Œuvrer pour la survie de l’Europe industrielle

Une tribune de la Fondation Res Publica, parue dans les pages Rebonds de Libération (« Les enjeux de 2012 »), lundi 31 janvier 2011.

La désindustrialisation frappe fortement la France. L’industrie représentait en 1982 28% de la valeur ajoutée ; elle est aujourd’hui tombée à 13%, loin derrière l’Allemagne (30%). Notre pays comptait 5 575 000 emplois industriels en 1982 ; il n’en reste que 3 300 000 en 2010. La débâcle s’accélère : entre 2000 et 2009, plus de 530 000 emplois salariés directs ont disparu dans l’industrie.

Or, sans industrie, sans usines, notre pays perd des emplois : emplois qualifiés mais aussi emplois non-qualifiés indispensables à un traitement économique du chômage de masse. Les études sociologiques montrent le lien étroit existant entre la disparition des emplois industriels et la dégradation des quartiers populaires, proches des grandes villes ou le départ des familles ouvrières vers les zones périurbaines et rurales. C’est une illusion que de croire que le secteur des services prend la place de l’industrie disparue : la plupart des services accompagnent l’industrie ; l’économie réelle, la fabrication de produits, l’innovation technique restent essentielles. Il est illusoire de laisser croire que le déclin industriel serait une chance pour la protection de l’environnement : au contraire, sans industrie il n’y aura pas d’économie verte.

De la même manière, il n’est pas raisonnable de penser que la mondialisation aboutirait à une heureuse répartition des rôles : les pays émergents se spécialisant dans la production de masse tandis que les Etats-Unis et l’Europe garderaient la main sur les secteurs de haute technologie. La Chine est l’atelier du monde, mais elle devient maintenant le laboratoire du monde et son effort de recherche la place au 3ème rang mondial aujourd’hui. L’Inde forme 700.000 ingénieurs par an.

Réinventer une politique industrielle
Ni le capitalisme financier globalisé, ni le capitalisme actionnarial, avec des marchés financiers cupides et court-termistes ne peuvent prendre en compte les exigences du long terme. Il est urgent de réagir. Nous le ferons en mobilisant nos atouts dans une démarche qui tire le meilleur de la pratique française, alliant acteurs privés, Etat, recherche. Le mot de politique industrielle n’est pas passé de mode. Il s’agit de prendre en charge les intérêts de notre pays dans la durée : les conséquences sociales, économiques, commerciales des choix ne peuvent pas échapper à un arbitrage public, sous le regard des citoyens. Il s’agit en premier lieu de faire évoluer notre structure d’entreprises. Nous comptons 4 000 entreprises de 500 à 5 000 salariés, l’Allemagne quatre fois plus. Les entreprises moyennes, qui sont la vitalité du tissu industriel sont à l’évidence sous-capitalisées, ne parviennent pas à investir suffisamment. Une réforme fiscale encourageant l’investissement est indispensable. Elle doit aller de pair avec l’évolution du financement de la protection sociale qui ne pourra plus reposer sur les seuls salaires : à la TVA sociale, on oppose certes l’injustice du système actuel ; mais elle n’est pas irréformable!

La recherche publique est développée dans notre pays, mais la recherche privée, malgré les dispositifs d’incitation, ne l’est pas suffisamment. De grands progrès seraient réalisés si recherche publique comme privée et industrie étaient mises en synergie. Partout où cet effort a été engagé, les résultats ont été au rendez-vous.

La politique des filières se révèlera efficace, dès lors qu’elle impliquera un traitement coordonné de la chaîne maître d’œuvre – sous-traitant. C’est vrai dans l’industrie, c’est vrai aussi pour la filière agro-alimentaire : pas d’industrie agro-alimentaire sans production agricole ! Le lien formation – recherche – industrie, la mise à niveau de l’Université, la valorisation de l’emploi des ingénieurs dans le secteur industriel, et pas seulement dans l’ingénierie financière sont autant de nécessités. Le renouveau d’une politique industrielle passe par la réorientation des flux des jeunes élites françaises de la finance vers l’industrie.

Changer la politique actuelle de la concurrence est une urgence. Peut-on laisser à la seule Commission le soin de mener cette politique, avec beaucoup d’anachronisme, en ignorant le fait que nos grandes entreprises sont en compétition mondiale et que la notion de « monopole européen » n’a plus grand sens en économie globalisée et ouverte ? Un regard politique, fondé sur l’intérêt général européen doit intervenir : à l’évidence celui du Conseil et non celui de la seule Commission (qui aurait, si on l’avait écoutée, laissé disparaître Alstom, après avoir empêché la fusion Schneider-Legrand, et laissé filer Pechiney sous la coupe du Nord-Américain Alcan) ; aider à former des « champions européens » devrait être une exigence. Ce n’est pas le cas, et la quasi-totalité de ces champions européens sont allemands.

Agir sur les règles du jeu
Enfin, il faut traiter de la compétitivité de l’industrie en ayant une vue d’ensemble. Comment ignorer que les questions de la monnaie et du taux de change sont déterminantes ? La sous-évaluation du yuan est soulignée par tous, et à juste titre. Mais la surévaluation de l’euro ne doit pas être un sujet tabou. Rappelons que, quand les pièces et billets en euros sont introduits, le 1er janvier 2002, le change euro-dollar est à 0,8862 ; il est au 1er janvier 2011 à 1,3387 : 51% de hausse en neuf ans. Il est vrai que les créneaux dans lesquels l’Allemagne fait merveille sont moins sensibles à cette hausse de l’euro. Mais la plupart des secteurs d’activité de la France, comme de l’Italie ou de l’Espagne, sont très exposés à cette surévaluation. Nous en souffrons davantage, en exportant moins et en laissant durablement nos concurrents prendre nos parts de marché. De surcroît, l’Allemagne, qui a amélioré sa compétitivité par des compressions de coûts salariaux (Agenda 2010, plan Hartz 4…), réalise 60% de ses excédents dans la zone euro. Et, à rebours des choix américains ou asiatiques, elle entraîne toute l’Europe dans la voie de la rigueur au risque de rendre difficile toute relance autre qu’allemande. Ces choix de l’Allemagne sont contradictoires avec les besoins de notre pays ; la dernière étude de population montre d’ailleurs que nos peuples divergent profondément quand il s’agit d’appréhender l’avenir.

Comment évoquer la compétitivité de l’industrie sans traiter des taux de change et des déséquilibres commerciaux massifs ? Quand la Chine entra à l’Organisation Mondiale du Commerce en 2001, aucune condition particulière, sociale ou environnementale, ne vint freiner son dumping sur tous les marchés du monde. Il est temps de définir ce que doit être le « fair trade », c’est-à-dire le commerce extérieur à conditions équivalentes. On peut craindre que, sans progrès sur ce dossier, les salaires et l’environnement soient pour nous la seule variable d’ajustement face à une concurrence peu loyale. On évoque souvent un protectionnisme européen, mais qui supposerait que nos partenaires en soient partisans. On peut au moins exiger que la notion de réciprocité prenne force de loi, qu’une certaine viscosité s’installe dans les échanges commerciaux afin de ne plus être, dans l’instant, pieds et poings liés par des démarches agressives et soudaines. Les normes sociales et environnementales seraient, de ce point de vue, doublement utiles. Il est vrai que, s’agissant là du Grand Tabou, il faudra sans doute attendre que le Grand Frère américain y attente pour que les Européens songent à le faire…

L’enjeu est, ni plus ni moins, la survie d’une Europe industrielle, entre les tenailles des pays à bas coûts de main d’œuvre d’une part, et les Etats-Unis utilisant l’arme du dollar faible. Enjeu économique, certes, mais aussi politique et social. Les ouvriers n’ont pas disparu, même s’ils ont dû quitter le centre des grandes villes. La débâcle de nos industries les abandonne au chômage de masse et de longue durée. C’est une injustice sociale. C’est aussi un risque politique explosif ; c’est là que l’irruption de l’extrême droite au premier plan de la scène trouve son premier carburant. Le retour d’une politique industrielle moderne capable d’assurer à notre pays ses chances dans la compétition mondiale est donc une double et impérieuse nécessité.

Encadré : Colloques pour trouver des remèdes
Les propositions de la Fondation Res Publica :

  • lien formation – recherche – industrie
  • orientations de politique industrielle
  • politique de la concurrence
  • politique monétaire et taux de change de l’euro
  • régulation du commerce mondial
  • fiscalité, épargne et industrie
    sont précisées dans les Actes des colloques :

——–
Présidée par Jean-Pierre Chevènement, la Fondation Res Publica est reconnue d’utilité publique depuis 2005. Ses contributions les plus récentes portent sur l’avenir de la zone euro, la nécessité d’un système monétaire international repensé, la mise en place de protections commerciales, ou encore la politique de l’Allemagne en Europe. Voir le site: www.fondation-res-publica.org

Ce texte est le second d’une série que la Fondation Res Publica publiera dans les pages Rebonds de Libération au cours des prochains mois dans la thématique « Les enjeux de 2012 ».

Voir le texte sur Liberation.fr

S'inscire à notre lettre d'informations

Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.

Veuillez saisir une adresse email valide.
Veuillez vérifier le champ obligatoire.
Quelque chose a mal tourné. Veuillez vérifier vos entrées et réessayez.