Le miracle économique espagnol et l’euro
Intervention prononcée par Jean-Michel Quatrepoint, journaliste économique, directeur de La Lettre A, au colloque du 18 février 2008, Quel gouvernement économique de la zone euro ?
On peut, en effet parler de miracle économique espagnol :
• un PIB qui croît régulièrement de 3,5% à 4%,
• un solde des comptes publics en excédent de 2% (alors que notre déficit tangente les 3%),
• un endettement public de 34% (nous sommes à 66%),
• des créations massives d’emplois depuis vingt-cinq ans : Il y a vingt-cinq ans le taux de chômage dépassait 20%, il est aujourd’hui à 8%. Au cours de la dernière législature, les Espagnols ont créé trois millions d’emplois nouveaux.
Donc tout va bien !… Oui mais ce n’est jamais aussi simple !
D’abord, il faut essayer de comprendre comment ce miracle a été rendu possible.
Première raison : le rattrapage. En 1975, quand Franco meurt et que naît la démocratie, l’Espagne a vingt-cinq ans de retard. Elle va donc faire en quinze ans le chemin que nous avions mis vingt-cinq ans à parcourir. Il y a eu indiscutablement un effet de rattrapage, un dynamisme (la Movida) ; le pays explose. Il a soif de libertés et son économie en profite. Les carcans sautent.
La deuxième raison du miracle fut l’adhésion à l’Europe qui a dopé l’économie espagnole, grâce notamment à l’injection massive de fonds structurels européens : un peu plus de 100 milliards d’euros déversés sur ce pays par Bruxelles et les partenaires européens de l’Espagne.
Cet argent a été remarquablement utilisé. Généralement, on constate que les pays n’utilisent pas à 100% l’argent de Bruxelles parce qu’ils ne connaissent pas toutes les procédures mais les Espagnols avaient mis au point un système d’optimisation des fonds, monté des task forces qui, utilisant la totalité des fonds, ont, permis notamment, d’équiper tout le pays en infrastructures. Pour le plus grand profit des jeunes groupes de BTP espagnols
Troisième moteur du miracle, le tourisme qui, de tout temps, a alimenté l’économie espagnole. Il représente toujours 12% du PIB. L’Espagne est le troisième pays touristique du monde derrière la France et les Etats-Unis.
On parle un peu moins du quatrième moteur, l’argent noir, el dinero negro. Il s’agit d’abord de l’argent noir espagnol, car, sous Franco, l’impôt étant déclaratif, les Espagnols ne payaient pas d’impôts, mais el dinero negro est venu de toute l’Europe et du monde entier. Les Espagnols ont notamment accueilli, dans les années 1980-1990, l’argent noir allemand. L’affaire de la Deutsche Post a révélé que les dirigeants ne sont pas toujours d’une honnêteté scrupuleuse. En fait, les Allemands sont, depuis toujours, de très gros fraudeurs. La classe moyenne allemande a acheté massivement des maisons en Espagne. Le week-end d’octobre 1997 où ont été décidées les conditions de la création de l’euro et de son corollaire la disparition du mark, les Allemands se sont rués sur l’Espagne. Ils ont acheté tout ce qui se présentait pour reconvertir leurs billets de 1000 marks qui allaient disparaître.
N’oublions pas également les narco-traficants et les mafias. L’Espagne est le premier pays consommateur et le premier pays importateur de drogues. Cela représente beaucoup d’argent qui se recycle dans l’économie.
Enfin, les années quatre-vingt-dix ont vu le développement de l’immobilier, une politique délibérée menée, tant par la droite que par la gauche, pour de bonnes et de moins bonnes raisons. L’Espagne, devenue la machine à construire des logements en Europe n’est plus qu’un gigantesque chantier. Au cours des dernières années, l’Espagne, pays de 42 millions d’habitants, a construit des logements sur un rythme de 700 000 logements par an (450 000 en France). La machine a marché, les promoteurs immobiliers recyclant une partie de l’argent noir ont fait appel à une main d’œuvre étrangère qui permettait de frauder un peu, de ne pas payer trop de charges sociales. Ils ont ensuite développé un système de financement, avec les banques espagnoles, très puissantes. Il existe un modèle de développement, une chaîne qui va de la banque immobilière qui finance les crédits promoteurs puis les acquisitions immobilières des particuliers, ces banques devenant souvent les actionnaires des sociétés de BTP, puis des entreprises de services publics (gaz, électricité).
En une dizaine d’années, on a ainsi vu émerger sur la scène mondiale du BTP de nouveaux géants : Sacyr, ACS Ferrovial. Depuis l’an 2000, sachant qu’un jour ou l’autre la bulle immobilière s’effondrerait, les groupes de BTP et les promoteurs ibériques se sont internationalisés. Ils sont présents sur tous les appels d’offre aux quatre coins du monde. Ils se lancent aussi dans le secteur de l’énergie.
Le modèle économique espagnol développé par M. Aznar puis par M. Zapatero repose donc sur l’immobilier, le BTP, l’énergie, avec une sphère financière extrêmement développée.
Il y a une face cachée du miracle espagnol, un envers du décor.
L’Espagne, c’est un peu Docteur Jekyll et Mr Hyde. On vante toujours le docteur Jekyll, mais on oublie Mr Hyde :
L’inflation importée commence à devenir importante : 4,2%.
Les déficits des comptes extérieurs et des paiements sont importants:
L’Espagne qui n’a plus d’industrie fait peu de recherche-développement. Elle souffre d’un déficit abyssal du commerce extérieur. Seulement 2,3% des entreprises espagnoles exportent. À part Zara et quelques marques connues, l’Espagne n’exporte pas.
Le déficit de la balance des paiements dépasse les 30 milliards d’euros en 2007 malgré les recettes du tourisme.
S’il y a peu d’endettement public, l’endettement des ménages, lui, a explosé. C’est un modèle que l’on connaît bien chez les Anglo-saxons : pas trop de déficits publics (sauf pour les Américains) mais une explosion des déficits privés. L’endettement des ménages atteint 125% de leurs revenus annuels disponibles et il continue de monter ! Aujourd’hui, 98% des prêts consentis le sont à taux variable sur 25 ans. Les Espagnols ont été les premiers à inventer les emprunts à 50 ans ! Les gens ne pouvant plus rembourser, on allongeait la durée des crédits.
Tout cela a été rendu possible grâce à l’euro : Merci l’euro ! Merci les bas taux d’intérêts ! Sans cela le système n’aurait pas fonctionné.
Le système de protection sociale constitue un autre point noir. L’Espagne consacre 18% de son PIB à la protection sociale alors que la France est à 28%. Ces dix points de différence se retrouvent dans les comptes et les déficits publics. Sait-on qu’en Espagne, le système de retraite complémentaire est très peu répandu ? La retraite de la sécurité sociale est en moyenne de 400 euros par mois. Certes, le système de santé fonctionne, un peu à deux vitesses. Mais les Espagnols ne se sont pas préoccupés de leur protection sociale (alors que nous nous sommes peut-être un peu trop préoccupés de la nôtre). Cela se retrouve aussi dans les comptes.
L’Espagne est un pays qui vieillit et qui connaît un des taux de fécondité les plus bas d’Europe : 1,3% (1,98% en France). Il n’y a quasiment pas d’allocations familiales, ce qui n’encourage pas la natalité. En France, le système des allocations familiales, qui fait consensus depuis quarante ans, explique que notre taux de fécondité soit un des plus élevés.
L’immigration, sujet venu au centre de la campagne électorale (les élections législatives se tiendront le 9 mars), commence à poser des problèmes. L’Espagne a eu besoin d’une main d’œuvre immigrée massive pour occuper les emplois que les Espagnols dédaignaient, notamment dans le BTP. Dans un premier temps, ils ont importé massivement de la main d’œuvre du Maghreb, du Maroc. A la fin des années quatre-vingt-dix, ils ont brutalement fermé la porte parce que s’est retrouvée disponible une main d’œuvre qui posait moins de problèmes pour eux que les Marocains, je veux parler de la main d’œuvre d’Amérique latine. La crise en Amérique latine (la crise argentine notamment), avec la paupérisation massive des classes moyennes, a projeté sur le marché mondial du travail des millions de travailleurs, relativement bien formés, qui ont émigré essentiellement aux Etats-Unis et en Espagne. Les Espagnols, conscients du fait que la langue et la religion faciliteraient l’intégration, ont accueilli massivement des Colombiens, des Péruviens, des Equatoriens, des Argentins, mais aussi de nombreux Roumains et Bulgares. Aujourd’hui, on estime qu’il y a 4 millions de travailleurs immigrés et un million de sans papiers, pour une population d’un peu plus de 42 millions d’habitants. C’est beaucoup et cela crée des frictions, notamment avec les populations maghrébines, en particulier depuis l’attentat du 11 mars 2003. L’Espagne qui fut un pays d’émigration, se glorifie d’être devenue un pays d’accueil mais cette immigration massive et rapide leur pose aujourd’hui un réel problème.
Dernier élément, l’irrédentisme basque et catalan a failli, à un moment donné (le pire est peut-être passé), faire éclater ce pays. Les riches Catalans, qui ne voulaient plus payer pour les autres, ont développé un délire irrédentiste qui a nui au dynamisme de Barcelone et de la Catalogne. Ils ont obligé les entreprises à tout traduire en catalan, devenu langue obligatoire. Du coup un certain nombre de multinationales sont parties vers Madrid.
Cela dit, l’Espagne est un pays formidable qui surmontera ses difficultés. Mais j’ai voulu vous montrer que les choses ne sont jamais tout à fait noires ou tout à fait blanches et que l’Espagne, après un indiscutable « miracle », risque de connaître quelques problèmes qu’il lui faudra résoudre.
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