en effet difficile de concilier le contrôle de la constitutionnalité avec le principe démocratique, notamment si l’on reconnaît qu’il ne peut consister dans l’application mécanique de la Constitution et qu’il comporte une part considérable de pouvoir discrétionnaire. Si dans l’exercice de ce pouvoir les juges sont inspirés par des préférences idéologiques, comment comprendre qu’ils puissent s’opposer à la volonté exprimée par les représentants du peuple souverain ?
Parmi les différentes théories qui visent à réaliser cette conciliation, la plus influente en France est celle exposée par Georges Vedel sous le titre de « théorie du lit de justice ». Il voulait dire par là que le pouvoir constituant, qui n’est autre que le peuple souverain, peut toujours apparaître en majesté et réviser la Constitution pour renverser une décision du juge constitutionnel. Ceci implique, selon Vedel, non seulement que le juge a le devoir de s’incliner devant la volonté du peuple, mais aussi, que le silence du pouvoir constituant signifie approbation de la décision du juge.
Cette ingénieuse théorie n’est acceptable qu’à une condition, que le doyen Vedel ne mentionnait pas : que la procédure de révision de la Constitution ne soit pas excessivement lourde et complexe. Cette condition n’est évidemment pas remplie dans le cas français. En revanche, dans certains pays, la révision de la Constitution est très facile, la Constitution autrichienne, à titre d’exemple, a été révisée plusieurs centaines de fois depuis 1945, notamment pour surmonter des décisions de la cour constitutionnelle.
Si la procédure de révision est trop lourde, comme c’est le cas en France, il faut envisager un remède intermédiaire : établir une procédure distincte de la procédure de révision constitutionnelle et permettre de donner au Parlement le pouvoir de délivrer une interprétation authentique de la Constitution qui s’imposera lorsque le juge constitutionnel aura rendu une décision contestable du point de vue de l’équilibre démocratique. C’est le cas de la constitution roumaine : en Roumanie, le Parlement peut, à la majorité des deux tiers, renverser une décision du juge constitutionnel. On peut considérer que cette intervention du Parlement à la majorité des deux tiers constitue une interprétation authentique de la Constitution qui s’impose toutes les fois que la décision du juge constitutionnel elle-même constitue une interprétation relevant d’une idéologie que le Parlement n’approuve pas.
Enfin, dernière possibilité, permettre un référendum d’initiative populaire pour aboutir à cette interprétation authentique.
Avec des pouvoirs renforcés, il me semble en effet indispensable de mieux contrôler le juge constitutionnel et voilà quelques moyens qui, me semble-t-il, permettent de le faire.
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