Intervention de Christian Deubner, économiste au CEPII, lors de la seconde partie du colloque du 14 février 2009, L’Europe au défi de la crise : « L’Union est-elle économiquement et institutionnellement réformable ? ».
A la manière d’autres économistes, je regarderai d’abord la réanimation du crédit, puis la stimulation de la croissance, enfin la prévention d’une nouvelle crise du même type.
Il ne faudrait pas négliger ce qui a fait grand bruit récemment, à savoir un supposé risque de banqueroute publique (en anglais sovereign default) imputable aux frais de crédits publics devenus trop hauts pour certains Etats.
Il faut aussi garder à l’esprit que la situation des Etats membres de l’Union européenne est très différente, selon qu’ils sont dans ou hors de la zone euro, en ce qui concerne le poids des secteurs des services financiers, la compétitivité du secteur productif, l’inflation, la balance des paiements intra-européenne. La dernière intervention a révélé l’importance de cette différenciation.
Il nous faut encore porter le regard sur les outils institutionnels, juridiques et les textes dont nous disposons dans l’Union européenne.
Se prêtent-ils à une coordination améliorée des Etats en matière économique ?
La réponse est oui : nous avons les outils, nous avons des textes qui prévoient explicitement une solidarité, une loyauté mutuelle des Etats membres concernant leur politique économique et la prise en compte des partenaires. L’article 4 du traité de la CEE s’exprime très clairement sur le devoir de coordonner les politiques économiques des Etats membres.
La deuxième question porte évidemment sur les moyens de le faire.
Les textes prévoient donc explicitement une obligation de coordination dont les méthodes sont énoncées dans l’article 99 du traité instituant la CEE, elles sont poussées encore plus loin dans le traité de Lisbonne.
Concernant les institutions, tout est là également. Des doubles formations, dédiées aux questions économiques et financières, descendent du conseil européen, passent par le niveau des ministres jusqu’au niveau des représentants permanents. Une évolution me paraît spécialement intéressante – mais peut-on vraiment parler d’évolution ? – c’est le conseil européen en format eurogroupe, décidé pendant la présidence française, sous la pression de Nicolas Sarkozy. A mon avis, on aurait bien pu expérimenter avec cette même formation déjà plus tôt. J’avais plaidé en ce sens avec des collègues français.
Une des questions institutionnelles intéressantes est : Y aura-t-il des suites à ce conseil européen en format réduit? Quelle est la position de l’Allemagne vis-à-vis de ces évolutions institutionnelles ?
Nous l’avons vu dans le contexte des débats sur la constitution, l’Allemagne n’a pas souhaité non plus de poussée forte vers ce qu’on appelle une gouvernance européenne (et je partage totalement les réserves de mon prédécesseur).
Concernant la formation du conseil européen en eurogroupe, il subsiste des méfiances que j’exprimerai de la façon suivante : on pourrait soutenir cette formation s’il s’agissait de responsabiliser, plus qu’auparavant, les chefs d’Etats et de gouvernements dans le cadre du gouvernement de l’euro et de l’eurogroupe, en les tirant du champ de la grande politique vers le champ des responsabilités monétaires et fiscales dans le cadre de l’eurogroupe. Cela aiderait à responsabiliser les gouvernements tout entiers plus que ne peuvent le faire les seuls ministères des Finances. Le risque serait évidemment d’aboutir au résultat inverse : qu’ils arrivent avec tout leur « bagage » de politique générale et la transposent dans le format eurogroupe, ce qui ne serait pas idéal.
Jusqu’à maintenant, l’Allemagne, dans la crise, s’est surtout exprimée en faveur de la protection du marché unique et des règles du pacte de stabilité concernant l’endettement public.
Intéressons-nous maintenant aux trois dossiers que j’ai évoqués :
La réanimation du crédit dans l’économie réelle.
Mon prédécesseur a dit que l’une des premières initiatives fut la suggestion française de créer un fonds européen de rachat des actifs toxiques. Les Allemands n’ont pas été les seuls à s’y opposer, avec raison. Mais une chose est sûre, l’Allemagne comme les autres n’échappe pas à cette obligation d’assainir les banques pour qu’elles soient capables, à la fois, de préserver le ratio prêts/avoirs et de recommencer à prêter de l’argent à l’industrie, à l’économie réelle. Ces deux choses sont difficiles à concilier. L’Allemagne a choisi une voie nationale, elle n’est pas la seule, les Britanniques ont commencé, d’autres ont fait comme elle, chacun selon sa propre situation. Il faut savoir que l’Allemagne a encore un secteur important de banques publiques ou semi-publiques, les Landesbanken qui ont commis l’erreur d’acheter de très grands volumes de ces actifs toxiques. Le problème de ce secteur est assez différent du secteur des banques privées. Il faut donc trouver des solutions différentes de la solution française où la question des actifs toxiques, me semble-t-il est, en volume, moins grave que chez nous dans le secteur dont je viens de parler. Nous avons eu un débat européen sur ce sujet, dont l’issue a été une décision tardive et modeste, dans le cadre européen, concernant les garanties nationales pour les dépôts des particuliers et un système de règles minimales pour l’assainissement des banques. On a refusé le fonds de solidarité pour les actifs toxiques. En Allemagne, il y avait un consensus assez large sur ce genre de solution : ne rien tenter de radical, se contenter de parer à la nécessité. Seule Die Linke voulait aller au-delà du projet du gouvernement, souhaitant nationaliser toutes les grandes banques afin de mieux les contraindre à assumer ouvertement leurs actifs toxiques et à recommencer à prêter. C’est le seul parti qui, au Bundestag, ait déploré l’absence d’initiative gouvernementale pour une vraie gouvernance économique européenne.
Le système allemand pour assainir les banques est basé sur le principe du volontariat, c’est-à-dire que l’Etat propose une somme de 500 milliards d’euros pour aider les banques en difficulté mais il ne les contraint pas à prendre cet argent, à se servir de ces garanties. Toutefois il pose des conditions : si les banques acceptent son aide, l’Etat les contraint à limiter les bonus versés à leur dirigeants et demande une voix dans la gestion de ces banques. Selon plusieurs économistes, le résultat fut que, de peur de devoir accepter ces contraintes publiques, des banques ont préféré refuser cette aide, et, pour assainir leur balance, n’ont pas recommencé à prêter. Certains en Allemagne souhaitent donc que l’Etat contraigne les banques à accepter son aide ou qu’il laisse tomber ses conditions afin qu’elles reviennent dans une situation où elles sont disposées à prêter.
La stimulation de la croissance.
Je commencerai avec un point qui a fait couler beaucoup d’encre, c’est-à-dire l’affirmation que le gouvernement allemand serait le plus à même de faire de nouveaux efforts fiscaux, par solidarité avec les autres.
Il faut rappeler que deux gouvernements allemands sont déjà tombés depuis 1998, à cause des sacrifices d’assainissement budgétaire, demandés par leurs électorats. Ce fut le cas du dernier gouvernement Kohl dont le programme de stabilisation fut attaqué par Schröder, dans une campagne électorale qui dénonça vivement ce que le même Schröder fit six ans plus tard, dans son deuxième gouvernement, avant de tomber à son tour. Après deux gouvernements ainsi défaits en onze ans en raison des efforts pour retrouver la stabilité fiscale demandée par l’Europe et la compétitivité internationale, on voudrait qu’un troisième gouvernement allemand joue son existence dans ce même dossier, cette fois-ci en proposant à ses électeurs de défaire cette stabilité fiscale si durement acquise, en partie au nom de la solidarité avec ceux parmi les autres gouvernements européens qui n’auraient pas voulu faire pareils sacrifices ! Un peu de compréhension devant les hésitations allemandes est, je le crois, admissible.
Revenons aux mesures prises. Un premier paquet de relance conjoncturelle, en ne comptant que les stimuli fiscaux plus les baisses d’impôts, correspondait en moyenne à 0.7% du PNB de l’Union européenne tout entière, à la fin 2008 (0.6% du PNB pour les treize plus grands pays de l’UE, 0.6% pour l’Allemagne, 0.7% pour la France, 0.0% pour Italie et la Grèce). L’Allemagne se situait légèrement au-dessous de la moyenne. A la mi-février 2009, un paquet supplémentaire de la seule Allemagne de 1.4% du PNB, la mettait largement au-delà de ce que le reste de l’UE avait consenti. Seulement si on inclut le crédit supplémentaire et des mesures similaires (ce que la Commission européenne a compté aussi comme faisant partie de ces stimuli), seule l’Espagne dépasse l’Allemagne avec 4.9% contre 4,7%. Ceci place l’Allemagne, qui a le plus gros PNB, largement au-delà des autres pays et au-delà aussi des reproches qui lui ont été faits dans le passé.
La question reste : Est-ce le bon programme ? Pourra-t-il, mieux que les autres programmes nationaux, aider l’économie à sortir de son malaise ? L’avenir le dira.
La baisse supplémentaire des impôts n’a pas été voulue par le gouvernement au début, mais la CSU a fait pression sur les autres partenaires de la grande coalition.
Il y a eu d’autres désaccords :
Les libéraux, évidemment, aimeraient bien se passer de tout ce qui est stimulus fiscal, budgétaire et préfèreraient une grande réforme qui baisserait les impôts au-delà même de ce qui a été décidé. Ils demandent une meilleure protection contre les déficits excessifs résultant de ce programme.
Les Verts approuvent mais demandent une activation de la demande privée d’un autre genre : ils accorderaient volontiers une augmentation aux titulaires de l’ALG II ; ils souhaiteraient relever ces revenus « Hartz » pour les chômeurs de longue durée à 420 euros par mois.
La SPD souhaitait financer une partie du paquet par un nouvel impôt imposé aux riches pour deux ans. Mais on note que le parti a défendu cette position tandis que son candidat à la chancellerie prenait visiblement du recul, ne voyant là qu’une éventualité à étudier.
Die Linke, évidemment veut aller au-delà de ces propositions et bouleverser le système. Elle veut utiliser la crise comme le moment révolutionnaire.
La perspective de mettre en œuvre un tel programme a provoqué une autre interrogation – pour l’instant spécifique à l’Allemagne mais qui deviendra rapidement le problème de l’UE tout entière – : Comment prévoir la sortie de l’Etat d’une telle politique de stimulation fiscale, et réduire les nouvelles dettes publiques ?
L’Allemagne a accepté très récemment un projet de réduction des aides publiques et de limitation de la dette publique qui est une première en Allemagne. Il sera, je l’imagine, regardé avec un certain intérêt par les autres, au moins pour les effets externes qu’il pourrait provoquer sur les partenaires (dépression, coût de crédit).
Le point de départ est une demande de budget équilibré, comme prévu par le pacte de stabilité au niveau européen. Ensuite il est prévu d’interdire aux Länder de prendre des crédits. C’est une révolution, et non des moindres, pour une Allemagne fédérale attachée à l’indépendance, à l’autonomie budgétaire, aux différents niveaux de la fédération. Cela inclut le droit des Länder de s’endetter. Au Bund, au niveau fédéral, on donnera un petit droit de crédit n’excédant pas 0.35% de son PNB par an dès 2011, mais qui résultera du seul financement des stabilisateurs automatiques et ne sera nullement discrétionnaire. Pour les Länder, la limite de 0.0% prendra effet en 2020. Ce pourcentage de 0.35% donne un maximum de 8 milliards d’euros si on prend l’ordre de grandeur actuel. Une composante symétrique, c’est-à-dire un volume de dépenses publiques supplémen¬taires, variera avec la conjoncture, croîtra avec la mauvaise conjoncture, avec les stabilisateurs automatiques et deviendra négatif quand la conjoncture sera meilleure.
L’idée étant que cela s’équilibre à long terme. Tout cela sera rassemblé dans un compte de contrôle au niveau fédéral, public, établi pour comptabiliser et visualiser les déficits et excédents annuels de tous les acteurs fiscaux publics, ainsi que le remboursement des éventuelles dettes. Le dispositif fixe un maximum de déficit qu’un acteur fiscal puisse se permettre d’atteindre. Il sera, par exemple, sur plusieurs cycles économiques, inférieur à 1.5% du PNB, c’est-à-dire la moitié du critère de stabilité du pacte. Cette limite atteinte, le remboursement de cette dette devra commencer. Cela s’appliquera à l’Etat fédéral, après 2010, l’année où le paquet conjoncturel que nous avons commencé en 2009 sera terminé. Il y aura tout de même des exceptions à la règle en cas de catastrophe naturelle ou autre situation d’extrême urgence. Dans ce cas, une majorité surqualifiée au Parlement pourra décider de crédits dépassant 0.35% du PNB. Ce dispositif est à mettre en place à travers un faisceau d’amendements constitutionnels qui remplaceront les articles 115 et 99 qui règlent jusqu’à maintenant de manière beaucoup plus molle les limites de l’endettement de l’Etat et des Länder.
Il faut savoir que ce projet est déjà en chantier depuis une bonne dizaine d’années, par une commission pour la réforme du fédéralisme allemand. Deux tentatives d’implémenter un pacte national de stabilité ont échoué. C’est maintenant, au milieu de la crise, que la commission a pu prendre la décision. Il paraît même que le Bundesrat, qui s’y opposait violemment, serait prêt à l’accepter. A Berlin, les ministères concernés fondent beaucoup d’espoirs sur ce dispositif.
Des esprits méfiants pourraient ne pas y croire. Je suis moi-même étonné, mais c’est un fait, ce pacte national de stabilité sera inscrit dans la Constitution.
Pourra-t-on le gérer comme les Etats de l’UE gèrent le pacte de stabilité ? Ce ne sera peut-être pas possible. Pourra-t-on le gérer comme l’ancien art. 99 ou 115 du Bundgesetz ? Ca m’étonnerait aussi. Donc cela déplacera le curseur en Allemagne, créant une nouvelle donne dans le contexte d’un système complexe de politique fiscale, monétaire de l’Union européenne, influant aussi sur les autres.
C’est sans doute l’aspect le plus neuf, le plus spécifique à l’Allemagne dont je puisse vous parler.
Merci de votre attention.
Sami Naïr
Merci Christian Deubner, bien que ce final nous prépare à une cure d’austérité pour les années qui viennent.
Si je comprends bien, il s’agit d’un nouveau traité de Maastricht qui ne s’appliquerait qu’à l’Allemagne ? L’avenir nous dira si nous nous acheminons dans cette direction.
Il est très intéressant et très significatif de remarquer que nos amis allemands pensent déjà à l’après-crise et à la possibilité d’en finir avec toutes les dépenses consenties aujourd’hui pour éviter aux banques et à l’économie européenne de couler. L’avenir nous dira également si l’Allemagne a eu raison en la matière.
En attendant André Gauron va nous parler des conditions d’une politique européenne.
S'inscire à notre lettre d'informations
Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.