Les conditions d’une politique économique européenne

Intervention d’André Gauron, Conseiller-maître à la Cour des Comptes, lors de la seconde partie du colloque du 14 février 2009, L’Europe au défi de la crise : « L’Union est-elle économiquement et institutionnellement réformable ? ».

La crise pose à l’évidence des problèmes nouveaux. Il peut vous paraître étrange qu’avant de savoir comment on agit dans le présent, nos gouvernements se préparent déjà à imaginer comment ils vont gérer la suite, comment ils vont revenir à l’équilibre. Je ne voudrais pas jeter un froid dans cette austère assemblée, mais ce n’est pas une préoccupation uniquement allemande comme vient de nous le dire Christian Deubner. C’est exactement ce à quoi le ministère des Finances réfléchit aujourd’hui. Il dispose de deux outils, votés par les assemblées : la LOLF, supposée modifier la procédure budgétaire et, dans la révision constitutionnelle (qui, comme souvent, a été votée sans que l’attention soit portée sur le détail des articles), une disposition sur l’équilibre des finances publiques.

Le projet de loi organique et le projet voté à l’automne dernier prévoient un retour à l’équilibre en 2012. Aujourd’hui, l’objectif est plutôt un retour à l’équilibre en 2014. Cette perspective n’est pas neutre. Elle pèse au contraire sur le plan de relance qui doit être compris comme une disposition qui doit permettre d’agir à court terme sans compromettre le retour à l’équilibre à l’horizon 2012-2014. Ceci explique à la fois les modalités choisies et la modération des efforts budgétaires parce que toute mesure budgétaire qui pourrait avoir un effet au-delà de 2009, empiétant peut-être un peu sur 2010, compromettrait la perspective d’un retour à l’équilibre.

Ce serait une erreur de faire comme si ce qui vient d’être dit concernait uniquement notre grand voisin. Dans les mois prochains, la question de l’endettement et celle de la politique des collectivités territoriales vont venir au premier plan, comme en Allemagne. L’idée qu’on puisse, d’une certaine façon, limiter la dépense des collectivités territoriales est illusoire. Alors que l’Etat fait des efforts pour réduire le nombre de fonctionnaires, les collectivités territoriales en créent 50 000 par an, nous dit-on. Mais comment l’empêcher quand les collectivités territoriales sont conduites à assumer les compétences que l’Etat n’assume plus ?

On peut craindre une situation ubuesque dans laquelle il n’y aurait pas de volonté politique pour agir sur la crise mais où existerait une volonté politique commune au niveau européen pour savoir comment rétablir un processus de pacte de retour à l’équilibre ! Autrement dit, on se mettra plus facilement d’accord sur ce qu’on fera après, à supposer, évidemment, qu’entre temps la crise ne se soit pas aggravée.

Paradoxalement, comme le disait Guillaume Duval, si la crise est d’origine américaine, sa prolongation pourrait bien être d’origine européenne.

Dans cette situation, la gauche est à peu près muette. Die Linke se démarque peut-être mais je n’ai pas entendu la gauche, en tout cas en France, nous offrir une perspective européenne. Les élections européennes auront lieu au mois de juin. Un manifeste a été adopté par le parti socialiste européen avant que toutes ces questions ne soient vraiment sur la table. L’idée qu’il faudrait faire une réunion de crise, que les partis socialistes pourraient avoir une démarche commune, proposer un plan commun, exprimer une perspective commune d’action face à la crise, n’a pour l’instant semblé effleurer aucun des grands partis européens.

Nous sommes dans le sauve-qui-peut national, ce qui a de quoi nous inquiéter.

Qu’est-ce qui pourrait être fait ? Sur quoi faut-il agir ? Je voudrais pointer rapidement cinq questions

1/ la question monétaire
Je souscris à ce qu’a dit Guillaume Duval : heureusement qu’on a l’euro, heureusement qu’on a un espace de solidarité monétaire. Sans l’euro, non seulement l’Europe aurait subi une crise monétaire mais nous aurions eu une crise monétaire internationale (ce fut une des grandes dimensions des années 1929-1936). Une crise monétaire européenne aurait concerné la relation entre les monnaies européennes (le Deutsche Mark en premier lieu) mais aussi leur relation avec le dollar, alors que jusqu’ici la relation monétaire entre le dollar et l’euro résiste bien, même si on est dans un change flottant et que la livre sterling chute sans entraîner de répercussion sur le système monétaire international. De ce point de vue, c’est à peu près le seul point fixe dans la situation actuelle.

2/ Le problème de l’endettement public.
Va-t-on pouvoir assurer l’ensemble des besoins de financement que font naître la crise, les plans de relance et le renflouement des banques?

Je rappelle en effet que les besoins de financement ne doivent pas être mesurés aux seuls déficits publics qui vont venir. L’ensemble des véhicules mis en place pour financer le système bancaire représente entre deux et trois fois plus que les déficits à financer.

La question qu’il faut se poser est : Les marchés vont-ils absorber l’ensemble des obligations, des emprunts que les Etats vont émettre ? Ce qui m’inquiète, ce n’est pas la situation de la Grèce. Qu’elle ait de graves difficultés est sans doute une perspective peu réjouissante pour elle mais c’est assez marginal sur le système européen. La vraie préoccupation est en Grande-Bretagne où la situation de départ était bien meilleure que la situation française mais où la dégradation est infiniment plus importante puisque le déficit approche de 10% auxquels s’ajoutent les nationalisations rampantes du système bancaire qu’il va bien falloir financer par des emprunts. La Grande-Bretagne connaît un problème de financement public, aggravé par la chute de la livre sterling. Ce pays, hier solide, peut se trouver en difficulté. Si demain la livre sterling continue à se dégrader, que vaudront les titres que l’Etat britannique pourra émettre ? Si la Grande-Bretagne ne maîtrise pas rapidement son taux de change et ne redonne pas rapidement une perspective claire sur son taux de change, nous avons quelques inquiétudes à avoir.

Je crois que la proposition avancée par la France est plutôt une bonne idée (je l’avais suggérée il y a dix ans). Un emprunt communautaire pour financer les pays en difficulté ne consiste pas à financer les clubs Med mais à mettre à disposition des Etats un emprunt garanti par l’ensemble de l’Union européenne. L’intérêt d’un tel emprunt est de pouvoir obtenir des meilleures conditions en termes de taux d’intérêt que si tel ou tel pays en difficulté sollicite seul le marché. Cela allège d’autant le coût de la solidarité. Evidemment, chaque pays en assurera l’amortissement, avec ses propres impôts, payera intérêts et capital. Il n’est pas question que, dans un emprunt de ce type, les Allemands ou les Français paient pour les Grecs, voire demain pour les Britanniques. C’est un mécanisme de solidarité qui se combine avec une responsabilité individuelle. Que ces emprunts puissent être subordonnés à nombre de conditions de surveillance des politiques économiques des Etats ne me choque pas. Cela manifesterait déjà une solidarité européenne qui, pour l’instant, fait défaut.

3/ Le problème du crédit :
Il a déjà été longuement débattu. Nous devons être conscients que, si nous ne remettons pas en marche le crédit, nous ne sortirons pas de la récession, nous irons même vers une situation beaucoup plus grave que la récession. La question devant laquelle se trouvent les banques c’est celle du ratio de solvabilité. Il ne suffit pas, comme le fait Madame Lagarde, de faire une proposition pour contrôler les hedge funds (pour l’instant le problème des hedge funds ne se pose pas). L’urgence est de savoir comment on interprète les ratio de solvabilité, les fameux ratio de Bâle (ils ne s’interprètent pas exactement de la même façon sur le continent et à Londres), si on reste dans un système de valeurs de marché, si on peut avoir une approche différente et si on peut garantir un certain nombre de capitaux propres pour les banques. Dans la situation actuelle, à mesure que les actifs se déprécient, le ratio se dégrade parce que les capitaux propres en valeur de marché perdent de leur valeur. A mesure que la situation économique se dégrade, ce qui était hier un bon risque (prêter à une entreprise qui ne connaît aucune difficulté, qui a un bon marché), devient subitement un mauvais risque (cette entreprise peut se trouver devant des difficultés de trésorerie, peut-être passagères, mais qui l’empêchent de faire face à ses échéances).

Là aussi la question est de savoir si on est dans le sauve-qui-peut ou si on met en place un mécanisme commun.

Il y a quelques mois, tout le monde s’est précipité vers la solution avancée par Gordon Brown, (après l’avoir critiquée dans un premier temps). Le problème est de savoir sur quelle solution on s’arrête, quelle solution on pousse au niveau européen. Le jour où les Américains auront de facto nationalisé leurs banques, suivis par les Anglais, on s’apercevra qu’il ne reste pas d’autre solution. Si on ne trouve pas de solution pour remettre en place le ratio de solvabilité et arrêter la dégradation bancaire, on n’aura pas de reprise du crédit, notamment du crédit entre les banques elles-mêmes et des crédits aux particuliers et aux entreprises. Le cœur du système tourne sur le crédit : la crise est venue du crédit, elle ne se résoudra pas si on ne trouve pas une solution sur ce terrain.

4/ La question de l’interdépendance européenne
Je trouve assez hallucinant de voir que personne ne traite, au-delà des plans nationaux, la question du type d’interdépendance économique au niveau européen. La réalité n’est pas de savoir si on est plutôt fédéraliste ou intergouvernemental ; la réalité, en Europe, c’est que nous sommes interdépendants. Nous échangeons d’abord entre nous – même si certains pays, comme l’Allemagne, ont des exportations de biens d’équipement plus importants que la France ou la Grande-Bretagne – mais nous sommes d’abord interdépendants. Le système du « passager clandestin » (attendons que l’autre relance, puisqu’on est interdépendants, ça va nous bénéficier) fait que chacun s’attend et qu’il ne se passe rien.

L’essentiel des mesures (y compris quand on donne six milliards en France à l’industrie automobile) sont d’abord des mesures de trésorerie et, plus tard, éventuellement, d’investissement. On compense ce que les banques n’apportent pas et personne n’ira contrôler comment les crédits vont être utilisés. L’essentiel du plan français consiste d’abord en des mesures de trésorerie de court terme, avant d’être des mesures soit de soutien à la consommation, soit d’investissement.

Je pense donc qu’il serait bon de se demander quelles sont nos interdépendances, comment la crise se diffuse entre les différents pays et comment, à partir de là, on peut inverser la tendance. C’est bien de cela qu’il s’agit, il faut inverser la tendance, faire du mécanisme de l’interdépendance – pour l’instant un mécanisme négatif, récessif – un mécanisme positif. Après on peut avoir des plans nationaux, encore faudrait-il qu’on ait un diagnostic et une volonté commune d’agir collectivement.

5/ La question de la concurrence
Enfin, reste la concurrence. Je ne reviens pas sur tout ce qui a été dit sur ce point tout au long de cette journée. C’est évidemment le seul point sur lequel il y ait une vraie politique communautaire.
Pourquoi la concurrence pose-t-elle problème ?

La Commission a de la concurrence une vision très particulière. Quand on considère l’impact de la concentration sur ce que les économistes appellent le bien-être, on en mesure l’effet sur les prix. En Guadeloupe, il n’y a pas de concurrence sur les importations et dans le secteur de la distribution, la vie chère en résulte. Ce n’est pas le cas en Europe. Pour éviter des positions aussi restrictives que celles développées par la Commission, il faudrait prendre un autre élément que les Américains, souvent plus pragmatiques que nous, intègrent, à savoir l’effet (positif ou non) sur la productivité. Jusqu’ici, la Commission s’est interdit de prendre en compte ce critère. Cela a empêché un certain nombre d’opérations de se réaliser. Quand on dit qu’on n’a pas de politique industrielle, c’est donc aussi parce qu’on a des outils anti-concentration qui interdisent une politique industrielle. Nous pourrions mettre ces outils au service d’une politique industrielle, mais nous avons des outils qu’on utilise à des fins contraires.

On espère toujours que la crise sera l’occasion d’un sursaut. Gardons au fond de nous cette espérance. Mais le plus probable dans les jours et les semaines qui viennent, quand on voit ce qui se passe pour l’instant, c’est plutôt l’inverse, c’est plutôt qu’on aille vers une implosion. Nous sommes dans une phase de repli des pays sur eux-mêmes, sur des politiques nationales. Peut-être n’avons-nous pas encore touché le fond de la crise pour créer les conditions du rebond. Ca ne se fera pas spontanément. Si les forces politiques de gauche, syndicales, sociales – dont on n’a pas beaucoup parlé au cours de cette journée – n’interviennent pas, on peut penser que le pire est peut-être devant nous, ce que je ne souhaite pas.

Sami Naïr
Merci, André Gauron, pour cet exposé clair, précis, qui se termine aussi par une note pessimiste.
Le débat va s’ouvrir avec la salle et entre les différents orateurs, avant que Jean-Pierre Chevènement ne conclue cette journée.

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