L’Italie et l’euro

Intervention prononcée par Loïc Hennekinne, ambassadeur de France, au colloque du 18 février 2008, Quel gouvernement économique de la zone euro ?

Pour mieux apprécier ce que représentent pour l’opinion publique et la classe politique italiennes, l’Europe en général et l’euro, il me semble utile de rappeler les trois constantes de la politique extérieure italienne depuis la Deuxième guerre mondiale.

Deux principes et une crainte :
Le premier principe est la primauté de la fidélité à l’Alliance atlantique et à une relation préférentielle avec les Etats-Unis, qui ont libéré la péninsule et aidé, à travers le Plan Marshall, au redressement économique du pays. Cette primauté n’a jamais été remise en cause ni à droite ni à gauche, en dépit de périodes d’hésitation : à l’époque de la guerre du Vietnam, au milieu des années quatre-vingt au moment de l’Achille Lauro, mais surtout à l’époque de la deuxième guerre en Irak où l’immense majorité de l’opinion publique et une partie de la classe politique italiennes ont remis en cause ce qu’était la politique américaine.

Le deuxième principe est une foi absolue dans la construction européenne. L’Europe est d’ailleurs une idée démocrate-chrétienne (Robert Schumann, Konrad Adenauer, Alcide de Gasperi…) : la démocratie chrétienne ayant dirigé la péninsule pendant quarante-cinq ans, les Italiens ont baigné dans cette espèce de philosophie et n’ont jamais remis en cause cette construction européenne. Les sondages réalisés tout au long des quarante ou cinquante dernières années ont constamment montré que l’opinion publique italienne espérait une vitesse d’intégration plus rapide. On retrouve cette attitude face à l’union économique et monétaire et à l’euro.

Il y a aussi, dans la position italienne la hantise de l’exclusion.
Hantise de l’exclusion au niveau mondial : si les Italiens ont tant lutté contre la réforme du Conseil de sécurité, c’est qu’ils redoutaient de voir l’Allemagne entrer au Conseil de sécurité tandis qu’ils resteraient à l’extérieur. Un certain nombre d’ambassadeurs italiens ont mis un véritable talent au service de ce qu’on appelait le Coffee group pour bloquer cette réforme.

On retrouve cette hantise à tous les niveaux. En novembre 2002, quatre mois avant la guerre d’Irak, j’ai entendu Silvio Berlusconi dire à Jacques Chirac : « Tu n’imagines quand même pas qu’on va trouver des armes de destruction massive en Irak ! ». Son interlocuteur a opiné. [Je note que les grands experts français en matière politico-stratégique ont certainement manifesté moins de lucidité que M. Berlusconi puisqu’ils étaient persuadés que l’on trouverait des armes de destruction massive en Irak.] Si M.Berlusconi a néanmoins décidé de se joindre à la coalition, c’est simplement parce que c’était le prix à payer pour figurer sur la photo aux Açores, avec MM. Blair et Aznar. Par la suite, le gouvernement de centre-gauche a décidé de retirer les troupes d’Irak.

On retrouve cette hantise de l’exclusion au niveau européen : les Italiens ont horreur de tous les directoires, des petits groupes au sein desquels ils ne sont pas conviés, tel l’axe franco-allemand (que Silvio Berlusconi a tenté, en pure perte, de remplacer par un axe Londres-Rome-Madrid). Quand trois Etats membres ont décidé de s’occuper des affaires de l’Iran sans penser aux Italiens, ceux-ci ont été extrêmement dépités. Il faut toujours penser au Calcio quand on parle de l’Italie. L’équipe italienne accepte d’être dans le milieu du tableau de la série A mais n’imagine pas descendre en série B européenne. C’est l’une des raisons pour lesquelles ils ont toujours suivi une politique très orthodoxe à l’égard de l’Union.

Qu’a représenté pour eux l’Union économique et monétaire à partir de 1992 ?
Ils voyaient là un outil qui leur permettait de lutter contre certaines tares de ce qu’on appelait le « sistema paese » et de réintégrer le peloton de tête européen. Il faut se souvenir de la situation de l’Italie en 1992, au moment de l’effondrement de la démocratie chrétienne à la suite de l’opération Mani pulite. Ce parti avait transmis à ce pays un système caractérisé par la fraude, par l’importance du sommerso (l’économie souterraine), par la corruption. Les déficits publics étaient supérieurs à 10%, l’endettement public croissait dramatiquement (en 1994, le taux d’endettement public représentait 125% du PIB italien), les comptes extérieurs se détérioraient, l’inflation, bien supérieure à 4%, dépassait largement la moyenne européenne, l’économie était en récession.

A Francfort et à Londres on se gaussait, avec arrogance et condescendance, de ces « pays du Club Med ». Les Italiens [qui n’ont pas eu la cruauté de rappeler que tel de ces pays avait organisé dans un passé récent des « villages » moins agréables que ceux du Club Med] ont très mal vécu cette période où on imaginait qu’ils n’arriveraient jamais à rejoindre l’U.E.M. en train de se mettre en place. Après l’opération Mani pulite, un certain nombre de responsables italiens, appartenant soit à des gouvernements de techniciens, soit à des gouvernements de centre-gauche, issus en général de la Banque d’Italie ou du Trésor, comme M. Ciampi, comme M. Dini, ou de l’IRI, comme Romano Prodi, ont saisi cette possibilité pour appeler le pays à un effort de redressement, déclenchant une mobilisation sans précédent. On a créé une euro-taxe qui a rapporté l’équivalent, en euros actuels, d’un peu plus de 6 milliards d’euros, on a assaini les finances publiques, lutté contre l’évasion fiscale. Les résultats ont été spectaculaires : à la fin de la décennie, l’Italie maîtrisait son inflation, tombée à 2,5%, améliorait ses comptes publics, avec un déficit budgétaire de 2,7%. Le taux d’endettement était à 110% et les intérêts de la dette, qui avaient représenté jusqu’à 13% du PIB, étaient tombés à 6% du PIB. L’Italie a pu rejoindre le SME en novembre 1996, se qualifiant pour l’euro, et a restauré sa crédibilité internationale.

Par la suite, l’appartenance à la zone euro a néanmoins suscité controverses et réserves. Le passage à l’euro a révélé les faiblesses de l’économie italienne, longtemps masquées par les dévaluations compétitives, par le fait que les entreprises ne payaient quasiment pas d’impôts, par la fraude fiscale qui diminuait les coûts. Brusquement, on s’est rendu compte qu’il y avait une perte de compétitivité importante de l’économie italienne, un mauvais positionnement sectoriel, une dispersion du tissu industriel, peu de grands groupes.

La lutte contre la fraude et l’augmentation de la pression fiscale ont pesé sur les coûts des entreprises, et la discipline budgétaire a interdit les mesures de relance.

Contrairement à ce qui s’est passé en France à l’époque du gouvernement Jospin, il n’y a eu en Italie aucune préparation au passage à l’euro, aucune concertation avec le secteur des services, pas de double affichage des prix (la ménagère italienne ne pouvait pas savoir si elle se faisait gruger ou pas). La transformation des lires en euros se faisait par une double division, d’abord par mille, ensuite par deux ; la deuxième partie de l’opération a souvent été oubliée et les prix, dans beaucoup de secteurs, ont été doublés : le petit café que vous dégustiez sur la Place Farnèse coûtait deux fois plus cher qu’avant. S’est alors développée une certaine hostilité, qui n’est pas allée jusqu’à la remise en cause de l’appartenance à l’euro, mais qui s’est traduite par de nombreuses critiques.

Silvio Berlusconi, qui venait d’arriver aux affaires, n’était pas un Européen de tradition – il n’adhère pas du tout à l’idéal d’un Etat européen – et il voyait bien que les politiques européennes pouvaient le gêner, lui et ses amis, notamment dans le domaine de la justice, dans l’hypothèse, par exemple, où un juge espagnol se mêlerait de faire des recherches sur le fonctionnement du système berlusconien. Il était d’autre part assez opposé à certains transferts de compétences et il a dû tenir compte de la position de son alliée, la Ligue du Nord de Umberto Bossi, totalement hostile à l’Union, qui lui avait permis de gagner tout le Nord de l’Italie.

Cela s’est traduit, au début de ce siècle, par une attitude velléitaire du gouvernement italien à l’égard de l’euro :
On critiquait en privé le pacte de stabilité, la Banque centrale européenne.
On voulait exclure du calcul du déficit les dépenses de recherche et de formation ou les dépenses d’investissement dans les infrastructures ; on en parlait beaucoup avec la France, dont le Premier ministre était très favorable à cette décision… Finalement il n’en est rien sorti puisqu’au moment où l’Italie a pris la présidence de l’Union européenne dans le deuxième semestre de 2003, ses dirigeants ont péché par pusillanimité et n’ont pas cherché à faire prévaloir leurs vues, craignant de susciter des réticences d’autres partenaires importants s’ils tentaient d’amodier un peu les règles du pacte de stabilité et de mettre en cause l’attitude de la BCE.

Au cours des quinze dernières années, les Italiens ne se sont montrés actifs que sur des créneaux bien précis. Par exemple, en ce qui concerne la PESC, ils ont été très présents sur les affaires des Balkans. Sur les politiques sectorielles, leur attention prêtée aux affaires de coopération policière, de lutte contre le terrorisme ou d’immigration s’explique en partie par la création d’un groupe de cinq ministres de l’Intérieur anglais, français, allemand, espagnol …et italien ! Ils se sentaient donc en mesure d’agir.
Pour le reste, il apparaît que les Italiens apprécient les enjeux européens en fonction d’éléments de politique intérieure. Je citerai un exemple : Les premières fois que j’ai rencontré Silvio Berlusconi ou Gianfranco Fini, ils étaient aussi sceptiques que moi, ce qui n’est pas peu dire, sur les « racines chrétiennes ». Je me réjouissais de voir que les Italiens trouvaient cette controverse sur les racines chrétiennes quelque peu oiseuse. Mais, au bout d’un certain temps, ils se sont rendu compte que le Vatican et les Chrétiens italiens montaient en ligne et ils se sont donc mis à critiquer le refus français de faire référence aux dites racines dans le projet de constitution.

La période de gouvernement de centre-gauche a marqué un retour à une orthodoxie européenne complète : Aucune remise en cause, aucune critique, ni à l’égard de l’euro, ni à l’égard du fonctionnement de l’Europe. Les Italiens s’en sont bien trouvés : comme leur Président du Conseil est l’ancien président de la Commission, leur ministre des Finances un ancien de la BCE (Padoa Schioppa), ils bénéficient d’un benign neglect de la part de la Commission européenne. Joaquin Almunia (commissaire européen aux affaires économiques) leur a récemment accordé l’absolution à propos de leur déficit alors que nous, Français, n’avons pas encore eu droit à cette absolution.

En conclusion, même quand elle a des choses à dire, ou à redire sur le fonctionnement de l’Union européenne, l’Italie se garde bien d’en remettre en cause les politiques. Elle est suiviste et le restera quel que soit le résultat des prochaines élections.

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