Interventions lors du débat final du colloque « Radiographie et perspectives de la crise » du 13 décembre 2010.
Je veux ajouter un mot à ce que vient de dire Dominique Garabiol.
La régulation financière telle qu’elle a été prévue et appliquée par Bâle 3 est tout à fait insuffisante, nous sommes, devant le système des marchés financiers, comme la poule qui aurait trouvé un couteau : nous ne maîtrisons pas ce système. À l’évidence, dans cette « crise », qui est aussi un renversement des rapports de forces à l’échelle mondiale – avec la crise du système du capitalisme américain, avec la montée des puissances émergentes au premier rang desquelles la Chine – l’Europe est le maillon faible.
Je ne pense pas que l’euro soit l’Europe, comme il a été dit. C’est un peu plus compliqué. La Grande-Bretagne n’est pas dans l’euro. Mais l’euro est une pièce essentielle. Le mécanisme de résolution des crises que Mme Merkel veut substituer au Fonds européen de stabilisation financière rendrait la crise de l’euro inévitable. En effet, les écarts de taux se creusent et continueront à se creuser entre l’Allemagne et les pays de la périphérie. (Je me garderai bien de me prononcer sur les limites de cette « périphérie ») Les écarts de taux vont de 2,8% pour l’Allemagne à 11,6% pour la Grèce, avec tout un dégradé (l’Espagne est à 6%).
Cela peut-il durer très longtemps ? La réponse me paraît négative. Le « péché originel », le vice de conception de la monnaie unique fut de faire l’impasse sur la réalité des nations, sur leur identité, sur la diversité des structures économiques, des repères culturels, des politiques mises en œuvre. Une monnaie commune qui aurait préservé les éléments de flexibilité eût été certainement plus astucieuse. Maintenant, comme l’a dit Henri Guaino dans une tribune libre publiée par Le Monde , « nous y sommes, voilà une dizaine d’années que nous sommes dans la zone euro et chacun voit bien que l’atterrissage risque d’être très brutal ».
Vers quoi pouvons-nous nous orienter ?
Peut-on aller vers un doublement du montant du FESF qui est déjà de 440 milliards d’euros pour les pays de la zone euro (750 milliards au total) ? Les Allemands n’y tiennent pas, la France soutient la position allemande. Mais on sait que le total cumulé des dettes des pays actuellement en difficulté, plus l’Espagne, atteint 1200 milliards, beaucoup plus que le Fonds européen de garantie financière.
On pourrait imaginer que la Banque centrale européenne se comporte comme le Federal Reserve Board mais cette hypothèse suscite de fortes préventions et Axel Weber, s’il succèdait à M. Trichet, ne cautionnerait certainement pas cette orientation politique.
Peut-on envisager des eurobonds, c’est-à-dire une mutualisation de l’endettement ? L’Allemagne n’en veut pas. La France soutient cette position.
L’intégration… ? S’il ne s’agissait que d’intégrer les budgets pour faire une autorité financière unique indépendante, nous assisterions à la fin de la démocratie occidentale telle qu’elle a été conçue depuis l’origine, quand le parlement votait le budget. Mais il faudrait en fait envisager une coordination beaucoup plus générale concernant les dettes des particuliers, des ménages et des entreprises. Il faudrait aller vers l’observation et le contrôle des taux d’inflation, de la compétitivité relative des différents pays. Il faudrait une vaste coordination très difficile à imaginer. On peut tenter cette voie.
Mais je crois que l’intégration au sens d’une instance unique, indépendante, n’ayant de comptes à rendre à personne, ne peut pas marcher. Ce serait faire litière de la réalité de l’Europe et des réalités nationales. Je pense qu’il faut redresser l’Europe, la reconstruire, en s’appuyant sur la dimension des nations et en faisant coïncider autant que possible les projets des différents pays. Il y a un lien pour cela : c’est le Conseil européen, là où sont réunis les représentants légitimes des différents pays. Le Conseil européen doit prendre définitivement le pas sur la Commission européenne.
On ne met pas l’accent sur le fait que l’Allemagne a un projet : sa compétitivité sur les marchés industriels, comme la Chine ou l’Inde. Ce projet est en contradiction avec son appartenance à la zone euro où elle fait 60% de ses excédents. Il faut donc que les Allemands choisissent et sachent placer le curseur au bon endroit, situer le point d’équilibre. Cela leur pose – et nous pose – des problèmes. Il y a beaucoup de sujets – de politique extérieure, de politique de défense… – sur lesquels nous ne sommes pas vraiment d’accord, des sujets « en friche », dirai-je par litote. Un redoutable problème est devant nous. Je crains que de mauvaises solutions n’y soient apportées, au prétexte de « l’intégration politique » et au risque de l’illégitimation croissante de la construction européenne. Il faut être très pragmatique face à une crise qui ne peut être comprise qu’à travers une représentation du monde où on voit que l’Europe est coincée entre les tenailles du G2, comme nous l’avons montré dans un colloque précédent (1).
Comment s’en sortir ? M. Juvin a dit : « avec l’Europe ou sans l’Europe… Nous nous en sortirons avec les nations qui composent l’Europe en acceptant le principe de la « géométrie variable ». Tout cala doit aller ensemble, il faut apprendre à raisonner en plusieurs dimensions : lier le national, l’européen et le mondial.
J’attire votre attention sur le fait que tous les exposés ont montré que la crise est malheureusement loin d’être derrière nous. Tous les ingrédients de la crise sont encore là, bien présents et il va falloir faire assaut d’imagination et d’audace si nous voulons que l’atterrissage ne soit pas trop brutal.
Hakim El Karoui
J’ai prononcé le vilain mot de fédéralisme. Mais la réalité économique européenne est assez simple. L’euro a fabriqué de la contrainte, de la divergence et de la spécialisation. Certaines économies se sont spécialisées dans la production (Allemagne, Pays-Bas, Danemark, Suède), d’autres dans la consommation. Contrairement à ce qui se passait avant l’euro, on ne peut plus jouer sur les taux de change. Des pays structurellement insolvables sont donc obligés de s’endetter.
L’alternative est la suivante : soit l’euro explose, soit les « riches » payent pour les « pauvres », sachant que les « pauvres » consomment les produits des « riches ». Donc, les riches ont besoin des pauvres, les pauvres ont besoin des riches.
La conclusion est simple : il faut certes une coordination budgétaire mais surtout de la redistribution. La redistribution peut se faire de façon budgétaire et de façon fiscale. On peut mettre en commun notre signature pour permettre aux plus pauvres de s’endetter moins cher – ce qui veut dire que les plus riches vont s’endetter un peu plus cher – et on peut créer des fonds structurels. Mais sommes-nous prêts à cette redistribution ? Considérons-nous que nous faisons partie d’une seule zone avec des spécialisations différentes mais complémentaires ?
Le déficit de confiance gêne les investissements et, mis à part certains pays, nous ne sommes pas bien positionnés dans les exportations.
Un autre problème, macro-économique, se pose : y a-t-il encore un intérêt commun à tous les pays européens qui permettrait de soutenir la demande ? Les moyens de soutenir la demande aujourd’hui seraient d’une part de faire de la régulation commerciale pour redonner de la compétitivité aux salariés européens et de la capacité de consommation et, d’autre part de construire des frontières qui redonnent à l’Europe une identité.
L’histoire de la France aux XVIIIème et XIXème siècles fut celle de la lente construction d’un marché intégré à partir de ce que Mirabeau appelait en 1789 un « agrégat inconstitué de peuples désunis ». La moyenne bourgeoisie et la moyenne noblesse, pendant tout le XVIIIème siècle, ont construit ce marché. Et l’histoire du XIXème siècle fut celle de la construction progressive, par les ouvriers, de protections économiques et sociales, en même temps que naissait une identité collective de la société : c’est la Troisième République (1880) qui a inventé une fête nationale, un drapeau.
N’assistons-nous pas aujourd’hui, compte tenu de l’évolution de l’ensemble du monde, à un simple changement d’échelle ? Comme le XVIIIème siècle et la première partie du XIXème siècle ont vu la construction d’un grand marché national, les peuples européens ne cherchent-ils pas depuis 1955 la protection et cette forme d’identité collective que demandait la population nouvellement urbaine de la fin du XIXème siècle ?
D’une certaine manière, cette crise et la Chine peuvent être une chance parce qu’elles disent à l’Europe : soit vous existez et il y a encore un projet collectif commun, une capacité économique et une possibilité de construire un espoir, soit vous préférez jouer chacun de votre côté, que ce soit à l’intérieur des nations ou entre les nations et vous vous condamnez à la « deuxième division », à la fragmentation et au risque de conflits entre les pays européens et à l’intérieur même des États.
C’est un beau débat pour 2012.
Jean-Pierre Chevènement
Vous avez entendu l’exposé d’un certain nombre de thèses. Je ne veux pas intervenir plus avant.
Je veux quand même rappeler à M. El Karoui que le marché unique existe depuis 1986, avec la libération des capitaux qui n’a pas été pour rien dans la crise économique et financière à laquelle nous assistons. L’Europe ne protège pas, on le sait bien. Pour le moment, nous envisageons le destin de la monnaie unique, nous parlons de fédéralisme, avec un budget européen qui ne représente que 1% du PIB de l’Europe !
Comment faire le grand saut ?
Je veux bien changer d’échelle mais il faut sur le marché de la dette publique, rester réaliste. J’ai dessiné trois pistes possibles : l’intervention de la banque centrale, l’émission d’eurobonds et à défaut, le doublement du FESF. Mais je constate que l’Allemagne n’y est pas favorable. Elle est hostile à toute protection commerciale autour de l’Europe et reste favorable au libre-échange, vous le savez bien.
Essayons d’avancer dans le débat en proposant non pas une utopie sympathique et généreuse mais irréalisable mais des solutions pratiques. Nous avons des responsabilités à prendre, c’est pourquoi nous devons essayer, avec les autres pays européens, de convaincre notre partenaire allemand, première économie européenne, qui tient les cordons de la bourse, avec un excédent commercial d’environ 160 milliards d’euros en 2010 (alors que nous enregistrons un déficit de plus de 50 milliards). Cela fait partie des réalités. La meilleure solution serait d’aller vers une initiative européenne de croissance par la voie salariale et par le financement, par emprunt, de grands programmes de recherche et d’infrastructures plutôt que vers une stagnation de longue durée à travers des plans de rigueur superposés, ce qui rendra plus difficile la résorption des déficits et de l’endettement.
Gérard Lafay
Je voudrais faire une petite remarque en ce qui concerne l’euro.
Peut-on sauver l’euro ?
M. El Karoui a proposé la solution du fédéralisme fiscal, ce qui suppose un budget européen de 10%, 15% ou 20% du PIB. Logiquement, c’est la seule solution qui permettrait de sauver l’euro. Mais un budget commun existe à l’intérieur d’une nation grâce aux mécanismes de solidarité entre les différentes régions. Les Allemands sont-ils prêts à payer pour une solidarité européenne ? Évidemment non, tout simplement parce qu’ils ont déjà beaucoup payé pour l’ancienne RDA. L’idée de nation allemande les disposait à payer pour mettre à niveau l’Allemagne de l’est. Mais ils excluent totalement de payer pour la mise à niveau d’autres régions européennes parce que la solidarité européenne n’existe pas. C’est le problème de fond. Economiquement viable, l’Europe est politiquement inviable.
L’idée du fédéralisme, en réalité, est inhérente au projet de l’euro. On savait dès l’origine qu’il faudrait aller toujours plus loin. Si l’Europe dysfonctionne, il faut plus d’Europe ! Si le marché unique ne fonctionne pas, créons la monnaie unique ! Si la monnaie unique pose des problèmes, il faut aller vers le vrai fédéralisme ! Mais, encore une fois, cela suppose un budget de 15% du PIB, ce que les Allemands excluent totalement… tout comme les autre pays européens, d’ailleurs.
La solidarité nationale existe, pas la solidarité européenne. Ça n’empêche pas qu’on puisse faire l’Europe autrement. En matière de production commerciale, je partage le point de vue de M. El Karoui, là il y a effectivement quelque chose à faire.
Jean-Pierre Chevènement
Autrefois, les responsables soviétiques répétaient que si l’URSS connaissait des échecs, c’était « faute de socialisme ». Il fallait donc aller toujours plus avant. De même, un interlocuteur yougoslave m’expliqua un jour que si ça ne marchait pas, c’était faute d’autogestion…
Dans la salle
Faut-il sortir de l’euro ?
Jean-Pierre Chevènement
Il serait préférable, au point où nous en sommes, de changer les règles de l’euro, pour éviter un atterrissage trop brutal. Je crains malheureusement que nous n’ayons beaucoup de peine à convaincre nos partenaires. Il faudrait quand même essayer. Sinon, nous n’aurons pas à sortir de l’euro car il s’écroulera tout seul. Le problème sera alors d’organiser la sortie de ce mécanisme en y substituant, par exemple, un toit européen sous la forme d’une monnaie commune (ce qu’on appelait l’écu autrefois) à partir de laquelle les autres se définiraient dans un rapport négocié. On avait évoqué la possibilité que cette monnaie puisse servir à des usages externes, l’écu a d’ailleurs permis de lancer des emprunts à l’époque où l’euro n’existait pas. Il faudrait, à mon avis, travailler dans cette perspective. Mais je n’en fais pas, pour ma part la perspective prioritaire. Je pense que si on peut convaincre l’Allemagne d’aller dans les trois directions que j’ai indiquées tout à l’heure, ce serait sans doute préférable en raison du problème, très bien posé par Dominique Garabiol, des marchés financiers, de l’incapacité où nous sommes de les réguler et de l’insuffisance des dispositions prises au titre de Bâle 3 pour remédier à cette folie spéculative.
Jean-Luc Gréau
Gérard Lafay a raison de dire que l’union monétaire a été conçue comme un pas important poussant, incitant ou forçant, sans le dire, les États à accepter une future union politique. Dans un de mes livres j’ai désigné l’union monétaire par une formule inélégante : « le chausse-pied de l’union politique ». Or, pour l’instant, l’union politique n’a pas progressé et les divergences économiques et financières se sont accentuées.
Quand vous voyez surgir subitement des articles de presse sur une crise, grecque ou irlandaise, c’est que les acteurs du marché des dettes publiques ont commencé à changer d’opinion. Ils changent généralement d’opinion de façon brutale. Cela rejoint la question des marchés financiers puisque nous sommes entre les mains des traders de ces marchés. Ce sont eux qui ont d’abord décidé que les dettes publiques européennes devaient être considérées comme aussi fiables les unes que les autres. Ce sont eux qui ont décidé ensuite que ce n’était plus le cas. Ce sont eux qui ont mené au précipice hier la Grèce, aujourd’hui l’Irlande et demain sans doute d’autres pays.
S’agissant de l’Allemagne, j’attire votre attention sur le fait que les taux allemands se sont accrus de près d’un point en l’espace de quelques semaines ! L’hypothèse la plus plausible est que ces fameux opérateurs de marché craignent qu’effectivement joue la solidarité européenne, c’est-à-dire que l’Allemagne reçoive le fardeau des pays insolvables, se retrouvant elle-même en position délicate, dans l’incapacité d’assumer sa propre dette (80% du PIB) et celle des autres ! Le point de vue est très bien résumé aujourd’hui dans un entretien donné par Philippe Maystadt, le président belge de la Banque européenne d’investissement (BEI) : « Mutualiser la dette des pays de la zone euro signifierait que l’Allemagne devrait payer plus cher quand elle emprunte, et peut-être beaucoup plus cher ».
Hakim El Karoui
Cela montre bien qu’il ne s’agit pas d’utopie. Le fait que les pays européens prennent acte de la spécialisation de leurs économies crée de la solidarité et la seule manière de mettre en œuvre la solidarité est une forme de redistribution. Ce n’est pas une utopie, c’est la réalité, c’est la question qui est posée aujourd’hui par les marchés qui, pour une fois, ne sont pas dans un rôle spéculateur mais posent un problème politique : la construction européenne est bancale. C’est un problème politique qu’il faut résoudre. Soit il y a de la redistribution, parce que les riches ont besoin des pauvres pour consommer leurs produits, soit il n’y en a pas. Ensuite viendra la question plus globale du soutien de la demande, donc de la consommation et de l’augmentation des salaires. Et là se posera la question de la régulation commerciale.
Jean-Pierre Chevènement
Croyez-vous sincèrement qu’on puisse créer une solidarité entre des pays dont la spécialisation est de produire et d’autres dont la spécialisation est de consommer ?
Hakim El Karoui
La complémentarité entre les économies est évidente. La première victime de la sortie de l’euro ne serait pas la Grèce, dont la dette va être restructurée de toute façon, mais l’Allemagne qui perdrait du jour au lendemain dix ans d’efforts de productivité avec un euromark à 1,70$ ou 1,80$. Il y a donc une complémentarité et une solidarité de fait. C’est la raison pour laquelle, malgré eux, les Allemands suivent. Madame Merkel a fait le Fonds contre son gré mais elle l’a fait. Les Allemands savent aujourd’hui qu’ils seraient les premiers perdants à la sortie de l’euro et qu’ils ont besoin des autres. L’Allemagne qui fait cavalier seul n’existe que dans les discours allemands. La réalité c’est que 5% du commerce extérieur allemand va vers la Chine tandis que les deux tiers vont vers l’Europe. Les Allemands ont besoin de l’Europe.
Dominique Garabiol
Un problème réel est la responsabilité politique de la nouvelle phase. On a dit, en 1992, que Jacques Chirac était réservé mais qu’il ne voulait pas prendre la responsabilité politique du « non » au référendum.
Il me semble que la situation actuelle est un peu la même.
Cela répond aussi à la question : faut-il sortir de l’euro ? En réalité, une décision politique majeure, prise il y a dix-huit ans, est entrée en application il y a presque neuf ans. Et nous avons assisté à une partie de mistigri pour se défausser de la responsabilité de l’échec formel de l’euro.
Il est exact que l’Allemagne, tout en manifestant sa fermeté financière, a jusqu’ici accepté le minimum pour permettre la survie de la zone. Cela durera-t-il éternellement ? Le jeu de l’Allemagne est de mettre la charge de la faute sur les pays endettés parce qu’ils ne respectent ni le traité ni l’engagement de maîtrise de l’endettement public.
Une partie de poker menteur, qui dure depuis un certain temps, a pris de l’intensité à mesure que l’enjeu devenait plus important. Mais on sent bien que le balancier est en train d’osciller. Le ministre des finances portugais a évoqué lui-même la sortie du Portugal de l’euro. Le ministre de l’économie allemand a mis comme alternative à l’échec du dispositif actuel la sortie des pays endettés de l’euro.
Tout cela est en train de mûrir et ressemble beaucoup plus à un jeu de rôles qu’à un engagement européen. Je ne crois pas que les Allemands soient prêts à accepter le dispositif de solidarité qui serait nécessaire à la solidité de l’euro parce que ce dispositif serait pour eux un puits sans fond. S’ils l’acceptent ils ne savent pas où il les entraînera. Si on se place du point de vue allemand, ce qu’on leur demande est quand même très impressionnant.
Dans la salle
Je suis un peu de votre avis : le fédéralisme me paraît très difficile à instaurer en aussi peu de temps, compte tenu de la gravité de la crise dont, tout le monde l’a dit, nous sommes très loin d’être sortis. En revanche, ne faudrait-il pas essayer de s’entendre sur les mesures que vous proposez, peut-être en instaurant un protectionnisme au niveau de l’Europe ? C’est ce que font les États-Unis et la Chine.
On a parlé de trois grands pôles : Nord-Amérique, Asie et Europe. Au niveau de l’Europe, la puissance à convaincre est l’Allemagne, tout le monde en convient. Le protectionnisme, pour l’instant, n’intéresse pas les Anglais. Il n’est pas dans leur mentalité et n’est apparu que très rarement dans leur histoire, à l’époque de Cromwell. Donc le problème est moins important en Angleterre qui n’est d’ailleurs pas dans la zone euro.
Selon M. Gréau, cette crise a une origine extérieure, la crise du marché hypothécaire américain. La raison essentielle en était les bas salaires américains. Pour acquérir, il fallait emprunter, toujours emprunter à des taux très élevés. Le protectionnisme permettrait peut-être de faire cesser la pression sur les salaires, en France, en Italie, en Espagne et, à terme, peut-être en Allemagne. On demande en effet aux Allemands de limiter leurs salaires pour que les coûts soient toujours plus bas, pour faire face à la Chine. Une masse salariale et une masse de consommation de meilleur niveau permettraient peut-être de repartir sur des bases un peu plus saines et de sauver l’euro. En effet, compte tenu du temps déjà passé avec cet euro et des inconvénients déjà subis, il faut peut-être essayer de continuer même si, de temps en temps, perseverare diabolicum.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Madame.
N’oubliez pas qu’en 2007 l’Allemagne exportait 48% de son PIB, 40% en 2009, probablement 45% en 2010. L’Allemagne est une économie bâtie sur l’exportation, comme l’économie chinoise. Elle sera donc très difficile à convaincre. En théorie je suis d’accord avec vous. Ce serait une solution pour relever le niveau des salaires à l’abri d’une protection. Mais ce point de vue est un peu théorique.
Jean-Luc Gréau
Madame, vos propos résonnent avec la force du bon sens.
Le diagnostic de la déflation salariale – que j’avais fait, avec quelques autres – a été refusé lorsque la crise a éclaté. L’endettement disproportionné des ménages occidentaux dans un certain nombre de pays n’est pas compréhensible sans un ralentissement, voire une compression, de la rémunération du travail au sens large, qui inclut pourtant les bonus des traders et la rémunération des cadres supérieurs. Cette déflation salariale a produit son effet : la crise du marché hypothécaire américain et nous sommes maintenant dans un pétrin dont nous ne savons pas comment sortir. Il est évident que la reconfiguration du commerce mondial autour de quelques grandes zones avec une protection commerciale de la zone euro ou de l’Europe serait une solution idéale pour commencer à rebâtir une unité, une homogénéité de l’Europe. Le problème est toujours l’Allemagne. Vous avez écarté l’Angleterre, vous avez raison. L’Angleterre a une autre tradition, une autre histoire.
Un chiffre fait tout comprendre. La consommation allemande a connu une croissance de 3%, en tout et pour tout, entre 2000 et 2009. Cela signifie que, hors dépenses médicales, qui augmentent mécaniquement pour différentes raisons, la consommation des Allemands a baissé.
Cela signifie que, hors dépenses médicales, qui augmentent chaque année, la consommation des Allemands a baissé C’est un phénomène historique inouï dans les pays occidentaux depuis la guerre. La consommation française moyenne, qui n’a rien d’extravagant, car elle n’a pas été dopée par le crédit à la consommation, a cependant été de 21% pendant la même période. Cela contribue bien sûr au déséquilibre commercial entre la France et l’Allemagne dont on nous rebat les oreilles. Le problème est là. Mais les politiques allemands, les chefs d’entreprises allemands (qui ont un poids prépondérant dans le système politique de l’Allemagne) sont-ils disposés à changer d’avis ? Pour l’instant, ces grands chefs d’entreprises ont le regard tourné vers les pays émergents où se situent leurs projets d’avenir, non pas à cinq ans mais à dix, quinze ou vingt ans.
Dans la salle
Comment expliquer aux Allemands qu’avec le même euro ils affichent 150 milliards d’excédent commercial tandis que nous cumulons 50 milliards de déficit, connaissant leur propension à croire qu’ils sont les seuls à travailler pendant que les autres se tournent les pouces ?
Ils se tournent vers les marchés émergents : pourquoi n’y parvenons-nous pas ?
Ne devrions-nous pas nous remettre en cause nous-mêmes ?
Jean-Luc Gréau
Vous avez partiellement raison. L’Allemagne a délibérément comprimé ses coûts du travail et je peux vous affirmer sans crainte de me tromper et sans entrer dans la propagande antiallemande que l’Allemand est payé au-dessous de sa productivité et de sa qualité. Cela a contribué fortement à l’excédent commercial. Si on y ajoute la faiblesse d’un certain nombre de leurs partenaires européens qui n’ont pas fait la même chose, qui n’ont peut-être pas la même organisation du travail, ni la même force des entreprises de catégorie moyenne on comprend pourquoi l’Allemagne s’est propulsée sur le devant de la scène. N’oubliez pas cependant qu’à l’heure où nous sommes réunis, si l’Allemagne a presque effacé sa brutale récession survenue pendant la crise, elle ne l’a pas encore totalement surmontée. Nous verrons si les perspectives qu’elle brosse à moyen ou long terme se concrétiseront. Quoi qu’il en soit, le mouvement même – bien évoqué par Hervé Juvin et Hakim El Karoui – de progrès éducatif, de progrès économique dans l’organisation des pays émergents implique que ces pays seront de plus en plus aptes à faire ce que nous faisons et même ce que l’Allemagne fait actuellement dans une situation de relatif monopole technique. Il est prévisible que ces pays émergents demanderont prochainement aux entreprises allemandes de venir produire chez eux ce qu’actuellement elles exportent à partir de leur territoire.
Gilles Casanova
Une des limites de l’euro, qui peut-être un danger, est en train d’apparaître.
Vous avez évoqué ce qu’on peut demander à l’Allemagne en termes de solidarité. Les trois propositions présentées par Jean-Pierre Chevènement sont tout à fait opportunes mais avez-vous noté que les réactions des opinions publiques, dans les divers pays concernés par la crise, ont tendance à diverger de plus en plus ? 70% des Grecs interrogés dans un sondage il y a quelques mois reconnaissaient que si les Grecs avaient payé leurs impôts sans tricher, la Grèce ne vivrait pas une crise économique aussi grave. Une telle étude donne aux Allemands le sentiment que l’argent, le devoir et le droit n’ont pas les mêmes valeurs au sud et au nord de l’Europe. Ne risque-t-on pas, en forçant l’Allemagne, pour des raisons économiques, à consentir un certain nombre d’efforts, que son opinion publique se tourne contre des pays qui ont une tradition de rapport à l’État un peu différente, comme l’Italie, l’Espagne, le Portugal ou la Grèce ? Peut-être aussi contre la France que les Allemands voient comme beaucoup moins disciplinée ?
N’y a-t-il pas là un risque de mettre en route une mécanique populaire dangereuse ?
Jean-Pierre Chevènement
En mettant le doigt sur le fait que l’Europe est faite de peuples différents qui ne raisonnent pas de la même manière, vous nous ramenez à l’erreur de conception initiale de la monnaie unique.
Il faut toutefois voir les choses de plus haut. La crise de l’euro dont on ne s’est pas encore dépêtrés ne sera qu’une modalité de la régression, à l’échelle mondiale, de l’Europe par rapport à ce qu’elle a été. Il faut comprendre que nous vivons malheureusement une phase de déclin auquel la construction européenne telle qu’elle a été pensée jusqu’à aujourd’hui n’a pas apporté de solution.
Loin de nous abandonner au sentiment du déclin, essayons de voir comment nous pouvons rebondir. Les propos de M. Juvin étaient à cet égard très intéressants. La question qui se pose est de savoir de quelle forme politique nous devons nous armer pour espérer reprendre pied face au choc des identités nationales montantes persistantes. Pour le moment, nous sommes en train de perdre pied. Nous devons nous reprendre.
La réaffirmation de l’identité républicaine de la France ne serait pas, selon moi, une mauvaise réponse, à la fois pour armer le pays et pour susciter les accords nécessaires à l’échelle internationale.
Jean-Luc Gréau
Les opinions comptent énormément. L’opinion publique allemande se détache du sentiment de solidarité européenne. Si les Allemands veulent conserver l’euro – un euro du nord -, c’est pour protéger leur situation propre.
Pourtant, tous les Allemands ne sont pas sur la même longueur d’ondes. Hier, l’ancien président du patronat allemand, M. Henkel, disait dans le Journal du dimanche que c’est à l’Allemagne de sortir de l’euro et de se dépêtrer de ce magma. D’autres pensent au contraire qu’il faut un euro du nord et un euro du sud.
Les choses sont allées plus vite que les intelligences humaines. Les faits économiques sont en route, l’histoire s’accélère et nous serons placés d’ici quelques mois devant des décisions à improviser. Elles seront très lourdes et je ne peux pas pronostiquer ce qui va en sortir. L’échéance n’est pas 2012, ce ne sont pas les élections présidentielles et législatives, c’est l’échéance économique, monétaire et financière de 2011.
Dans la salle
Je suis un peu surpris que les débats de cette soirée fort intéressante se soient organisés comme si on considérait que la monnaie unique est un fait avec lequel il faut faire, « faire avec », comme disait l’autre…
Mais il existe tout de même de par le monde des pays qui ont réussi à diminuer leur endettement public. Je suis surpris que personne n’y fasse la moindre allusion. Je pense par exemple à ce qui s’est fait en Argentine ou, si vous estimez que l’Amérique du sud est bien loin, à ce qui s’est fait en Suède en 1992, quand la Suède a dévalué sa monnaie et diminué prodigieusement le pourcentage de son endettement par rapport à son PIB.
M. Trichet a déclaré il y a quelques temps que la BCE avait pour objet de racheter toutes les valeurs qui ne trouvaient pas preneur. J’appelle ça l’institution et la proclamation ouverte de la planche à billets ! On n’a pas idée de racheter des valeurs qui n’ont plus aucune valeur ! On fait de l’inflation de façon massive. C’est le désordre qui en résulte : les krachs boursiers et leurs rebonds qui vont se profiler au fur et à mesure, avec les désordres sociaux qu’ils impliquent.
Ne pourrait-on pas dénoncer l’euro comme étant la cause du drame ? On semble oublier que l’euro est l’empêchement de dévaluer en même temps qu’il est le moteur d’une inflation monstrueuse. Il faudrait donc mettre un terme à l’euro et revenir, ainsi que vous le suggériez tout à l’heure, à un système de serpent monétaire avec la faculté, pour des pays qui ne sont pas tous de même structure, de dévaluer à leur convenance de telle sorte qu’ils puissent rembourser leurs dettes.
Dominique Garabiol
Je crois que la sortie de l’euro serait un processus très délicat sur le plan économique parce qu’il faudrait convenir d’une organisation européenne après l’éclatement de l’euro. Ce n’est pas évident.
Certains proposent le SME … qui nous a fait souffrir pendant quinze ans ou vingt ans !
Il faudrait trouver un mécanisme qui fasse consensus entre les pays européens et maintenir une forme d’organisation économique de l’Europe, de la zone euro, même si ce n’est pas une intégration aussi poussée. Le choix d’une forme d’organisation est très délicat car l’enjeu est énorme et le processus très complexe.
Cela renvoie à la question de Gilles Casanova : le risque est aussi que la situation « dérape » sur le plan politique, qu’on renforce certains mouvements politiques qui seraient dangereux pour la stabilité politique de l’Europe.
La frontière entre l’économique et le politique est très ténue. Y a-t-il même une frontière ? Nous sommes dans le domaine politique et c’est pourquoi le processus à enclencher est très difficile. Une telle décision de la France signifierait non seulement qu’elle quitte l’euro mais que l’euro éclate parce que la sortie de la France entraînerait, de facto, celle des pays périphériques et de l’Italie. Tout le monde se retrouverait dans le chaos et les réactions ne sont pas prédictibles.
Je crois que ce que nous voyons se dérouler sous nos yeux est un peu la préparation de cette éventualité. Les discussions commencent à porter sur des questions réputées taboues : les ministres des finances osent maintenant parler de la sortie de l’euro.
En tout état de cause, il est inimaginable qu’un pays comme la France, compte tenu de son poids en Europe, prenne cette décision sans coordination avec les autres pays concernés par cette construction de l’euro.
Jean-Pierre Chevènement
Je voudrais dire quand même que la position que nous tenons est très méritoire ! Ceux qui se souviennent des débats autour du traité de Maastricht savent en effet que je n’ai pas été parmi les plus chauds partisans de la monnaie unique. En responsables politiques, nous regardons la situation telle qu’elle est en ouvrant plusieurs scénarios possibles parce que nous ne savons pas si l’affaire ne va pas nous échapper.
Quels sont les scénarios envisageables ? Je crois fondamentalement que nous avons besoin d’un euro moins cher pour notre industrie, pour l’emploi et pour la jeunesse. C’est cette idée-là qui doit nous guider. Nous devons absolument éviter de nous retrouver dans une petite zone euro, avec une monnaie surévaluée, ce serait suicidaire. Au contraire, nous devons créer les conditions d’un euro assez faible. Est-ce possible ?
Dans la salle
Le drame c’est que, quel que soit le niveau de l’euro, il sera convenable pour certains et désastreux pour d’autres. Là réside la nocivité et la toxicité fondamentale de cette idée qui ne tient pas debout, qui n’a jamais tenu debout et qui n’a jamais été que le résultat d’arrière-pensées politiques peu convenables et tout à fait contraires aux libertés publiques.
Jean-Pierre Chevènement
Nous n’allons pas refaire le débat sur le traité de Maastricht, quelque intérêt que cela puisse présenter rétrospectivement.
Merci à tous les intervenants et à vous tous.
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1) La France et l’Europe dans les tenailles du G2 ? Colloque de la Fondation Res Publica, tenu le 18 janvier 2010.
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