L’économie de l’Amérique latine

Intervention de Carlos Quenan, Professeur à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (Paris III), au colloque du 14 décembre 2009, L’Amérique latine en mouvement.

Je parlerai en effet de l’économie des pays latino-américains.

Avant toute autre chose, je vous remercie pour cette invitation et, m’associant aux remarques d’Alain Rouquié et de Georges Couffignal, j’insiste sur l’importance d’aborder la situation de cette région qui ne fait pas partie des priorités de la politique étrangère française. Ce n’est peut-être pas totalement illogique mais sans doute cette région est-elle un peu sous-estimée, d’autant que ses évolutions peuvent éclairer certains problèmes propres à la France ou à l’Europe.

On m’a demandé de parler de l’intégration régionale et de la crise économique internationale, et d’établir des liens entre ces deux phénomènes.

L’Amérique latine a des problèmes : les problèmes suscités par la crise économique et financière internationale, les problèmes liés à l’insuffisance de l’intégration, décevante en dépit des efforts qu’a suscités ce processus et de l’énergie que lui ont consacrée les sociétés et les élites latino-américaines.
Mais, en même temps, il s’agit d’une région en progrès.

Alain Rouquié a mis en évidence les progrès effectués dans le sens de la démocratisation. Sur le plan économique, c’était, jusqu’à il y a quelques années, la région des crises et des désordres économiques. Là aussi, on observe des progrès dont nous allons parler. Affirmation qu’il faut tout de suite nuancer : cette région ne pèse pas très lourd dans l’économie mondiale et son poids au cours des dernières décennies est plutôt stagnant. Avec un peu plus de 600 millions d’habitants, soit environ 10% de la population mondiale, elle ne représente que 5% du PIB mondial, et 5% à 6% du commerce mondial.

Il y a cependant un élément susceptible de réveiller l’intérêt pour cette région qui a une importance « conceptuelle » considérable. En effet, elle représente 15% du G20 (où elle est représentée par trois pays, Argentine, Brésil et Mexique), donc un poids bien plus important que son poids en termes démographiques ou économiques. C’est une des raisons pour lesquelles on pourrait s’y intéresser davantage.

La situation de l’Amérique latine face à la crise économique internationale constitue une illustration assez convaincante de la dynamique de progrès que je viens d’évoquer même si la région latino-américaine a été fortement touchée, à travers divers canaux de transmission de cette crise.
La demande mondiale, en chutant, a affecté ses exportations. Même s’il y a une diversité de situations nationales, l’Amérique latine est une région fortement exportatrice nette de matières premières d’origine minière, agricole et, bien sûr de pétrole. Or les prix des matières premières ont subi les conséquences de la crise et, malgré le redressement intervenu après mars/avril 2009, cette instabilité a affecté les budgets des États notamment dans le cas des pays dont les finances publiques sont dépendantes des recettes associées aux exportations primaires.

Par ailleurs, l’instabilité financière internationale a également affecté les flux financiers, qui ont considérablement diminué, notamment dans la période du dernier trimestre 2008/premier trimestre 2009.

D’autres sources de revenus pour la région ont été touchées par cette crise : les transferts des immigrés, notamment pour les petits pays de la Caraïbe et d’Amérique centrale et pour certains pays d’Amérique du sud, ainsi que les revenus tirés du tourisme, vitaux pour certains pays.
Les flux d’investissements directs à l’étranger aussi ont fortement reculé au cours de l’année 2009 par rapport à la situation précédente.

Donc, l’Amérique latine a été touchée et cela s’est traduit par l’interruption du cycle de croissance que cette région connaissait depuis 2002-2003, une croissance de près de 5% en moyenne annuelle, ce qui constitue une rupture avec la situation de faiblesse et de médiocrité de la croissance des années précédentes (un peu plus de 2% en moyenne entre le début des années 80 et le début des années 2000) .

Les années 1980 ont été la « décennie perdue » pour le développement en Amérique latine, avec une croissance de 1% pour le PIB global de la région mais une croissance négative en termes de PIB par habitant. Après un redressement dans la première moitié des années 1990, des chocs externes défavorables (les crises asiatique, russe …), comme cela avait été le cas dans les années 1980 à travers la crise de la dette, ont induit un recul de l’activité économique et précipité de graves crises (la crise brésilienne de 1999, la crise argentine de 2001…)

Or, dans la période 2003-2008 l’activité économique a été, comme nous l’avons déjà souligné, particulièrement dynamique. La tendance change avec la crise internationale mais la région subit une récession modérée : un recul de 1,8% du PIB total de la région en 2009. Surtout, malgré cet impact sur l’économie réelle, la région n’a pas connu de crise monétaire ou financière grave, à la différence d’une bonne partie des pays d’Europe Centrale et de l’Est qui ont dû adopter – ce que l’Amérique latine avait connu dans les années 1980 ou 1990 – de brusques mesures d’austérité destinées à enrayer les déficits et à éviter l’effondrement économique.

Pourquoi la région latino-américaine a-t-elle bien résisté à la crise internationale ?
La phase de forte croissance de 2003 à 2008 s’est caractérisée, certes, par l’existence d’un environnement international très favorable (des prix des matières premières très élevés, abondance des financements extérieurs) mais la région a su aider la chance, en quelque sorte, c’est-à-dire que cette bonne situation en matière d’environnement international a été accompagnée par une bonne gestion macro-économique et financière. C’est pourquoi, malgré les différences de discours et de situations, la plupart des pays ont développé des politiques de diminution de la vulnérabilité financière : réduction des ratios des dettes publiques et extérieures, accumulation des réserves de change pour faire face à des situations éventuellement plus difficiles, renforcement de la solidité des systèmes financiers, notamment du système bancaire. Bref, la région a montré, dans la période 2003-2008, qu’un certain apprentissage était intervenu par rapport aux situations de crise passées, qui permettait d’envisager les moments de crise (crise des subprimes en juillet 2007 aggravée par la chute de Lehmann Brothers en septembre 2008) avec une certaine sérénité. Ainsi, si un effet négatif a été ressenti sur l’économie réelle, la région n’a pas connu la situation grave de crise monétaire et financière qu’elle avait pu subir précédemment.

Toutefois, au-delà de ces caractéristiques communes, on distingue une diversité de situations nationales face à la crise.

La diversité de situations nationales dépend de plusieurs facteurs :
La multiplicité des chocs. Le Mexique subit pratiquement tous les chocs défavorables, ce qui n’est pas le cas du Brésil, par exemple, pays pour lequel le transfert des immigrés n’est pas d’un poids fondamental.

Le degré d’ouverture commerciale et de diversification des échanges internationaux de chaque pays. Là aussi, on trouve le Mexique aux antipodes du Brésil. Le ratio d’exportation du Brésil est seulement de 15% du PIB, il atteint le double au Mexique dont, en outre, 80% des exportations vont vers les États-Unis –l’épicentre de la crise-. En revanche, le Brésil est un Global trader très diversifié pour ce qui est de ses échanges internationaux. La Chine est devenue un important partenaire, le premier au cours du premier semestre de l’année 2009, dépassant même les États-Unis comme marché d’exportation pour les produits brésiliens.

Les marges de manœuvre de la politique économique : des pays, comme le Chili, disposaient de fonds de contre-cyclique importants, d’autres n’en avaient pas.

La puissance des marchés domestiques pour contrecarrer l’effondrement de l’économie internationale. Là aussi, le Brésil s’en sort assez bien grâce à un marché domestique de grande taille, en expansion au cours de ces dernières années, qui lui permet de bien résister à la crise.

Dans ce contexte, il ne faut pas oublier les problèmes qui en résultent en termes de développement social.

Cette année, globalement en récession pour la région, va se traduire par une dégradation des indicateurs sociaux, même si des éléments de reprise apparaissent ici ou là. (Le leadership dans ce domaine appartient de nouveau au Brésil qui, à partir du deuxième trimestre de cette année, a commencé à montrer des signes assez forts de reprise économique).

Les progrès effectués dans le domaine social, par exemple le recul de la pauvreté, vont être contrecarrés par des reculs partiels au cours de cette année. La région latino-américaine avait fait diminuer son nombre de pauvres d’environ 30 millions au cours des dernières années et, selon les estimations de la Commission Économique pour l’Amérique latine, il y aura huit ou neuf millions de pauvres supplémentaires en 2009. Après la diminution intervenue depuis 2003, le nombre de pauvres sera en augmentation et se rapprochera de 190 millions de personnes, soit environ 25% de la population totale, ce qui reste bien évidemment un pourcentage très élevé.

Qu’en est-il, dans ce contexte, de l’intégration régionale ?

Comme l’avait fait Georges Couffignal, je reviendrai un moment à l’histoire.

L’Amérique latine a une longue histoire en matière d’intégration régionale, une histoire presque aussi vieille que celle de l’Europe. La première tentative moderne fut l’association latino-américaine de libre-échange, l’ALALE, lancée en 1960. À partir de là, différents groupements d’intégration régionale sont apparus depuis la Communauté Andine, la CAN, le Marché commun d’Amérique centrale, né dans les années 60, jusqu’au MERCOSUR constitué par l’Argentine, le Brésil, l’Uruguay, le Paraguay, et créé au début des années 90.

Cette histoire d’intégration régionale a été marquée par différentes conceptions selon les périodes.

Dans la première phase des années 60-70, on trouve les arguments traditionnels de l’intégration régionale dans des économies semi-fermées, où l’industrialisation joue un rôle important dans les stratégies de développement.

On considère que l’intégration est, d’une part, favorable aux économies d’échelle, donc à une dynamique globale plus soutenue des marchés domestiques intégrés et, d’autre part, à même de renforcer la concurrence. En même temps, pendant cette période, on cherche à promouvoir les grands projets conjoints et, dans certains cas (par exemple dans le Pacte Andin, constitué à l’époque pour la Bolivie, le Chili, la Colombie, l’Équateur, le Pérou et le Venezuela), à contrôler les investissements directs étrangers et l’activité des firmes multinationales. Toutefois, les politiques en faveur de l’intégration mises en place pendant ces années-là produisent des résultats décevants.

Une transition vers une conception différente de l’intégration apparaît dans les années 1980. L’intégration favorise le rapprochement des pays et les logiques de paix, la fin des controverses et des confrontations. Cet argument présidait à la naissance du MERCOSUR, quand l’Argentine et le Brésil, tous deux dans une phase de transition de la dictature vers la démocratie, allaient plutôt vers une logique de coopération et tendaient à tourner la page des confrontations passées.

Dans les années quatre-vingt-dix, une conception plutôt « commercialiste » domine, dans le cadre de l’ouverture et de la libéralisation des économies. C’est la période du consensus de Washington, du « néolibéralisme ». C’est une intégration par le commerce, dans le cadre de ce que l’on a appelé le « régionalisme ouvert », que l’on développe tous azimuts. Après des débuts prometteurs, les crises monétaires et financières de la fin des années 90 ont freiné l’élan intégrationniste.

Dans les années 2000, dans le cadre des institutions développées à partir des conceptions que je viens d’évoquer, on va voir apparaître ce que certains appellent un « régionalisme post-libéral » qui met davantage l’accent sur l’intégration par la coopération politique entre les États que par la fusion ou l’intégration économique des marchés. C’est à ce moment qu’apparaissent des initiatives comme l’ALBA, où le Venezuela se pose comme un acteur très important de l’intégration régionale, notamment grâce à une diplomatie pétrolière très active de la part du Président Chávez. C’est à cette période (plus précisément lors du Sommet de Mar-del-Plata qui a eu lieu en novembre 2005) qu’est abandonné le projet de libre-échange des Amériques visant à mettre sur pied une zone de libre échange de l’Alaska à la Terre du Feu. Tandis que le Brésil joue un rôle de plus en plus important sur la scène internationale, se développent des organisations comme l’UNASUR, qui recouvre une logique beaucoup plus vaste que la stricte logique économique : une logique de coopération politique qui va jusqu’à envisager des instances de défense commune.

En dépit de cette longue histoire, de ces projets très ambitieux, les processus d’intégration n’ont pas produit d’institutions solides ni de dynamique d’approfondissement sur le plan économique. Les instances d’intégration régionale, tel le MERCOSUR, demeurent des unions douanières incomplètes alors que l’objectif du MERCOSUR est de créer un marché du Sud. Quant à l’UNASUR, malgré les objectifs ambitieux que je viens d’évoquer, il se heurte à des conflits ou à des problèmes : difficile, par exemple, d’envisager une stratégie de défense commune en Amérique du sud où des différends et des conflits très importants opposent la Colombie et le Venezuela. Sur le plan stratégique, la problématique de l’installation de bases militaires des États-Unis en Colombie a généré des tensions importantes entre ces deux pays et a suscité la méfiance du Brésil.

Malgré ces difficultés pour avancer dans le processus d’intégration, des dynamiques, des tendances lourdes, vont dans le sens d’une certaine unification de ce continent.

Il faut distinguer deux grands espaces :

D’une part l’Amérique centrale, les Caraïbes et le Mexique sont, sur le plan économique et sur le plan géopolitique, tournés vers les États-Unis, quoi qu’il arrive et quelle que soit la politique américaine vis-à-vis de cet ensemble.

D’autre part, l’Amérique du sud a une grande diversité dans ses relations économiques et politiques internationales. C’est dans cette zone que l’on constate de plus en plus clairement que les pays latino-américains sont devenus beaucoup plus autonomes vis-à-vis de la politique américaine au cours de cette décennie, diversifiant leurs relations, tissant des liens également très forts avec d’autres zones, notamment l’Asie (la Chine), sur le plan économique et parfois sur le plan politique.

Il y a des forces qui poussent dans le sens d’une plus grande intégration éventuelle à l’intérieur de l’Amérique du sud et le Brésil devrait jouer un rôle fondamental. Devenu un acteur international majeur, le Brésil a toutefois du mal à imposer son leadership régional parce que la problématique de l’intégration régionale en Amérique latine, notamment en Amérique du sud, se heurte à certains problèmes structurels, notamment des asymétries non seulement politiques mais structurelles. Généralement, un processus d’intégration est tiré par un moteur, une économie majeure avec laquelle les autres associés veulent intensifier leurs liens parce qu’ils ont intérêt à accéder à ses marchés, à obtenir la coopération de cette économie plus importante. Or, le moteur, en Amérique du sud, est clairement le Brésil mais, à la différence de l’Union européenne, où le moteur a été pendant longtemps le couple franco-allemand, le Brésil n’est pas le pays ayant le PIB par habitant le plus élevé de la région. Les autorités du Brésil peinent à faire passer à l’intérieur du pays une politique de coopération structurelle avec le Paraguay ou l’Uruguay alors que le Nordeste reste très pauvre. Malgré ces limites, le Brésil, à travers par exemple les IDE brésiliens dans la région, est en train de développer une intégration de fait de l’Amérique du sud.

Pour terminer je dirais que, dans le contexte international actuel caractérisé par les effets de la crise économique internationale, une dynamique qui pousse dans le sens du régionalisme va, selon moi, jouer dans le sens de l’intégration. Dans un contexte international qui devrait être caractérisé par une persistante instabilité au cours des années à venir, beaucoup d’acteurs pourraient jouer le développement de logiques de renforcement de la coopération au niveau régional dans un monde où la globalisation, si elle ne recule pas, est mise en question et ne produit pas les gains que l’on pouvait en attendre. En Amérique latine, et plus précisément en Amérique du sud, la question est de savoir si les pays et les instances de la région seront en mesure de surmonter les obstacles qui ont jusqu’à présent handicapé les processus d’intégration pour faire progresser le régionalisme.

Merci.

Loïc Hennekinne
Merci beaucoup Carlos.
Je vais maintenant donner la parole à Marie-France Prévôt-Schapira, spécialiste de géographie urbaine, professeur de géographie à l’université de Paris VIII et à l’Institut français de géopolitique. Elle a notamment beaucoup travaillé sur trois pays d’Amérique latine : le Mexique, l’Argentine et le Brésil et particulièrement le Mexique.
Nous allons l’écouter attentivement.

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Le cahier imprimé du colloque « L’Amérique latine en mouvement » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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