L’agriculture face aux défis de l’énergie et de la biodiversité
Intervention prononcée par Jacques Le Cacheux, professeur, directeur des études à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), lors de la table-ronde Quelle politique agricole au défi de la crise alimentaire modiale ? du 9 juin 2008.
Sur la politique agricole commune, sur ses objectifs et ses coûts, je partage largement son diagnostic. C’est moins cher que la politique américaine, c’est même beaucoup moins cher : les projections du budget européen à l’horizon 2013 (c’est-à-dire à la fin de la période de programmation actuelle) montrent qu’on atteint 0,3% du RMB européen, c’est ridiculement faible. Lucien Bourgeois a parlé des bénéfices de Total et de quelques autres entreprises. Les ordres de grandeur sont en effet similaires. Il faut donc arrêter de dire que c’est énorme. Et surtout il faut considérer que les dépenses agricoles sont presque exclusivement européennes et n’affectent que très peu les budgets nationaux. Quand on regarde l’ensemble : budgets nationaux + budget européen, c’est peu par rapport aux autres secteurs. Là-dessus, je pense qu’il y a un faux procès. Les années qui nous séparent du fameux discours de Tony Blair (« L’agriculture est une activité du passé, les politiques de la recherche sont des politiques d’avenir, il faut donc se tourner vers l’avenir et non vers le passé… ») ont largement montré combien ce diagnostic était erroné.
J’évoquerai d’abord le marché mondial avant d’en venir à une vision prospective de la politique agricole.
Sur le marché mondial, je ne partage pas entièrement le diagnostic de Lucien Bourgeois, notamment en ce qui concerne l’importance relative des différents facteurs qui ont fait monter ou baisser les prix ces dernières années. S’il est vrai qu’il n’y a pas plus de mondialisation aujourd’hui qu’en 1914, il faut rappeler que 1914 est le pic absolu de la mondialisation de tous temps. Aucun secteur n’est aujourd’hui plus mondialisé qu’il ne l’était en 1914. [Keynes évoque la vie des classes aisées en 1913-1914, à la veille de la Première guerre mondiale, lors de la plus grande mondialisation qu’on ait jamais connue]. Le blé et le maïs tendent vers les pics que nous avions connus en 1914. L’entre-deux-guerres avait refermé les économies nationales et fait disparaître les marchés mondiaux qui ont commencé à ré-émerger progressivement à partir des années soixante. Nous sommes donc dans cette phase de « remondialisation » de l’économie.
J’ai une petite divergence d’analyse avec Lucien Bourgeois sur l’importance relative des différents facteurs. Il est tout à fait clair aujourd’hui que le marché mondial est un marché marginal sur lequel se déversent les déséquilibres des grands marchés continentaux que sont les marchés chinois, américain et européen. Les prix sont évidemment hypersensibles à de petites variations de quantité, précisément parce qu’il s’agit d’un marché résiduel déversoir. Je ne crois pas, comme Lucien Bourgeois, que ces évolutions soient dues principalement – je caricature – à la spéculation. Elles sont dues aussi à de petits déséquilibres. Par exemple, s’il est vrai que l’Australie ne représente pas grand-chose dans la production mondiale, les Australiens sont uniquement sur le marché mondial. Donc, quand le marché mondial est très réduit, ça change beaucoup la quantité effectivement offerte sur ce marché. Il en est de même pour la demande sur un certain nombre de produits. On peut discuter longuement de la responsabilité respective des différents facteurs qui ont été évoqués. Nous ne sommes pas forcément en désaccord sur leur liste mais sur les effets qu’ils peuvent produire sur les prix.
De la même façon, il faut rappeler que les pays dans lesquels se produisent les émeutes de la faim sont pour la plupart des Etats dictatoriaux dans lesquels il n’y a ni liberté d’expression, ni démocratie. De fait, dans beaucoup de pays, les produits alimentaires de base sont subventionnés, les prix ne sont donc pas ceux du marché. Les émeutes se produisent lorsque les gouvernements ne peuvent plus, pour une raison ou pour une autre, maintenir les prix aussi bas, notamment lorsque les prix mondiaux augmentent mais le lien n’est pas direct entre le prix de la matière première et les troubles sociaux. J’étais en Egypte au moment des émeutes il y a quelques semaines. L’Egypte est un cas emblématique de ce système où presque tout est subventionné : l’essence, à peu près dix fois moins chère qu’en Europe, est entièrement subventionnée par le gouvernement, tout comme le prix du pain, ce qui entraîne du marché noir. C’est évidemment très difficile à tenir dans une période où les prix sont élevés mais la transmission n’est pas directe entre les prix mondiaux et les prix à la consommation.
J’en viens à la question plus générale des prix alimentaires. C’est une question importante, non seulement dans les pays où ont eu lieu ces émeutes de la faim mais aussi dans nos pays. On fait volontiers le raccourci de la hausse des matières premières agricoles aux hausses de prix des produits alimentaires. Certains grands distributeurs publient des placards énormes expliquant que, puisque le blé a augmenté de 80%, les pâtes augmentent de 20%. Tout cela est une propagande éhontée ! Quand on regarde la réalité de la formation des prix – Lucien Bourgeois a bien rappelé l’importance du secteur agroalimentaire en Europe et aux Etats-Unis – on est frappé par la part colossale qu’occupe, directement et indirectement, le pétrole dans les prix des secteurs agricole et agroalimentaire. Les prix de production comme les prix à la consommation dans ces secteurs sont beaucoup plus influencés par le prix du pétrole que par quoi que ce soit d’autre. J’ai l’habitude de dire à mes étudiants pour les faire réfléchir : « Quand vous achetez une bouteille d’eau minérale, vous croyez acheter de l’eau et en réalité, vous n’achetez que du pétrole et de la marque ». Les profits de Nestlé notamment viennent des marques d’eau minérale. Le coût de la marque est facile à déterminer, c’est à peu près la différence entre le prix de la bouteille du distributeur et le prix de la bouteille de marque. Le reste, c’est du pétrole : pas seulement le plastique mais surtout le transport, le stockage, la logistique etc. C’est pis encore pour le prix du yaourt, car s’y ajoute le prix de la réfrigération.
On voit donc que l’un des grands problèmes de l’agriculture en l’Europe et dans l’ensemble du monde est aujourd’hui la question énergétique. Nous avons un vrai défi à relever. Nous nous sommes habitués depuis cinquante ans à vivre dans un monde où notre alimentation est produite presque uniquement avec du pétrole, un peu comme si nous nous nourrissions de pétrole, directement et indirectement. C’est un vrai problème qui rejoint celui de ce qu’on appelle les « biocarburants », que j’appellerai plus volontiers les « agrocarburants » (les biocarburants, en effet, n’ont pas grand-chose de « bio ») sur lesquels il y a une vraie réflexion à mener, pas seulement pour l’Europe.
Tout à l’heure était évoquée la nécessité de nourrir bientôt neuf milliards d’individus (nous sommes maintenant six milliards et demi et, à l’horizon de 2050, probablement entre neuf et dix milliards). On a tendance à exagérer en projetant chaque petit mouvement sur le futur indéfini en oubliant que l’histoire a connu beaucoup de renversements. Notamment, au début des années 1970, les hausses de matières premières ont été suivies, comme l’a rappelé Lucien Bourgeois, de trente années de baisse relative des prix et des revenus. Il faut donc être très prudent sur les projections de hausses des prix. En revanche on sait avec une relative certitude que la pression de neuf milliards d’individus de plus en plus riches et de mieux en mieux nourris va s’exercer plus fortement sur les ressources naturelles de la planète.
On retrouve aujourd’hui le bon vieux débat du XIXe siècle entre Ricardo et Malthus : pression démographique, loi des rendements décroissants donc limites des ressources naturelles, côté Malthus ; optimisme forcené côté Ricardo arguant du progrès technique et des échanges internationaux. Depuis deux siècles, Ricardo a eu raison : à son époque il y avait moins d’un milliard d’individus sur terre et on réussit aujourd’hui à nourrir six milliards et demi d’hommes, plutôt mieux d’ailleurs en moyenne qu’il y a deux siècles. Jusqu’à maintenant la balle est donc dans le camp de Ricardo.
Aurons-nous la même chance dans le siècle qui vient ? Si on demande aux ingénieurs agronomes : « Pensez-vous qu’au cours des cinquante prochaines années, on pourra augmenter les rendements autant qu’au cours des cinquante dernières ? », ils répondent par la négative. Mais si on leur avait posé la même question il y a cinquante ans, ils auraient dit non aussi, ils se seraient trompés, comme généralement les ingénieurs se trompent et comme d’ailleurs tout le monde se trompe sur l’avenir, parce qu’il est par nature impossible d’imaginer les progrès futurs. Si on avait demandé à des ingénieurs il y a cinquante ans : « Pensez-vous qu’il sera possible de se déplacer à telle vitesse en voiture ou en avion ou d’aller sur la lune ? », ils auraient dit non aussi. Que les ingénieurs disent non n’est pas particulièrement mauvais signe.
En revanche, je suis un peu moins optimiste sur les questions du progrès technique et des échanges internationaux car elles demandent un certain volontarisme politique.
Tout à l’heure Lucien Bourgeois a rappelé que selon la doxa européenne (que Madame la commissaire Fischer-Boel continue à diffuser), le Brésil a les capacités de nourrir la planète et il convient de l’y encourager tandis que nous continuerons à « jouer les Marie-Antoinette » élevant nos trois poules et deux canards dans un paysage merveilleux, dépendant du Brésil pour tout le reste.
Cela pose deux problèmes non négligeables non seulement pour l’Europe mais pour la planète :
Une question de sécurité alimentaire, de risque éventuel des OGM. Lucien Bourgeois a rappelé qu’il y a un marché mondial du soja, or il s’agit d’un marché OGM. Même si les consommateurs européens refusent les OGM, on ne peut plus garantir leur absence, la plupart des produits importés étant peu ou pas traçables. De plus les lois européennes ne sont ni très protectrices ni très faciles à respecter.
Mais ce n’est pas le principal problème.
Le problème principal, selon moi, vient plutôt des deux autres dimensions qu’impliqueraient de tels choix : d’une part le problème de l’énergie, d’autre part le problème de la biodiversité.
Nous avons vécu dans un monde d’énergie bon marché depuis le milieu des années 1980. Dans ce monde, on s’est mis à transporter les produits sur des distances hallucinantes : une denrée parcourt en moyenne trois mille ou quatre mille kilomètres avant d’arriver dans l’assiette du consommateur ! Tout ceci a, en termes d’énergie et d’environnement, un coût colossal qui a pu paraître supportable quand les prix de l’énergie étaient bas. C’est en 1998, quand le baril de pétrole était à douze dollars (même pas le dixième de ce qu’il vaut aujourd’hui), qu’on a conçu la mondialisation, la baisse des prix agricoles, l’OMC, etc. Aujourd’hui on continue à faire comme si ce n’était pas un problème. Il y a là un premier défi à relever pour l’Europe et pour les grandes puissances agricoles qui est de repenser un modèle agricole et un modèle agroalimentaire beaucoup moins énergivore et fondé sur d’autres sources d’énergie, peut-être en augmentant la main d’œuvre, en relocalisant certaines productions, en rapprochant les productions des consommateurs… C’est très important si on veut se diriger vers une agriculture raisonnablement « durable » (au sens du développement durable), tant pour l’Europe que pour le monde. Je ne parle pas d’agriculture « bio » mais simplement raisonnable.
L’autre problème posé par le cas du Brésil est celui de la biodiversité. La biodiversité disparaît à un rythme accéléré dans les forêts primaires équatoriales et dans les océans. Il y a toujours eu des espèces qui disparaissaient mais la biodiversité se réduit en proportion de la démographie. Pourtant nous continuons à encourager le Brésil à déforester pour faire de la culture (en replantant éventuellement des eucalyptus dont on sait parfaitement qu’ils n’autorisent aucune biodiversité). Pour que la bonne conscience soit sauve, chaque voyage aérien est compensé par un peu d’argent destiné à planter quelques eucalyptus censés absorber le carbone rejeté par l’avion. C’est bien gentil mais ça n’a rien à voir avec la forêt primaire, qu’on a détruite avant de planter ces eucalyptus (qui, très gourmands en eau, détruisent d’ailleurs les ressources en eau de la planète). Nous sommes en train de jouer les apprentis sorciers en faisant comme si nous compensions les dommages que nous créons à l’environnement, ce qui est évidemment impossible parce qu’on nous ne sommes pas capables de remplacer un biotope naturel par quelque chose qui lui soit équivalent. C’est un problème très sérieux.
Que peut-on faire en Europe pour essayer d’avoir une politique agricole intelligente ?
Je partage assez largement ce qu’a dit Lucien Bourgeois sur les objectifs de la politique agricole. Aujourd’hui il n’y a pas de raison particulière de lui donner comme objectif le maintien des revenus des agriculteurs sauf dans les zones de montagne ou dans certains endroits où les conditions sont défavorables et où on ne peut pas imaginer de maintenir une population agricole sans un soutien assez massif : collectivement la société européenne n’a pas intérêt à ce que des zones entières se désertifient complètement. Pour le reste, la politique de découplage et de soutien des revenus a aujourd’hui montré toutes ses limites et toutes ses lacunes. Lucien Bourgeois a rappelé que cette politique aboutissait ces dernières années à distribuer beaucoup d’argent public à ceux qui avaient gagné beaucoup d’argent privé. Je ne suis pas habituellement un fervent de la théorie du complot mais en l’occurrence je ne suis pas loin de penser que c’est ce que souhaitent pas mal d’autorités européennes. En rendant cette politique impopulaire, il sera facile de passer à l’étape suivante : se débarrasser de la PAC, hypothèse politiquement de plus en plus plausible dans la plupart des pays d’Europe où aujourd’hui – si ce n’est en France – il n’y a plus de défenseurs d’une politique agricole commune. On répète complaisamment que cette politique sert uniquement à enrichir la Reine d’Angleterre et le prince Albert de Monaco… et chacun convient que ce n’est pas au contribuable européen de les entretenir. On ne verrait pas d’un mauvais œil que tout cela soit démantelé une bonne fois pour toutes et qu’on n’en parle plus.
Comme l’a dit Lucien Bourgeois, une politique agricole à long terme doit assurer une certaine visibilité et une certaine stabilité des prix et des revenus pour les agriculteurs. C’est à cette seule condition qu’on peut avoir une production efficace et bon marché. Les questions du progrès technique dans l’agriculture et de la maîtrise des prix et des processus agricoles ne peuvent être réglées que grâce à des politiques de « recouplage » qui visent en premier lieu non pas le revenu des agriculteurs mais une certaine stabilité des prix sur les marchés. L’exemple africain le montre. Si le Mali, le Bénin, le Burkina Faso rencontrent des difficultés alimentaires, c’est parce que ces dernières années le prix du riz était tellement bas que la plupart des agriculteurs ont abandonné la culture du riz qui n’était pas viable économiquement. On voit bien qu’au niveau mondial comme au niveau des grandes régions, la stabilité et une certaine visibilité dans les évolutions de prix sont nécessaires à la poursuite d’une agriculture efficace ayant des rendements.
Pour le reste il faut revenir à un certain nombre de structures qui se sont révélées à l’usage extrêmement efficientes : les organisations communes de marchés et les quotas, Lucien Bourgeois a tout à fait raison de rappeler que les quotas laitiers, qui sont voués aux gémonies à Bruxelles aujourd’hui, ont fait la preuve depuis vingt-cinq ans de leur très grande efficacité. Les paysans y étaient d’ailleurs tous hostiles au moment de leur mise en place (fils d’éleveur laitier, je suis bien placé pour m’en souvenir). Depuis ils ont compris que c’était un bon outil de régulation de l’offre.
Je voudrais pour conclure montrer à quel point la position de la Commission est idéologique. Les quotas laitiers sont économiquement de même nature que les fameux permis d’émettre des gaz polluants (un droit à produire). Dans un cas on présente ce marché des permis de polluer comme un progrès formidable de la politique, dans l’autre cas, la Commission est horrifiée par les quotas laitiers ! Quand on le fait remarquer aux gens de la direction générale de l’agriculture à Bruxelles, ils manifestent un certain embarras.
La France se trouve relativement en position de faiblesse. Aujourd’hui elle est le pays d’Europe qui profite le plus, en termes purement financiers et en termes économiques, de la politique agricole commune. Par conséquent, chaque fois que les Français arrivent avec une proposition positive de réforme de la PAC, ils sont soupçonnés des pires arrière-pensées et des pires turpitudes : ce n’est pas étonnant que les Français soient en faveur de la PAC, ils y gagnent tellement ! C’est oublier un peu vite que, comme l’a rappelé Lucien Bourgeois, ce sont, au bout du compte les consommateurs européens et, plus généralement les consommateurs mondiaux qui vont bénéficier d’une politique agricole efficace et bien régulée en Europe.
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