Pour des politiques agricoles de maîtrise des productions et de sécurité alimentaire

Intervention prononcée par Michel Sorin, Ingénieur agronome, responsable des questions agricoles au MRC, lors de la table-ronde Quelle politique agricole au défi de la crise alimentaire modiale ? du 9 juin 2008.

Je crois pouvoir apporter un éclairage complémentaire. Fils de paysan, ingénieur agronome, j’ai travaillé dans une coopérative agricole, au contact des agriculteurs. Aujourd’hui en retraite, je suis un peu plus libre encore pour observer ce qui se passe au niveau de la politique agricole.
Nous sommes dans une situation nouvelle. La crise alimentaire provoquée par la brusque augmentation des prix des matières premières agricoles, elle-même répercutée dans les prix des produits alimentaires, bouleverse beaucoup de choses. La remontée des prix est une bonne nouvelle pour les agriculteurs qui en bénéficient – et j’ai dit tout à l’heure que tous n’en bénéficient pas – en revanche elle pose un très grave problème aux consommateurs des pays pauvres en particulier.

Je vais, dans un premier temps, tenter d’être positif. Même si l’actuelle envolée des cours ne dure pas très longtemps (selon l’avis du professeur Mazoyer), en cherchant bien on peut en effet trouver des effets positifs à cette crise alimentaire :

• D’abord, elle justifie le bien-fondé des politiques agricoles et de la régulation des marchés agricoles. Sous la pression des partisans du libre-échange, les impératifs de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) s’imposaient à tous ces dernières années. Cela va changer.

• Ensuite, les émeutes de la faim ont sensibilisé les citoyens à la situation des pays pauvres dont la dépendance aux produits importés s’est fortement accentuée.

• De plus, la Commission européenne (notamment son président Barroso, les commissaires au commerce, Mandelson, et à l’agriculture, Madame Fischer Boel) fait la preuve de son insensibilité aux besoins des populations. Ces responsables sont guidés exclusivement par leurs positions idéologiques et politiques libérales, ce qui les conduit à refuser toute inflexion de l’orientation de la Politique agricole commune (PAC). Désormais, cela se voit !

• Enfin, cette crise alimentaire, qui s’ajoute aux crises climatique, énergétique et financière, oblige les Etats et les populations à voir les réalités en face, ce qui les amène à remettre en cause le néolibéralisme. Il s’ensuivra, on peut le penser et l’espérer, des comportements citoyens nouveaux, conduisant à faire confiance, au moment des élections nationales, à des gens qui représenteront les intérêts du peuple, avant ceux des multinationales.

Actuellement, l’idéologie libérale exerce son emprise partout, en partant d’un consensus supranational sur la globalisation, relayé par des élus politiques consentants ou complices, au niveau des Etats.
Une alternative politique partira des nations et des Etats et se propagera vers l’Europe et les organisations internationales. Ainsi, la réorientation de la politique européenne, éminemment souhaitable, sera la résultante d’un changement de politique au niveau national.
Mon propos concernant l’agriculture va se situer dans cette perspective de réorientation de la construction européenne.

Comment réorienter en profondeur les politiques agricoles, en liant tous les niveaux, du local au mondial, en prenant appui sur les citoyens et les institutions publiques dans lesquelles ils sont représentés ?
Je suis certain d’une chose : notre pays, qui a contribué si fortement à lancer la PAC dans les années 1960 (grâce à une alliance solide entre le ministre Pisani et les organisations professionnelles agricoles) a perdu sa capacité d’action et son influence sur ses partenaires européens.

Ce jour même, Jean-Michel Lemétayer, président de la FNSEA, me faisait part de son inquiétude, en tant que président du comité des organisations professionnelles agricoles au niveau européen, devant l’incapacité de la France à faire passer son message auprès des autres pays.

En 2008, il serait illusoire de vouloir rafistoler la PAC, qui a été vidée de son sens par les réformes libérales mises en œuvre depuis 1992 et, surtout, 2003. Il ne reste plus que des mécanismes, qui continuent de fonctionner, mais sont de plus en plus inadaptés, par rapport aux attentes sociales.
Il convient, d’abord, de définir et affirmer une politique agricole (elle sera nécessairement agricole et alimentaire et devra tenir compte de l’état du monde), avant de chercher à refonder une politique européenne.

J’ai consulté la presse et lu les propositions des experts. J’ai retenu celles des professeurs et chercheurs, Marcel Mazoyer et Laurence Roudart, d’une part, de l’auteur du livre « Nourrir l’humanité », Bruno Parmentier, et de l’ancien ministre, cofondateur de la PAC, Edgard Pisani, auteur du livre « Un vieil homme et la terre » (2004) d’autre part.

Le propos le plus novateur est celui d’Edgard Pisani. Il a raison de vouloir changer le regard sur l’agriculture, la considérer comme une activité essentielle qu’il faut développer pour que les ruraux trouvent des emplois sur place et puissent rester chez eux. De nombreux hectares de terres sont plutôt mal exploités dans le monde. L’agriculture familiale, c’est huit cents millions de ruraux en Chine, quatre cents millions en Afrique. Il faut partir de là.

L’ancien ministre, qui a travaillé successivement avec le général de Gaulle et avec François Mitterrand, préconise d’inventer un lieu de réflexion et de régulation du commerce qui raisonne en grandes zones homogènes. Il faudrait réunir des scientifiques de toutes disciplines pour établir région par région, produit par produit, des prévisions et une règle générale de gouvernance, à adapter aux réalités locales.

Toutes les variables sont à analyser en même temps – production, commerce, consommation, changement des habitudes alimentaires, réchauffement climatique, ressources naturelles disponibles (eau, terre, énergie…) – pour déboucher sur des mesures courageuses. Par exemple, une entraide avec l’Afrique, continent qui a des réserves importantes de terre et d’eau, mais n’a pas l’argent pour les mettre en valeur.

C’est un travail gigantesque et il y a urgence, souligne un Edgard Pisani très âgé, mais aussi très mécontent de l’incapacité des dirigeants des Etats à faire face à la crise alimentaire.
Il est particulièrement sévère pour le sommet de la FAO qui vient d’avoir lieu à Rome. La FAO, dit-il en substance, n’a pas d’outil politique (le sommet de Rome ne sert à rien), elle n’a aucun pouvoir pour réglementer le marché. C’est l’Organisation Mondiale du Commerce qui le régente mais elle ne connaît rien à l’agriculture. C’est absurde d’imposer à l’Afrique et à l’Union européenne les mêmes règles à l’importation et à l’exportation.

Il préconise de mettre l’agriculture la plus fragile à l’abri de la concurrence internationale (lois de subsistance et de protection, règles adaptées à chaque pays, contrôlées internationalement, afin d’atteindre la suffisance alimentaire). Et il ajoute, en guise de conclusion : au lieu de penser le commerce, il faut penser le monde, dans ses contradictions, sinon on va à la catastrophe.
C’est bien là le point de clivage essentiel, qui fait la différence entre les politiques libérales actuelles, fondées sur la liberté du commerce, et les politiques humanistes, fondées sur le souci de l’intérêt général des populations.

Toutes les organisations professionnelles agricoles françaises sont opposées aux politiques libérales conduites par la Commission et les gouvernements européens. Le ministre de l’agriculture, Michel Barnier, y est lui-même opposé, mais cela ne change rien aux positions prises par les instances européennes. Elles sont enfermées dans une idéologie qui consiste à laisser-faire les marchés et à supprimer les mécanismes d’intervention et de régulation (quotas, stockage, notamment).

La crise alimentaire donne du grain à moudre à ceux qui mettent en avant la sécurité alimentaire, et c’est heureux. De même, il sera plus difficile aux Britanniques de s’attaquer au budget de la PAC, comme voulait le faire Tony Blair. Ne laissons pas faire les libéraux. La meilleure façon de préserver l’essentiel de la PAC, c’est de la refonder, comme il faut refonder, requalifier, réorienter, la politique européenne dans son ensemble.

Pour cela, il faut faire en sorte que les Français soient placés clairement devant l’alternative entre libéralisme économique et financier d’un côté, et humanisme républicain et social de l’autre.

Comment réorienter la PAC ?

Réorienter la PAC, c’est d’abord se donner les moyens de constituer des stocks stratégiques afin de stabiliser les cours des denrées alimentaires les plus vitales pour la vie et la santé des populations. C’est se dégager de la prééminence de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) pour définir une politique agricole tenant compte des besoins et des préoccupations de la société.

Il faut penser la réorientation de la PAC en fonction des défis à relever :
• défi de l’alimentation et de la santé,
• défi de l’énergie, du climat et de l’environnement,
• défi de l’indépendance (OGM, protéines),
• défi de la production agricole durable, suffisante et de qualité, économe en intrants,
• défi de l’organisation, souple et efficace, de régulation des marchés,
• défi de l’attribution et de la répartition, juste et raisonnable, des aides publiques.

Le défi de l’alimentation et de la santé

Avant la crise alimentaire, il y avait dans le monde huit cent cinquante millions de personnes souffrant de la faim, deux milliards ayant des carences alimentaires et un milliard d’obèses, en raison d’excès ou de déséquilibres alimentaires.
Seulement deux milliards et demi sur six milliards et demi (deux personnes sur cinq) avaient une alimentation adaptée et satisfaisante.

En 2050, la population mondiale aura augmenté de trois milliards, dont la moitié en Asie, ce continent qui a fait des prouesses, la Chine en tête, pour nourrir une population en forte augmentation.
La crise alimentaire, comme le reconnaît le G8, ne peut que rendre la vie plus aléatoire à des millions de gens dans les pays pauvres. Il faut distinguer les besoins alimentaires vitaux (quantité de calories) dans les pays en développement (principalement en Afrique), et les besoins de qualité et de diversité alimentaires dans les pays développés.

Mieux faire le lien entre alimentation et santé, non seulement par le biais de la sécurité sanitaire des aliments, permettrait de réduire considérablement le coût de la santé, en réduisant les causes des maladies. Notre assurance maladie s’en porterait mieux financièrement.

Le point fort de la PAC a été le succès du complexe agroalimentaire (production agricole, industrie alimentaire, mais aussi distribution et restauration), dont l’impact sur l’économie est très important, surtout en France. Ce concept de sécurité appliqué à l’alimentation peut être promu partout dans le monde, en l’adaptant aux situations locales.

Le défi de l’énergie, du climat et de l’environnement

Les agrocarburants actuels (bioéthanol à partir de céréales et de sucre se substituant à l’essence, et diester à partir de matières grasses végétales se substituant au gazole) ne peuvent être considérés comme une solution, compte tenu de leur piètre rendement énergétique. La transformation industrielle de la biomasse, plus intéressante, ne pourra se développer avant une dizaine d’années.
Le coût de l’énergie (dépenses incompressibles : alimentation, transport, chauffage) est à l’origine de tensions sociales, qui vont aller en croissant (pêcheurs, transporteurs, agriculteurs, mais aussi consommateurs aux faibles revenus).

Economiser l’énergie fossile, limiter autant que possible l’utilisation de produits chimiques, cela revient à produire mieux (bonne qualité) avec moins d’énergie en Europe et en Amérique. De nouveaux modes de développement rural sont à lancer en Afrique, à partir des expérimentations en cours.

Le système agricole et alimentaire devra économiser l’énergie, se re-localiser vis-à-vis des consommateurs, utiliser plus de main-d’œuvre.

La question de la biodiversité est à prendre en considération partout, mais surtout dans les forêts équatoriales et les océans. Le Brésil, qui accroît ses surfaces agricoles aux dépens des forêts, est particulièrement concerné par cette observation.

Le défi de l’indépendance (OGM, protéines)

Les Organismes Génétiquement Modifiés sont portés par des firmes multinationales, qui veulent imposer sur le marché des plantes OGM afin de vendre leurs produits de traitement phytosanitaire et s’assurer la maîtrise de la production de semences, par le biais des brevets.

Les recherches scientifiques devront être intensifiées à l’initiative des pouvoirs publics afin de détecter les OGM dont l’utilité serait reconnue (apport dans des formes particulières de résistance des plantes). De manière générale, l’écologie scientifique et la lutte intégrée biologique sont les outils à développer pour l’amélioration des plantes et les traitements contre les maladies et les ravageurs.

L’Europe est importatrice (à l’excès) de protéines végétales pour compléter les rations animales basées sur les céréales et le maïs. Il serait tout à fait possible de réduire considérablement les importations de soja en développant les cultures de luzerne et de colza, dont la complémentarité est efficace.
Pour produire une tonne de protéines, il faut environ un demi hectare de luzerne (il en faut un hectare avec le soja). Pour nourrir ses animaux, l’Europe importe du soja, dont la production a mobilisé quinze millions d’hectares !

Avec le système luzerne-colza, l’Europe réduirait, non seulement sa dépendance en protéines, mais aussi les émissions de gaz à effet de serre, au niveau mondial, en permettant, en outre, de nourrir davantage de personnes.

Cette solution aurait, de plus, le mérite d’abaisser notre dépendance au soja OGM, dont les firmes multinationales se servent pour imposer les OGM aux peuples qui ne veulent pas en consommer. Les produits importés n’ont aucune traçabilité en la matière (les directives européennes n’étant pas source de protection ou de clarification).

Le défi de la production agricole, durable et économe, suffisante et de qualité

Pour l’Union européenne, comme pour chaque nation ou groupe de nations, la question de la sécurité alimentaire (autre nom de la souveraineté alimentaire) est primordiale. Les grands organismes internationaux (Banque mondiale, Fonds Monétaire International) ont préconisé, ces dernières décennies, des solutions qui allaient à l’inverse des intérêts des peuples, notamment l’abandon des agricultures vivrières au profit des importations alimentaires.

Les émeutes de la faim signent un échec collectif, car il est aussi celui des dirigeants de ces pays, qui n’ont pas su prendre les moyens d’assurer le développement durable des productions agricoles de base servant à la nourriture des populations. Bien souvent, dans ces pays, la démocratie et l’économie ne fonctionnent pas bien, les produits alimentaires sont importés et subventionnés par l’Etat. Il faut prendre en compte l’ensemble de ces éléments dans la perspective de contribuer à mettre en place des moyens plus efficaces pour assurer l’alimentation de tous, y compris dans un contexte de hausse des prix des céréales, du maïs et du riz commercialisés.

Dans certains pays (en Afrique subsaharienne, notamment, qui prévoit la doublement de la population), l’augmentation de la production agricole passe par l’apport d’engrais, car la très faible productivité s’explique par des carences des sols en phosphore et des plantes en azote. La fertilisation des sols africains est préférable aux accroissements, par déboisement, de surfaces cultivées (l’émission de gaz à effet de serre étant moindre).

En Europe, et tout particulièrement en France, les systèmes de production sont bien au point. Les agriculteurs ont besoin de visibilité et de stabilité des prix afin de produire de manière efficace et au moindre coût. Ils sont capables de s’adapter aux nouvelles contraintes (énergie, environnement) et aux nécessités de réduire les coûts, en utilisant au mieux la coopération en matière d’équipements et en adoptant de nouvelles techniques de conservation des sols, limitant l’utilisation des tracteurs. Les pratiques agronomiques associant cultures et élevages doivent être privilégiées.

Le défi de l’organisation, souple et efficace, de régulation des marchés

Les principes de la PAC sont à remettre au goût du jour, notamment la préférence communautaire, qu’il faut appliquer de manière intelligente. Les agriculteurs sont des entrepreneurs responsables qui veulent vivre de leur travail et de la gestion de leur entreprise. La question des prix des produits agricoles, de leur niveau et de leur stabilité, est donc primordiale.

C’est pourquoi il est essentiel que la volatilité des marchés soit corrigée par des mécanismes de régulation par filière et par produit, lisibles par tous et bien adaptés aux situations particulières de chaque produit, ce qui implique la concertation permanente entre les différents acteurs économiques concernés, à l’initiative de l’organisme de régulation des marchés.

Ce qui est vrai pour l’Europe l’est, tout autant, pour les autres pays ou groupes de pays dans le monde. L’abandon de la culture du riz par le Mali, le Bénin et le Burkina Faso (en raison de prix trop bas, qui incitaient à l’importation de ce produit) est à l’origine de la crise alimentaire dans ces pays, lorsque le prix du riz a pris son envol. L’agriculture européenne a pu se développer grâce aux mécanismes de protection aux frontières et de maîtrise de l’offre (stockage, quotas, etc.) mis en place avec la PAC. Le principe est valable pour les autres régions du monde, qui ont besoin d’une agriculture productive et d’une bonne visibilité dans l’évolution des prix.

Le défi de l’attribution des aides publiques

La question du devenir de ces aides est importante, dans un contexte de remontée des revenus pour certains (grandes cultures), mais pas pour d’autres (productions de viande), le secteur laitier étant entre les deux. L’essentiel des aides publiques est désormais attribué aux agriculteurs qui tirent de l’activité agricole les revenus (privés) les plus élevés !

Le découplage des aides par rapport à la production n’est pas acceptable, pas plus que le mode de calcul qui gèle les situations des plus favorisés. Le re-couplage ne l’est pas plus, car il ne faut pas favoriser le productivisme. Dans des conditions économiques normales, avec de nouveaux outils de régulation des marchés, les aides publiques généralisées ne seront plus nécessaires.

Les aides devraient être plafonnées et réorientées vers les agriculteurs et paysans qui peinent à vivre de la terre, en raison de handicaps liés à la qualité des sols. L’aide publique, qui devrait être justifiée par des raisons économiques, pourrait être décidée à l’échelon régional ou interrégional (dans le cadre d’enveloppes financières attribuées au niveau européen).

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