Le Mexique, entre Nord et Sud

Intervention de Marie-France Prévôt-Schapira, Professeur à l’université de Paris VIII, au colloque du 14 décembre 2009, L’Amérique latine en mouvement.

Je vous remercie à mon tour de cette invitation. La question qui m’avait été proposée était la suivante : Le Mexique se situe-t-il en Amérique latine ou en Amérique du nord ?

Mais avant d’y répondre, je voudrais revenir sur un certain nombre de points que je viens de relever en écoutant mes collègues et amis pour souligner la singularité du Mexique dans le panorama qui vient d’être brossé.

Tout d’abord, dans le grand mouvement de démocratisation que l’Amérique latine a connu à partir des années quatre-vingt, le Mexique a suivi une voie toute particulière. Alors que de nombreux pays de l’Amérique latine basculent « à gauche », le Mexique, après soixante-dix ans de présence au pouvoir du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), connaît une alternance « à droite ». La victoire du candidat du Parti d’action nationale, Vicente Fox, aux élections présidentielles de l’année 2000, avec plus de sept points d’avance sur le candidat du PRI, a été célébrée comme celle du pluralisme et de l’avènement de la démocratie. Six ans plus tard, le climat est tout autre. Les élections de 2006 donnent lieu à une compétition acharnée entre la droite et la gauche qui arrive en tête dans les sondages. Mais, aux élections de juillet, la victoire étriquée de Felipe Calderón, candidat du PAN, avec à peine plus d’un demi-point sur son adversaire, Andrès Manuel Lopez Obrador, est contestée et la partialité des institutions électorales dénoncée. Le candidat malheureux, l’ancien maire de la ville de Mexico, récuse les résultats de l’élection émis après deux mois de contentieux et s’autoproclame « le président légitime du Mexique ». Le Mexique a donc deux présidents !

En second lieu, à la différence des pays de l’Amérique du sud, le Mexique subit la crise économique de plein fouet. Comme vient de le rappeler Carlos Quenan, l’économie du Mexique est très étroitement dépendante de celle des États-Unis, dans une relation fortement asymétrique. Le contrecoup de la crise économique américaine a été violent. En 2009, le PIB a chuté de presque 8% et la valeur du peso mexicain de presque un tiers. Car il convient de rappeler que les États-Unis sont le premier partenaire commercial du Mexique qui y exporte plus de 75% de ses produits et que deux des principales sources de devises étrangères du pays en dépendent directement. C’est tout d’abord le tourisme qui est à 90% nord américain et, en second lieu, les transferts d’argent (remesas) des quelque 12 millions de Mexicains vivant aux États-Unis. Depuis 1980 les remesas n’ont cessé d’augmenter au rythme du flux migratoire vers les États-Unis qui ne se tarit pas. Elles ont atteint 25 milliards de dollars en 2007(équivalent à 3% du PIB et à 10% des exportations), constituant la deuxième source de devises étrangères après le pétrole. Cependant en raison de la crise et du nombre croissant de reconduites à la frontière durant cette même période (300 000 en 2008), on assiste à un renversement de la tendance en 2008. La chute est durement ressentie dans les régions (Michoacan, Oaxaca, Zacatecas, Guanajuato, San Luis Potosi) qui subsistent grâce à l’argent des émigrés.

Par ailleurs, le secteur manufacturier connaît de graves difficultés. Les exportations ont chuté de 30% entre janvier et juillet 2009. La crise frappe très fortement les industries maquiladoras (1) concentrées à la frontière, notamment dans les deux villes de Tijuana et Ciudad Juarez. Ces industries étroitement associées à l’industrie automobile où les trois grands constructeurs américains sont fortement présents ont connu une forte baisse de la production. Le gouvernement américain a dû aider les entreprises américaines situées au Mexique pour qu’elles ne s’effondrent pas.

Enfin, le secteur pétrolier, première source de devises, connaît des difficultés structurelles que la crise a contribué à aggraver. En effet, le pétrole qui fournit entre 30 et 40% des recettes fiscales de l’État, connaît depuis plusieurs années une baisse de la production (9,2% en 2008) et des exportations, un temps compensée, jusqu’en 2008, par l’envolée du prix du baril de pétrole. En 2009, la situation se retourne.

L’année 2009 a été une année « noire ». Le Mexique a connu des licenciements massifs dans les industries, une croissance très forte du chômage et de l’emploi informel. La précarité, qui constituait déjà une donnée structurelle, a connu une très forte augmentation, à la différence du Brésil.

À la violence de la crise économique s’ajoute celle qui secoue le pays depuis que le président Calderón a déclaré la« guerre au narcotrafic ». Il ne s’agit pas d’une simple métaphore mais d’une véritable politique de contre-insurrection. Plus de 40 000 soldats sont mobilisés. Des attentats ont été revendiqués par des organisations de guérillas. Enfin, le conflit violent entre l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca (APPO) et le gouverneur de l’État m’amènent à préciser que si l’on veut comprendre l’évolution du processus de démocratisation et le jeu des partis, il faut les resituer au niveau des États fédérés. Les différences régionales sont très fortes. L’alternance qui s’est produite au niveau national en 2000 s’est exprimée de manière très diverse selon les régions. La ville de Mexico (plus de 8 millions d’habitants) constitue un solide bastion de la gauche mexicaine et des « forces progressistes ». Depuis que la capitale élit son maire (1997), le PRD a triomphé à trois reprises. Inversement, dans un certain nombre d’États, le vieux PRI a bien résisté pour former, à la périphérie, des enclaves autoritaires. Cette géographie politique recoupe, pour partie, la situation de clivage entre le nord et le sud, entre la Mexamérique (2) et la Mésoamérique (3).

L’ombre portée des États-Unis sur le Mexique.

Ceci nous ramène à la question de départ. Où se situe le Mexique ?
D’une certaine manière cela pose la question des relations du Mexique avec son grand voisin états-unien, de l’ancrage du Mexique en Amérique du Nord, toujours problématique, et de son évidente appartenance à l’Amérique latine, à partir de trois entrées, toutes trois liées entre elles : la lutte contre le terrorisme, le contrôle de la migration et la guerre aux cartels de la drogue, qui définissent l’agenda politique des relations entre le Mexique et les États-Unis, en me situant dans l’après 11 septembre 2001. Cette date marque un tournant que je vais essayer de montrer, avec la mise en place d’une vaste machinerie « doctrinaire » de la Homeland Security, destinée à sanctuariser le territoire américain, c’est-à-dire les États-Unis et ses approaches, le Mexique et le Canada.

Jusqu’à la fin des années 1970, la nation se trouvait clairement ancrée au Sud, en Amérique latine. Le Mexique présentait un double visage : à l’intérieur un régime très autoritaire, bannissant toute expression démocratique et, à l’extérieur, le porte-parole du tiers-monde. Le Mexique est l’un des rares pays qui aient reconnu Cuba. Il a accueilli tous les réfugiés d’Argentine, du Chili. Il a été à l’initiative du groupe de Contadora pour défendre le processus de paix en Amérique centrale. Bref, au niveau de la politique extérieure, le pays se situait donc, autant que faire se peut, dans une position d’autonomie, de distance vis-à-vis des États-Unis, tenant un discours très anti-américain, « anti-gringo », largement partagé par l’opinion publique.

Dans les années quatre-vingt, ces relations changèrent radicalement. La crise économique de 1982 et l’énorme dette extérieure du pays ainsi que la pression exercée par les États-Unis mirent fin aux prétentions de la diplomatie mexicaine à mener sa propre politique en Amérique centrale. En effet c’est au cours de ces années que le Mexique – géographiquement en Amérique du nord, culturellement en Amérique latine – opéra une sorte de translation, de glissement géopolitique de l’Amérique latine vers l’Amérique du nord. La fin du modèle d’industrialisation (ISI) et le tournant néolibéral des années quatre-vingt tirèrent le nord du Mexique – et le pays avec lui – vers les États-Unis. Ce mouvement aboutit au traité de libre-échange qui marqua l’entrée du Mexique dans la zone de libre-échange nord-américaine (Mexique/États-Unis/Canada) au début des années 1990. La signature de l’ALENA donna lieu à des débats très vifs entre les défenseurs et les opposants au traité, recoupant en partie, mais en partie seulement les clivages partisans. D’un côté, le Parti d’action nationale a soutenu le processus engagé par les « technocrates » du Parti révolutionnaire institutionnel. Ce sont eux qui ont mené les négociations. De l’autre, l’opposition au traité s’est structurée autour du Parti de la révolution démocratique fondé en 1989 par Cuauhtémoc Cárdenas. Ce parti, issu du rassemblement des formations de gauche et des dissidents du PRI, se présente comme le gardien de l’esprit de la révolution mexicaine et du nationalisme révolutionnaire, dévoyés par soixante-dix ans de gouvernement du PRI.

En ce sens, la signature de l’ALENA a ébranlé le socle du nationalisme mexicain. C’est un moment décisif dans ce glissement, entérinant l’imbrication très forte et ancienne des économies mexicaine et américaine (90% du commerce se fait avec les États-Unis). Cette relation très étroite comporte, certes, certains avantages, tout d’abord, celui de la proximité du marché américain. L’économie mexicaine, comme vient de le souligner Carlos Quenan, a été dopée par les exportations qui représentent 70% du PIB et trouvent leur débouché aux États-Unis. Dans les moments difficiles, notamment la crise Tequila, les États-Unis sont venus au secours du Mexique pour lui éviter le pire (ce qui n’a pas été le cas lors de la crise argentine de 2001), cela bien évidemment dans une relation très asymétrique qui lie, chaque jour davantage, le Mexique à son grand voisin américain. Depuis les années 1980, le Mexique est donc de plus en plus intégré au marché nord-américain. Dès lors, les gouvernements ont porté un regard nouveau sur la migration. Longtemps perçue comme honteuse, elle est désormais présentée à la fois comme une ressource économique et politique.

Ce rapprochement avec le voisin du Nord, problématique pour beaucoup de Mexicains – car, pour reprendre la formule de l’ancien ministre des Affaires étrangères de V. Fox, J. Castañeda, « le Mexique a son cœur en Amérique latine, mais ses affaires, sa tête et plus d’un dixième de sa population au Nord » – semblait pouvoir déboucher sur un accord migratoire attendu de tous. Le président Fox s’était fait fort, lors de sa campagne présidentielle, d’obtenir de « son ami Bush », la signature d’un accord migratoire. Or les événements du 11 septembre 2001 font perdre tout espoir d’un possible accord qui puisse réguler le flux annuel de 400 000 Mexicains vers les États-Unis et régulariser la situation des sans-papiers sur le territoire américain, ce qui entraîne la démission du ministre des Affaires étrangères de l’époque J. Castañeda.

La nouvelle priorité accordée par les États-Unis à la lutte contre le terrorisme a divisé les élites mexicaines quant à l’attitude à adopter. Le Mexique siégeait alors au Conseil de sécurité comme membre non permanent et s’est opposé à la guerre en Irak au nom du multilatéralisme. Mais, c’est le « clan » du ministère de l’Intérieur et de l’Armée qui triomphe pour faire entrer le Mexique dans le périmètre de coopération sécuritaire, sous la protection de Homeland Security, qui met en place des dispositifs de sanctuarisation du territoire américain et de sécurisation des frontières, notamment de la frontière mexicaine. Il est intéressant de noter que, si le Canada et le Mexique sont entrés dans ce même processus, les financements des dispositifs de protection concernent essentiellement la frontière mexicaine, le Canada refusant d’ailleurs que sa frontière se « mexicanise ».

C’est dans ce contexte qu’est décidée la poursuite de la construction du mur. Il faut rappeler que « le mur » s’est construit par étapes, avec une phase de renforcement sous Clinton, en 1994, alors même qu’était signé l’accord de libre-échange. La frontière était donc fermée pour l’immigration et ouverte pour le commerce. C’est le grand paradoxe, la grande tension entre le Mexique et les États-Unis. Pour autant, le « mur » – en réalité toute une batterie de dispositifs sur 1 130 Km, depuis des tôles de récupération jusqu’au mur virtuel – a eu pour effet, non pas de ralentir la migration, les migrants sont toujours aussi nombreux (on pourrait développer les raisons de cette migration, liées à la situation dans les campagnes mexicaines, à la fin de la réforme agraire, à la pauvreté) – mais de rompre la circularité de l’immigration, ce qui fait que la durée de séjour des Mexicains aux États-Unis est passée de six mois en moyenne à trois ou quatre ans. Ce problème fut au cœur du débat politique lors des élections américaines. Dans un premier temps, McCain a avancé l’idée qu’il fallait rediscuter la question de la migration pour rétablir la noria, la circularité entre le Mexique et les États-Unis, mais il a dû très vite faire marche arrière face aux pressions venant de son propre parti. Aux États-Unis, les lobbies anti-migratoires, anti-mexicains sont aussi puissants dans le camp républicain que dans le camp démocrate.

Le lien discursif entre terrorisme, migration et narcotrafic est chaque jour plus évident. Tout migrant mexicain est un terroriste potentiel de même qu’un narcotrafiquant. À partir de l’année 2006, la recrudescence de la violence, notamment dans les États et les villes frontalières mexicaines (6 000 morts en 2008), fait craindre aux États-Unis un débordement du côté américain. Dans un rapport récent de la CIA, Mexico a été qualifié « d’État défaillant » au même titre que le Pakistan. Cette situation a amené le gouvernement Obama à considérer que le problème n’est pas seulement du côté mexicain. Pour la première fois, on suggère qu’une partie du problème de la violence mexicaine concerne les États-Unis et que si la drogue vient du Mexique ou passe par le Mexique – qui s’est « narcoïfié » très fortement depuis que les routes passent par ce pays – une grande partie des armes viennent des États-Unis.

Quel changement le Mexique peut-il attendre de l’élection américaine ?

On peut se demander ce que fera Barack Obama de l’énorme dispositif du Homeland Security. Comment cette grande machine doctrinaire et sécuritaire va-t-elle être gérée ? Et comment la question de la sécurité frontalière qui est au centre du dispositif est-elle abordée ? 64% des Latino ont voté pour Obama-Biden et ont fait basculer les quatre swing states. Comme je viens de le dire, une des conséquences du « mur » est d’avoir redessiné les routes migratoires. Aujourd’hui, le désert d’Arizona, – c’est d’ailleurs là que le Homeland a installé le fameux site Sbitnet, un système de mur virtuel – constitue la principale route de la migration clandestine. Le choix de Janet Napolitano, gouverneur démocrate de l’Arizona donne quelques indications. En 2005, elle a réclamé l’état d’urgence pour lutter contre la migration et soutenu le déploiement de la garde nationale en 2006. Obama et J. Napolitano combattent les facteurs d’attraction (pull factors) mais sont favorables à la régularisation des travailleurs déjà bien installés. Cependant, lors du voyage-éclair d’Obama au Mexique, en avril 2009, la question sécuritaire et de la violence à la frontière a dominé la rencontre.

Voilà quelques points pour lancer la discussion. Cette nouvelle « position géographique » et la signature du traité de libre-échange indiquent un éloignement de l’Amérique latine – dont on a pu mesurer l’ampleur à plusieurs reprises, de manière particulièrement médiatisée. On peut évoquer la décision de mettre fin aux relations historiques avec Cuba sous la présidence de E. Zedillo (1994) ou encore la position du Mexique au IVe sommet des Amériques à Mar del Plata (Argentine), en novembre 2005, qui valut au président mexicain d’être traité par Hugo Chavez de « toutou de Bush ».

Pour beaucoup de Latino-américains aujourd’hui, le Mexique a lié son sort à celui des États-Unis.

Loïc Hennekinne
Merci beaucoup, Madame. J’ai eu la réponse à ma question : le Mexique est définitivement un pays du Nord. Toutefois, il ne faudrait pas que ses habitants se croient libres de remonter davantage vers le nord, au risque de rencontrer quelques problèmes.

Stéphane Monclaire (4), qui devait intervenir sur le Brésil, ne pourra malheureusement pas nous rejoindre. Mais j’ai à mes côtés un ancien ambassadeur de France à Brasilia, auteur d’une somme sur le Brésil (5). Avant de donner la parole à la salle, j’ai envie de lui demander, à brûle-pourpoint, de nous dire ce que l’on peut retenir de ce Brésil actuel dont le rôle économique a déjà été évoqué.
Je donne la parole à Alain Rouquié.

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1) Zone de libre-échange ou zone franche créée à l’intention d’usines de montage dont la production est destinée à l’exportation.
2) Notion élaborée par le journaliste nord-américain Joel Garreau en 1981
3) Terme inventée par Paul Kirchoff en 1943
4) Stéphane Monclaire est maître de conférences à l’Université Paris 1 – Sorbonne, politologue, latino-américaniste, brasilianiste.
5) Alain Rouquié, Le Brésil au XXIe siècle, Ed. Fayard, 2006

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Le cahier imprimé du colloque « L’Amérique latine en mouvement » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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