Faut-il changer ? Un bilan rapide de la place du Président de la Cinquième République
Intervention au colloque du 5 novembre 2007, Peut-on se rapprocher d’un régime présidentiel ?
Alors il faut changer, il faut réformer, pour que naisse une « République plus républicaine » et une « démocratie plus démocratique ». On nous l’a dit à juste titre, le nouveau logiciel constitutionnel créé à cet effet ne sera pas le France-VIe Rep, trop cher et manifestement bugé, mais nous pourrions avoir sous peu un France-Ve Rep.23, un logiciel piraté à une petite entreprise française, la « Georges Vedel et Cie», et largement bidouillé ensuite par les hackers constitutionnels et sur lequel on peut émettre les plus grandes réserves.
Mais si l’on dépasse ce discours un rien convenu : il faut changer, c’est la modernité, pourquoi changer ? Une crise institutionnelle impose-t-elle ce choix ? Rien n’est moins sûr.
Entendons nous bien, qu’il y ait un profond « malaise dans les institutions », nul n’en disconviendra et en tout cas pas moi. J’en prendrai trois exemples évidents : l’ordre public, essentiel au fonctionnement de la démocratie, n’est pas respecté sur une bonne partie du territoire. Sondages après sondages, les électeurs affirment n’accorder qu’une confiance très limitée à leurs représentants. Enfin les réformes nécessaires et indispensables sont, justement, nécessaires et indispensables depuis au moins une vingtaine d’années.
Il y a donc une crise dans nos institutions, mais une crise purement institutionnelle – et, partant, demandant une solution véritablement constitutionnelle – ne devrait résulter que d’une inadaptation de la Constitution. C’est, si l’on en croit la légende noire de notre histoire constitutionnelle, ce qui caractérisa nos régimes de séparation trop stricte des pouvoirs, Directoire ou Seconde république, conduisant à chaque fois à des coups de force pour sortir de la crise. On peut bien sûr espérer des changements institutionnels moins violents, établissement d’une nouvelle constitution ou révision.
Mais une telle modification constitutionnelle suppose à mon sens l’impossibilité préalable pour les pouvoirs publics de réaliser leur mission principale qui reste d’établir, au terme d’un processus strictement encadré, une norme conforme aux aspirations légitimes d’une majorité de la population. Et m’autorisant de l’illustre exemple du baron de la Brède, j’écarterai ici le pouvoir judiciaire pour dire qu’il n’y a crise institutionnelle et constitutionnelle que lorsque la volonté générale ne peut se traduire en norme à la suite du dysfonctionnement des pouvoirs exécutif et législatif.
Or rien dans la mécanique constitutionnelle actuelle ne vient empêcher l’accomplissement de cette mission, même en cas de crise majeure, et j’en prendrai quelques exemples dans un premier temps. Par contre, la crise institutionnelle actuelle me semble beaucoup plus découler, d’abord, de la négation de l’esprit du texte au profit de sa lettre, ensuite d’un trop profond décalage entre la théorie institutionnelle et la réalité du fonctionnement des pouvoirs, deux éléments que j’évoquerai à la suite.
Mais d’abord, quelques exemples du bon fonctionnement de nos institutions.
A tout seigneur tout honneur, notre Président de la République, « clef de voûte des institutions » selon l’immortelle formule. Partagé qu’il était entre ses deux rôles d’« arbitre » ou de « capitaine », pour reprendre les termes du dilemme classique, il aurait maintenant vocation à jouer pleinement le second pour être en phase avec la modernité. Mais si l’on sort de la légende dorée des institutions et que l’on revient à la réalité de leur fonctionnement, on constatera que notre Président n’a jamais été cet arbitre idéal présenté par Michel Debré devant le Conseil d’État. Il ne l’a pas été, bien sûr, en période de fait majoritaire, alors que les majorités présidentielle et parlementaire étaient identiques. Si, parfois, la pression qu’il pouvait exercer sur le gouvernement se relâchait, c’était simplement que le Premier ministre d’alors veillait à prévenir ses moindres désirs. Mais arbitre il ne l’a pas été non plus en période de cohabitation, car il conservait alors une capacité de nuisance qu’on ne saurait décemment nommer un pouvoir d’arbitrage.
Ce qui peut nous tromper si nous regardons vers le passé, c’est que ce « capitaine » a pu, selon les périodes, apparaître au premier plan ou rester plus en retrait derrière le gouvernement. Nous avons ainsi connu des Présidents plus pressés de s’abîmer dans la contemplation des pyramides ou le spectacle des combats de Sumo que d’engager ces réformes indispensables dont nous parlions. Nous en connaissons de plus directement actifs, des vibrions très largement impliqués dans les moindres aspects du travail gouvernemental. Notons pour nous en féliciter que cette variété de postures, due aux personnalités autant qu’aux circonstances, peut exister avec un même texte constitutionnel qui ne semble donc ne gêner que fort peu la réalisation de leur karma.
Face à cet exécutif dans lequel le Président occupe si souvent le devant de la scène, le Parlement, ne semble pas incapable de jouer son rôle de législateur. Nos parlementaires disposent des moyens d’amender les textes qui leur sont présentés, au point de le faire parfois avec un excès manifeste. Ils peuvent les apprécier en leur âme et conscience grâce au vote personnel. Et la motion de censure n’ayant pas disparu que je sache lors d’une précédente révision, l’Assemblée nationale conserve le pouvoir de faire chuter le gouvernement.
Notre Constitution permet donc toujours à ces institutions de réaliser leur mission principale. Mieux, elle leur a permis de le faire en surmontant sans heurts excessifs une crise institutionnelle majeure, celle de la cohabitation. Comme l’a rappelé Jean-Marie Denquin dans sa Monarchie aléatoire, notre texte fondateur autorise en effet deux lectures, et deux systèmes politiques distincts peuvent exister. En période de fait majoritaire, le chef de l’Etat dirige l’action du gouvernement ; en période de cohabitation, le Premier ministre étant alors pleinement chef du gouvernement, le Président se replie sur un « domaine réservé » – défense, affaires étrangères – partagé avec le Premier ministre. Mais dans les deux cas une activité normative conforme aux vœux de la majorité est envisagée et envisageable.
En bref, rien dans le fonctionnement de notre mécanique institutionnelle ne suggère une crise due à l’inadaptation du texte constitutionnel. Des améliorations sont sans doute possibles, comme toujours, mais les grands objectifs sont respectés.
D’où vient alors cette sensation que nous vivrions une crise institutionnelle ? Pour le comprendre, il importe de sortir de la lettre, de la mécanique, de l’horlogerie constitutionnelle pour s’interroger d’abord sur la distorsion existant entre l’esprit du texte et son application.
Prenons pour expliciter notre propos l’exemple justement de la place prépondérante du Président de la République dans nos institutions. Si un tel rapport de forces existe ab initio entre les différents pouvoirs institués, accordant au Président un statut à ce point à part, ce n’est pas seulement parce que le texte constitutionnel énumère ses pouvoirs avant ceux des autres institutions. C’est bien plutôt parce qu’il dispose d’une légitimité différente. Le premier titulaire de la charge bénéficiait, on le sait, d’une légitimité charismatique toute particulière. C’est d’ailleurs cette légitimité qui permettait de le présenter à la fois comme le « capitaine » du bateau gouvernemental, le chef de la majorité, mais aussi comme « l’arbitre » entre les différentes forces politiques en présence. Il aurait représenté ici une dimension supérieure, celle de la France avec laquelle il entretenait un dialogue tout personnel. Encore fallait-il croire à ses voix.
Pour que ses successeurs bénéficient d’une légitimité comparable, contrebalançant et dépassant même celle de la Chambre, le choix fut fait de leur élection au suffrage universel direct, la seule qui se fasse à l’échelle nationale. Mais cette relation directe avec le peuple impliquait des devoirs autant – sinon plus – que des droits, des devoirs privés, certes, mais aussi des devoirs politiques.
Nous retrouvons ici l’habituel débat entre la lettre et l’esprit d’une constitution, débat que résume la célèbre phrase gaullienne : « Une constitution, c’est un esprit, des institutions, une pratique ». Or l’esprit de notre constitution ne permettait pas d’envisager le maintien au pouvoir d’un président désavoué par un scrutin national, parce qu’il y aurait eu un conflit de légitimité majeur le reléguant à un rôle secondaire pour lequel il n’était pas conçu. Le général de Gaulle, on le sait, en tira la conclusion en démissionnant à la suite de l’échec du référendum de 1969, initiative derrière laquelle il s’était effectivement personnellement engagé, mais pas plus, pour prendre un exemple plus récent, que Jacques Chirac dans la campagne référendaire de 2005.
Si la cohabitation était en théorie impossible, elle eut lieu en pratique, portant atteinte à cette fonction de direction de l’État assurée par un pouvoir exécutif sinon clairement monocéphale, au moins bien peu bicéphale ou bicéphale mais pas dyarchique, on pourrait gloser sur les termes. Pour en finir avec cette curiosité bien française, on aurait pu intégrer dans le texte constitutionnel cette responsabilité politique présidentielle devant le peuple qui semblait découler de son esprit (la commission Balladur s’est d’ailleurs posé la question). On se contenta de mettre en place un quinquennat auquel, pour faire bonne mesure, on ajouta une inversion de calendrier électoral qui faisait précéder les législatives des présidentielles.
Le but était clair : voir naître systématiquement des majorités conjointes. Rappelons en passant que, même si en 2002 et en 2007 on aboutit au but recherché, cela n’a rien d’obligatoire. Dissolution de l’Assemblée nationale, décès du Président, volonté des électeurs de forcer les politiques à la collaboration ou simples effets de découpages électoraux différents, rien n’interdit le retour de la cohabitation, c’est d’ailleurs clairement indiqué dans les propositions Balladur.
Ce qui est révélateur c’est que l’on se refusa à voir dans la cohabitation la suite logique du refus du titulaire du pouvoir suprême d’assumer ses responsabilités politiques, ou au moins, que l’on n’osa pas mettre en cause la possibilité de ce refus. Conséquences de la cohabitation et plus encore du quinquennat, le Président devint un politique comme les autres. Le raccourcissement symbolique de la durée du mandat sonnait le glas de la « monarchie républicaine » gaullienne, monarchie légitime et d’influence. Mais diminuait-elle pour autant les pouvoirs du Président ?
Selon ses promoteurs, le quinquennat, avec l’apport supplémentaire de la coïncidence des élections allait renforcer le chef de l’État, « présidentialisant » le régime. Posons-nous la question au vu du second mandat de Jacques Chirac. Voici un Président très largement élu, convenons-en, non sur un programme mais contre le programme de son adversaire du second tour. Sa légitimité politique était aussi mise à mal par son refus d’assumer quelque responsabilité politique que ce soit au moment du référendum sur le traité dit constitution européenne. Pourtant, était-ce parce qu’il avait été élu par une majorité bien composite en 2002 et souhaitait respecter cette diversité, était-ce parce qu’il retrouvait les idéaux de sa jeunesse, mais il est indéniable en tout cas qu’il arbitra parfois contre sa majorité parlementaire. Curieusement donc, l’affaiblissement symbolique ne gênait pas la prépondérance pratique.
Pour présenter un élément d’explication sur ce point, il faut confronter la théorie constitutionnelle à la réalité, et passer par les sommets de l’exécutif, par cette dyarchie. La constitution de la Cinquième république, en faisant de tout chef de gouvernement un présidentiable, peut renforcer les antinomies existant entre le Président et le Premier ministre. On connut des chefs de l’État et des chefs de gouvernement ayant des projets de société dissemblables, on vit même de chefs de gouvernement obtenir sur leur programme propre, différent de celui du Président, le soutien de l’Assemblée nationale. Pourtant, lorsque les rapports entre De Gaulle et Pompidou, Pompidou et Chaban-Delmas, ou Giscard et Chirac, traduisirent des divergences sur la politique à mener, le Président de la République réussit toujours à s’imposer contre son Premier ministre. Selon la volonté gaullienne, et malgré le partage opéré par la Constitution, jamais de véritable dyarchie ne se fit jour au sommet de l’exécutif hors cohabitation. Et ce déséquilibre était tel que certains chefs de l’État purent même se permettre de nommer des rivaux potentiels pour leur faire perdre, comme premiers ministres, toute chance de devenir présidents…
Pourquoi l’épreuve de force entre Président et Premier ministre tourne-t-elle toujours à l’avantage du premier, alors que l’article 8 de la Constitution ne prévoit aucune responsabilité politique du gouvernement devant le Chef de l’État ? Parce que ce dernier dispose d’une légitimité particulière ? Peut-être. Mais sans doute aussi parce que l’article 12 lui donne le droit de dissoudre une Assemblée qui, elle-même, peut faire tomber le gouvernement. Et que si le Premier ministre refuse de se soumettre, le Président peut offrir aux députés un choix simple : voter la censure ou arpenter à nouveau les places de marchés pour y distribuer leurs tracts comme candidats. Revient alors cette crainte qu’ont nos parlementaires de déranger trop souvent leurs électeurs. C’est la même, d’ailleurs, qui, depuis qu’une dissolution a suivi, en 1962 la seule motion de censure votée sous la Ve, les maintient dans le droit chemin.
Ajoutons sur ce point qu’avec le quinquennat, la concordance et la succession des élections, le Président est devenu un chef de parti et dispose, par sa maîtrise des investitures, d’un pouvoir presque absolu. Il est en effet aujourd’hui bien risqué pour un candidat potentiel de se trouver « en dehors » du bipartisme, alors que les partis minoritaires peinent à avoir des représentants à proportion des suffrages obtenus, et le sésame de l’investiture représente aussi un financement indispensable à qui ne dispose pas d’une fortune personnelle.
On l’a bien vu a contrario avec la crise de la fin du second mandat de Jacques Chirac, quand il dut présenter son Premier ministre comme successeur désigné pour faire face à l’ascension d’un autre ministre qu’il n’arrivait plus à contrôler. Pour la première fois sous la Cinquième, un ministre échappa au dilemme cruel dans lequel il était jusqu’alors enfermé, « fermer sa gueule ou démissionner ». Mais pour la première fois aussi, le député de base, sur l’appui duquel dépendait le maintien au pouvoir de cet opposant au chef de l’État, avait plus à craindre en termes de réélection de ce ministre devenu chef du parti que d’un Président singulièrement affaibli.
Ainsi, il nous semble que le Président de la République de 2007 conserve la place institutionnelle prépondérante de celui de 1959, mais gardons-nous de toute erreur de perspective. En 1959, il le devait à la confiance populaire. En 2007 le peuple n’existe plus, la destruction systématique de toute identité nationale ayant créé un conglomérat toujours plus lâche, et sa fiction politique est à peine crédible. On se souvient de la définition donnée par Ambrose Bierce de l’électeur : « celui qui jouit du privilège sacré de voter pour l’homme choisi par un autre ». Le monopole de nos partis politiques sur la présentation de candidats aux élections en donne un parfait exemple. Encore aurai-je la pudeur de ne pas évoquer ici les conséquences électorales de cette admirable fusion du paritaire et du parasitaire qui préside aux investitures.
Derrière cet écran de fumée, le Président de 2007 doit finalement beaucoup de sa suprématie à un rôle de chef de parti qui n’était certes pas souhaité par le fondateur du régime. Mais pour quoi faire ? N’a-t-il pas saisi une ombre ?
Que dire en effet d’un pouvoir normatif qui tenait une partie au moins de sa légitimité du fait d’être sans concurrence dans l’édiction de la norme ? Le voici dépossédé par le bas, avec le développement de pouvoirs normatifs locaux, dont certains n’entretiennent plus avec notre État que des liens fort distendus au nom d’une distance géographique ou culturelle. Le voici dépossédé par le haut, avec la concurrence de normes émanant de l’Union européenne et qu’il doit se contenter de simplement mettre en œuvre. Le voici affublé d’un co-législateur auto-proclamé, le Conseil constitutionnel, pour lequel la loi n’exprime l’intérêt général qu’en respectant son interprétation de la Constitution. Et quand par extraordinaire, il tente d’agir – en dehors des zones de non-droit – il se trouve dans l’impossibilité de dégager une marge de manoeuvre financière suffisante.
Toutes ces involutions sont-elles les conséquences de dysfonctionnements constitutionnels ? À l’évidence non, elles ne résultent que de renoncements successifs, de reniements d’un pouvoir finalement trop heureux d’être dépossédé pour n’être plus responsable.
Monsieur le ministre, Madame le conseiller, chers collègues, Mesdames, Messieurs, que dire en conclusion ? Gardons-nous d’abord de faire en droit constitutionnel la même erreur que dans tant d’autres domaines juridiques, et, face à une crise, de réclamer de nouveaux textes sans appliquer ceux qui existent. Gardons-nous aussi et surtout de faire reposer sur le seul texte constitutionnel la responsabilité des crises.
Face à cette crise, l’équilibre recherché par Sieyès est plus que jamais nécessaire : « La confiance – disait-il – vient d’en bas, l’autorité vient d’en haut ». Il n’y a plus de confiance et bien peu d’autorité légitime ; la mécanique constitutionnelle peut-elle les rétablir ?
De plus, tout régime politique, comme l’a bien montré Montesquieu, est fondé sur un principe, et pour le parlementaire bordelais, le fondement du régime démocratique était la vertu, chez les citoyens comme chez les dirigeants. Une réforme constitutionnelle peut-elle nous rendre vertueux ?
Notre texte fondateur ne mérite sans doute ni cet excès d’honneur ni cet excès d’indignité.
Je vous remercie.
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