Interventions lors du débat final du séminaire L’après-Kyoto: Cancún et les enjeux de la prévision climatique, tenu le 15 novembre 2010.
Jean-Pierre Chevènement:
Avant que le débat se lance je veux remercier M. Hervé Le Treut et M. Vincent Courtillot pour leurs exposés tout à fait passionnants. Je remercie aussi Pierre Papon pour avoir organisé ce dialogue – je ne parlerai pas de confrontation.
Rien n’intéresse davantage la République que ces questions de climat qui concernent d’ailleurs tous les peuples. En France, nous émettons 5% du total des gaz à effet de serre et recevons 95% des gaz émis par le reste de l’humanité. On peut donc parler d’un destin commun.
Vincent Courtillot a pris soin de dire qu’il parlait d’abord comme scientifique, ensuite comme citoyen. Les hommes politiques font partie des citoyens de base et décident en fonction d’équilibres politiques, en général la composition de leur majorité. Ils passent des accords entre différents courants. Le gouvernement de la gauche plurielle, par exemple reposait très largement sur un certain nombre de décisions – comme l’abandon du Superphénix (1) – qui n’étaient pas scientifiques mais politiques. Il arrive un moment où le politique se tourne vers les scientifiques en les suppliant de rester aussi longtemps que possible des scientifiques et de surmonter, si possible, leurs divergences d’appréciation (bien qu’elles n’aient rien de choquant). La recherche est et doit rester libre. Nous nous sommes battus pour la liberté de la science et nous nous méfions de tout ce qui peut ressembler à un mouvement d’intolérance. Je suspecte – sans être absolument certain de mon fait – dans certains courants écologistes un élément d’intolérance. Pour connaître quelques-uns de leurs responsables, je suis souvent surpris par le caractère massif, quasiment granitique de leurs convictions que rien ne peut entamer : Ils sont dans le vrai, ils incarnent le bien. Je sens ressusciter une forme de millénarisme longtemps accaparé par les religions puis par les religions séculières, notamment – mais pas seulement – le communisme par exemple. Après l’effondrement des idéologies est apparue une tendance à un certain catastrophisme qui se cristallise sur des données qui restent à prouver. Il faut être extrêmement prudent vis-à-vis de toute thèse englobante et il importe que la recherche reste absolument libre. C’est un point fondamental. Je sais gré, de ce point de vue, à Claude Allègre, provocateur bien connu, d’avoir ouvert le débat d’une manière si fracassante qu’il ne peut plus s’arrêter. Par conséquent, si les simples citoyens sont obligés de s’intéresser de près à ces questions, les responsables politiques ont le devoir de se faire non pas une religion mais un point de vue. Chacun a un pressentiment. Je n’échappe pas à la règle : je pense plutôt que le réchauffement observable depuis une trentaine d’années est d’origine anthropique et que si tel est le cas, l’humanité a le devoir impérieux de tout faire pour limiter l’émission de gaz à effet de serre. En même temps, je suis interpellé par la thèse des variations du climat sur la longue période. Le fait que le climat n’a pas énormément bougé sur mille ans me fait réfléchir.
J’aimerais savoir comment le dialogue s’organise au sein de la communauté des scientifiques. Chacun sait que les laboratoires ne vivent pas de l’air du temps (même s’ils s’occupent de météorologie et de climat !). Ils vivent de crédits. Le GIEC rassemble des moyens considérables. Ces modèles élaborés sur trente ans ont représenté un investissement important : il faut les perfectionner, ce qui nécessite de nouveaux crédits. D’une certaine manière, le GIEC a donc un intérêt objectif à éveiller l’inquiétude en montrant que si on prolonge l’évolution telle qu’elle est observée depuis trente ans jusqu’en 2050, on va vers un réchauffement de 2°, comme vient de le dire M. Le Treut.
Toutefois, on observe des phénomènes tout à fait évidents, telle la fonte des glaces. Vincent Courtillot me suggère qu’elle ne dit rien sur l’origine du réchauffement. C’est parfaitement exact mais cela révèle un réchauffement, en tout cas. Par conséquent, nous devons être vigilants.
J’aimerais savoir, par exemple, comment M. Le Treut répond à deux arguments qui ont été avancés par Vincent Courtillot : un refroidissement, observable depuis 1998 et, d’autre part, une observation sur un millénaire qui manifesterait que, fondamentalement, il n’y a pas eu de variation, même s’il y a eu beaucoup de changements : l’optimum médiéval, le petit âge glaciaire, dont on trouve toutes sortes de traces, non seulement dans la peinture de Bruegel mais au Groenland et partout ailleurs. Comment le dialogue s’organise-t-il entre vous ? L’Institut de Physique du globe a-t-il essayé de développer un dialogue avec les représentants du GIEC ? Avez-vous pu discuter, échanger ?
Il me paraît aberrant que des scientifiques aient envoyé une pétition à Madame la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Mme Pécresse est une femme remarquable mais je ne vois pas ce qu’un ministre, même très intelligent, peut dire sur une affaire comme celle-là. Elle a écrit à l’Académie des sciences qui a fait, à huis clos, un travail qui reste assez confidentiel.
Dans quel lieu pouvez-vous avoir un échange argumenté ? Il serait intéressant que ce dialogue existe publiquement.
Par ailleurs, pourquoi le modèle prédictif du GIEC n’intègre-t-il pas les taches solaires, les phénomènes qu’on observe à partir du soleil, le rayonnement cosmique etc. ?
Ces questions sont peut-être naïves mais je voulais vous les poser pour susciter un petit échange entre vous avant qu’on ne donne la parole à la salle pour que le débat prenne toute son ampleur.
Hervé Le Treut
Le problème des lieux de débat est absolument essentiel. Je vais dire un mot de mon expérience du GIEC.
J’ai participé plusieurs fois aux rapports du GIEC. C’est un travail totalement bénévole. Les moyens du GIEC en tant que tel sont tout à fait ridicules. Il y a quelques secrétaires (cinq au départ puis huit ou neuf), pour le reste, les scientifiques font de manière bénévole un travail de rédaction à partir d’articles publiés. On fait un premier rapport, on le soumet très largement à toutes les personnes intéressées. On recueille des centaines de remarques auxquelles on répond. Un deuxième rapport est rédigé qui subit le même sort. Ensuite vient la partie la plus difficile : on en extrait une synthèse d’une quinzaine de pages, multipliée par trois groupes, très dense (mais qui contient aussi le mot « incertitude »).
Pour cette synthèse, les rédacteurs essaient de se donner des règles.
Traçabilité d’abord. On doit savoir de manière extrêmement précise d’où viennent les informations : où, quand, par qui elles ont été débattues. Un cycle de travail du GIEC dure deux ou trois ans rythmés de réunions assez intenses, de confrontations où, pendant des dizaines d’heures, on confronte les textes ligne à ligne. Faisant ce travail dans un cadre international, j’ai été assez frustré de ne jamais retrouver au niveau national un lieu de débat où on ait ce temps, cette disponibilité, cette capacité de s’asseoir pendant des journées relativement longues. J’aurais rêvé d’un débat de ce type-là, plus largement interdisciplinaire, où on pourrait regarder dans le détail ce qui se dit.
La science est un domaine où le débat est particulièrement difficile.
Je l’illustre d’un exemple : des divergences sont apparues il y a plus d’une dizaine d’années entre des données de températures mesurées par satellite dans l’atmosphère, qui montraient plutôt un refroidissement et des données au sol qui montraient plutôt un réchauffement sur les dernières décennies. Au bout de quatre ou cinq ans, les scientifiques qui avaient fait ces mesures atmosphériques ont trouvé une petite erreur dans un algorithme, parce que des collègues avaient pris sur eux de refaire des centaines de lignes de calculs. Cet exemple montre que le débat scientifique demande du temps, beaucoup de soin et des lieux de débat qui, actuellement, manquent crucialement. Ces débats ne peuvent avoir lieu dans les médias. Ils ont lieu au sein de chaque communauté scientifique mais les lieux de débat interdisciplinaires n’existent pas. L’absence d’un véritable lieu de débat interdisciplinaire explique un certain refus de la science.
Pour répondre à votre deuxième question, je dirai qu’un modèle n’est pas une réponse à tout mais une réponse à une question qu’on se pose.
Les gaz à effet de serre ont-ils un impact au moins aussi grand (voire plus grand) que les fluctuations naturelles auxquelles ils se superposent ? Dans tout ce que j’ai montré la question à laquelle répondent les modèles est centrée sur ce rôle des gaz à effet de serre. Une difficulté subsiste : intégrer aux modèles tous les mécanismes dont on pense qu’ils sont les relais de l’action des gaz à effet de serre. De nombreuses études y sont consacrées. La faiblesse essentielle est au niveau des nuages. Mais il y a aussi beaucoup de moyens de contrôler. On sait maintenant que ce sont plutôt les nuages stratiformes des régions subtropicales qui constituent une faiblesse. On a beaucoup avancé dans la manière de décortiquer tous ces mécanismes même s’il reste des incertitudes. Mais le modèle, lui-même n’a pas vocation à être le modèle du « grand tout », il est destiné à comprendre une question et à se focaliser sur des problèmes physiques posés de manière la plus précise possible.
Les fluctuations naturelles ne sont pas tout à fait mon domaine de compétence. Les régions arctiques sont le domaine géographique où les modèles prévoient le réchauffement le plus important. Dans ces régions arctiques on observe une certaine continuité du réchauffement. Les minimums d’extension de la banquise ont d’ailleurs été très marqués ces dernières années. Dans les basses latitudes le réchauffement a toujours été plus faible parce que, dès qu’il fait trop chaud, un processus convectif génère de la pluie qui transmet une partie de la chaleur en altitude. C’est plutôt en altitude qu’il faut observer le réchauffement dans les régions tropicales, ce qui n’est pas très facile. Au sol, ce sont plutôt les changements de précipitations qui marquent ce qui se passe. L’autre problème, c’est que les régions tropicales sont marquées par une variabilité naturelle intense, avec l’alternance de situations El Niño, La Niña et, aujourd’hui, l’ordre de grandeur du réchauffement n’y est pas supérieur à celui de ces variations naturelles. C’est vraiment dans les régions arctiques qu’on peut commencer à observer plus facilement, a priori, les manifestations de ce qu’indiquent les modèles.
Vincent Courtillot
Dans l’intervention de Jean-Pierre Chevènement, j’ai noté plusieurs points qui méritent discussion. Je ne les passerai pas tous en revue mais, survolant les uns, je m’attarderai sur d’autres.
Vous avez eu raison, hélas, de dire que pendant un certain temps, une certaine intolérance s’exprimait à l’égard de visions alors ultra-minoritaires. Je ne peux que partager ce que vous avez dit sur l’importance de la tolérance et du débat en matière scientifique. Une des raisons pour lesquelles j’ai plaisir à débattre avec Hervé Le Treut, c’est que nos relations ont toujours été amicales, ce que nous avions à dire scientifiquement était sans rapport avec nos relations humaines. Ça n’a malheureusement pas été le cas de tout le monde. Je vous livre un souvenir assez cuisant : une représentante du WWF m’a traité de négationniste, en direct sur France 3, pour avoir dit ce que je vous ai exposé ce soir. L’animateur, Frédéric Taddeï, lui a pertinemment rappelé que sa remarque était passible des tribunaux. Dans ce débat les médias ont trop souvent essayé d’opposer les uns aux autres les représentants des différents courants.
Le rapport de l’Académie n’est pas confidentiel. Tous les débats de l’Académie des sciences, quel qu’en soit le sujet, se déroulent de la même façon, entre les académiciens intéressés, et s’ouvrent parfois à l’extérieur. C’est ce qui a été fait. C’est ce qu’on a appelé le « débat confidentiel ». Les animateurs du débat rédigent ensuite un résumé qui est discuté, amendé en séance plénière de l’Académie. Il en résulte un rapport, remis dans ce cas à la ministre qui l’avait commandé. Ce rapport public (2) comporte onze pages. Les résumés, en deux phrases, qu’en ont publiés Le Monde et Libération, sont purement et simplement inacceptables. Ils sont faux, quiconque peut s’en rendre compte. Le rapport de l’Académie est disponible et nous sommes un certain nombre à être favorables à la diffusion des quarante-deux textes préparatoires à ce débat.
J’insiste sur la nécessité de maintenir séparées la question du réchauffement climatique et celle de ses causes, même si la réponse du GIEC est peut-être la bonne. On sort, depuis cent-cinquante ans, d’un cycle de mille ans du soleil. Tout se réchauffe, le niveau de la mer monte, les glaciers fondent, comme ils avaient fondu aux IXème et Xème siècles et repoussé aux XIème, XIIème, XIIIème siècles. Ils ont atteint un maximum vers 1870, en Europe en particulier, et reculent depuis cette date de façon erratique. Cela n’a rien d’anormal. Quand on dit que les glaciers reculent, on ne dit rien de plus que « le temps se réchauffe », avec une certaine intégration parce que la courbe de réaction des glaciers, comme l’a dit Hervé Le Treut, par son inertie lisse les variations plus détaillées du climat. Mais ceci ne démontre en rien qu’on a compris l’effet. C’est un élément de plus pour affirmer qu’il y a réchauffement, non pour l’attribuer au CO2 plutôt qu’à une autre source.
On n’a pas eu le temps de développer la notion de sensibilité de l’atmosphère à un doublement du gaz carbonique. Un paramètre un peu semblable concerne l’influence du soleil selon la variation de son irradiance. Selon tous les modèles du GIEC, la variabilité de l’irradiance solaire (un pour mille) est insuffisante pour expliquer les observations. Dont acte. Mais, si nous ne nous trompons pas à propos des rayons cosmiques, des courants électriques et de la couverture nuageuse, un pan entier du mécanisme est absent du modèle et ne peut donc pas l’expliquer. Si le soleil est important et que nous ne nous trompons pas, il faudra en venir à une révision du mécanisme général. Bien que beaucoup de gens croient avoir parfaitement compris toutes les raies d’absorption de chaque molécule de gaz à effet de serre et pensent que le bilan radiatif est parfaitement compris par l’équation fondamentale, nous sommes un tout petit nombre à ne pas être absolument sûrs qu’il n’y ait pas encore là un certain nombre de processus physiques insuffisamment modélisés et dont l’importance pourrait être suffisante pour expliquer une bonne partie des observations.
J’en arrive à la question qu’a posée Jean-Pierre Chevènement sur la baisse des températures depuis une douzaine d’années. Tout dépend de la base de données, du centre auquel on s’adresse. Douze ans, c’est une période trop courte en matière climatique. Néanmoins, je vous ai montré qu’il y a une indication de baisse dans d’autres bases de données, ou à tout le moins d’un plateau que chacun admet aujourd’hui après avoir violemment résisté à le reconnaître quand le phénomène commençait à émerger. Des physiciens du soleil pensent avoir découvert que le soleil passe par trois niveaux d’activité très différents (haut, moyen et bas) de façon assez brusque. C’est la physique des processus non linéaires que Pierre Papon connaît bien. L’état bas correspondait au petit âge glaciaire (quand il n’y avait pas de problème de CO2). On est ensuite passé par des états moyens et on vient de passer trente ans dans l’état haut … alors même que le CO2 montait, ce qui ne rend pas facile de distinguer les deux phénomènes. Depuis dix ou quinze ans, il semble qu’on soit repassé de l’état haut à l’état moyen. En effet, l’activité du soleil est en train de chuter rapidement. Je me permets donc de faire l’hypothèse qu’il y a une corrélation entre la chute de l’activité solaire depuis dix ou quinze ans environ, vingt ans tout au plus, et la légère baisse enregistrée sur la température globale. Si cette corrélation est vraie, toute la partie du siècle qui a précédé a vu des périodes irrégulières, de l’ordre d’une trentaine d’années, se succéder : une trentaine d’années de réchauffement, une trentaine d’années de refroidissement etc. Je ferais l’hypothèse, sans être capable de la démontrer aujourd’hui, que nous sommes peut-être rentrés dans un nouveau cycle d’une trentaine d’années de refroidissement de la température. Si cette hypothèse s’avère, d’ici dix à vingt ans, ce cycle nous éloignera des prévisions du GIEC et on reconnaîtra alors qu’elles auraient dû être corrigées. Pour l’instant, avec les incertitudes dans les divers types de modèles, on ne peut pas encore clairement trancher. Mon hypothèse est qu’on va plutôt vers un refroidissement à l’échelle globale, à l’image de ce qui s’est passé il y a environ mille ans, pas tout à fait avec le même timing, pas tout à fait avec la même amplitude.
Je suis en désaccord total avec les interprétations majoritaires du diagramme sur la hausse du niveau des mers. Je critique l’idée qu’on ait montré une accélération récente significative du niveau de la mer. Depuis 1920, je ne vois que des oscillations autour d’une pente presque en ligne droite. Si l’augmentation du niveau de la mer est indiscutable, elle se produit de façon assez régulière depuis 90 ans. Suivant la finesse du petit morceau de temps sur lequel on mesure le rythme, on peut fabriquer des valeurs extrêmement différentes. Le problème, c’est que nous ne disposons des données satellitaires que depuis trente ou quarante ans. On n’a donc des données de couverture globale et d’excellente qualité que sur la période pendant laquelle on observe la dernière phase de réchauffement climatique. Si on veut se placer dans la longue durée, qui est absolument essentielle, on a besoin d’autres types de données : des bouées, des marégraphes, des anneaux d’accroissement des arbres ou des isotopes de l’oxygène. Et le problème reste de savoir si on a bien raccroché les données indirectes anciennes aux données nouvelles. Sur les dix dernières années, avant d’affirmer que l’augmentation du niveau de la mer s’est accélérée et que cette accélération est significative à l’échelle du siècle, il faudra attendre un moment, de même qu’il faudra, avec la même prudence, juger de ce que je vous ai dit sur le refroidissement des douze dernières années.
Enfin, je voudrais aborder le problème des modèles. Hervé Le Treut a évoqué son début de carrière. J’ai moi-même débuté en mathématiques appliquées, dans le domaine des modèles inverses en géophysique, c’est-à-dire l’accumulation massive de données d’observation et la construction d’un modèle – exactement comme Hervé Le Treut l’a défini – tentant de rendre compte, de façon forcément simplifiée – peut-être inexacte mais qui nous apprend souvent beaucoup – de la réalité. Mais dans mon domaine (je ne dis pas que ce soit vrai dans le domaine de la modélisation climatique), une des premières choses qu’on apprend, c’est à distinguer le problème direct et le problème inverse. Problème direct : je me donne les équations et je calcule les observations. Problème inverse : j’ai les observations, je dois retrouver les paramètres du modèle. On a vu jusque là un immense effort de nombreux laboratoires changeant les paramètres, travaillant avec des milliers de cartes… Un modèle est un travail considérable : des centaines de milliers de lignes de code. Or tous les informaticiens savent que le pourcentage de lignes fausses et de fautes dans les codes est loin d’être négligeable. Les mathématiques appliquées, qu’Hervé Le Treut connaît mieux que moi, recherchent ces erreurs dans les codes. Mais même si un modèle explique bien, de façon directe, les observations, on peut affirmer sa validité, non son unicité. Dans le domaine qui est le mien, il arrive souvent qu’une infinité de modèles différents expliquent les observations de la même façon. L’étape suivante, terriblement plus difficile que celle du problème direct, consiste, à partir des observations, à explorer le domaine des paramètres autorisés par ces observations. Je fais l’hypothèse que tous les modèles actuels, très « cousins » les uns des autres dans leur développement, sont maintenant des objets qui se développent pratiquement comme des êtres vivants. Il y a de moins en moins de gens qui connaissent le cœur du programme, les morceaux greffés. L’évolution des programmes ressemble à l’évolution des espèces.
Le fait que nos modèles fonctionnent ne démontre pas leur exactitude, mais seulement qu’on ne peut pas encore les rejeter. On est loin de la démonstration qu’une solution unique existe et a été trouvée…
Hervé Le Treut
Je voudrais revenir sur deux points.
Le premier, c’est l’opposition entre CO2, gaz à effet de serre et soleil. Ce débat ne me paraît pas pertinent par rapport aux questions qu’on se pose. Si on regarde les derniers milliers d’années, les fluctuations naturelles sont plutôt plus petites que ce que l’on craint dans le futur sur la base de ce que j’ai montré. Mais ces fluctuations naturelles sont incontestables. Le problème essentiel est celui qui nous engage en termes de responsabilité : Sommes-nous en train d’ajouter à ces fluctuations naturelles une part de fluctuations provoquées par les activités humaines ? C’est la seule question à laquelle on ait essayé de répondre dans les études que j’ai montrées. Bien sûr, ces études ne résument pas le travail des laboratoires. Au contraire, dans les premiers temps, quand nous avons commencé à faire ce type d’études, nous avons eu du mal à intéresser certains chercheurs dans nos laboratoires à ce qui était vu comme un travail d’ingénierie, loin de la recherche, un travail d’application, donc un peu « impur » ! Il n’y a pas eu d’enthousiasme brutal des laboratoires de recherche sur les problèmes du changement climatique. Ce n’est pas non plus l’action majeure des laboratoires. Le travail sur le changement climatique futur représente à peine 10% de ce qui se fait dans les laboratoires de l’Institut Pierre-Simon Laplace.
Engage-t-on l’avenir en émettant des gaz à effet de serre ?
Tant qu’on n’aura pas d’observation certaine, on n’aura que des éléments d’appréciation contestables. Mais j’affirme que les éléments d’appréciation accumulés depuis vingt ou trente ans ont quand même une réelle force.
Les modèles, tels qu’ils ont été conçus, sont peut-être « cousins » mais assez lointainement. Il n’y a pas de « modèle du GIEC ». Le GIEC est simplement un outil de traduction, nécessaire parce qu’il est assez compliqué de se faire une idée des 40 000 papiers publiés chaque année dans le domaine de la climatologie. Chaque groupe de recherche est indépendant, produit ses résultats de manière indépendante. Le GIEC n’est pas une secte à laquelle doivent adhérer les Chinois, les Japonais, les Américains et tous les chercheurs qui produisent des modèles chacun de leur côté. Les modèles développés dans tous les pays du monde ont une histoire assez différente. Je ne peux pas rentrer dans les détails mais, rien que la manière d’écrire sur un maillage les équations d’évolution de l’atmosphère ou de l’océan, de les coupler, suppose des choix techniques qui peuvent être extrêmement différents. Les modèles sont donc conçus selon des processus différents.
La démarche commune se résume finalement à des règles communes que l’on se donne : après avoir fait de notre mieux pour essayer de comprendre comment fonctionne une forêt, comment fonctionne un nuage, pour mettre cela en équations, pour assembler tous ces éléments dans un modèle, nous figeons les choses et étudions comment le modèle ainsi figé rend compte des observations, en particulier en termes de mécanismes. Quand nous regardons l’évolution des gaz à effet de serre, nous nous intéressons par exemple en priorité aux mécanismes de réponses à des forçages radiatifs.
Le premier de ces mécanismes est le cycle saisonnier. On a beaucoup travaillé, dans les années 80 sur la réponse du système climatique au forçage solaire saisonnier. Comment changent les nuages ? Comment changent la vapeur d’eau, la neige ? Le modèle en rend-il compte ? De même, nous nous sommes intéressés aux fluctuations interannuelles, aux fluctuations de type El Niño, La Niña.
Enfin, nous avons eu cette richesse énorme des climats du passé. Les modèles sont-ils capables d’en rendre compte, sans rien changer à leur formulation mathématique ? On peut reproduire, comme je l’ai montré, des aspects des climats chauds d’il y a 6 000 ou 9 000 ans, ou des climats froids d’il y a 20 000 ans, quand il y avait un maximum d’englacement sur les continents. On a par exemple des indices de températures pour toutes ces fluctuations passées et les modèles sont à peu près dans la norme observée.
Il n’y a bien sûr pas de certitude absolue associée à tout ces résultats, il s’agit d’indices que les modèles sont fiables, et c’est parce qu’il ne s’agissait que d’indices que le message de la communauté scientifique a mis du temps à s’affirmer. J’ai commencé à faire mes toutes premières simulations de réponse aux gaz à effet de serre en 1987, avec Laurent Z.X. Li. Nous n’avons commencé à oser en parler en dehors du laboratoire que cinq ou six ans plus tard, le temps d’avoir vraiment digéré ces informations, d’avoir acquis quelques certitudes sur les mécanismes, de savoir les comparer aux autres données et toujours sur un mode relativement prudent.
Au fil des années, les modèles ont été considérablement modifiés dans leur formulation, avec un luxe de détails qui a toujours augmenté, avec des incertitudes, avec des choses qu’on ne sait pas préciser, en particulier à l’échelle régionale, mais avec toujours le même type de réponse : un réchauffement plus fort dans l’Arctique, une modification des précipitations caractérisé de la même manière dans toutes les simulations. Jamais on n’a trouvé un modèle qui contrevienne à cela. Chaque fois qu’on a été capable de mettre un mécanisme sous une forme mathématique qui soit « absorbable » par le modèle, il a été incapable de modifier les tendances simulées, et a conduit, avec parfois des nuances, aux mêmes réponses. Ce n’est pas une preuve absolue que nous avons raison, mais c’est un résultat scientifique suffisamment fort pour attirer l’attention.
Pour tous ces résultats il ne s’agit pas de dogmatisme ou d’idéologie. Dans notre laboratoire, d’ailleurs, peu de chercheurs sont engagés politiquement, chez les Verts ou ailleurs. Il s’agit simplement des résultats de nos travaux.
Vincent Coutillot
Je voudrais corriger une chose qui a été dite. La position que j’ai défendue est celle de deux chercheurs, Jean-Louis Le Mouël et moi-même, et trois collègues invités, mathématiciens appliqués russes. Ce n’est donc en rien la « position » de l’Institut de Physique du Globe, qui compte plus de quatre cents personnes dont la plupart ne s’occupent pas de climat. Je dirige l’IPG mais mon travail scientifique n’a rien à voir avec cette fonction. Mes collègues n’apprécieraient pas de voir associer l’IPG à ce que je vous ai raconté comme s’il s’agissait d’une pensée unique, d’une position officielle, « institutionnelle » !
Marie-Françoise Bechtel
Je prends d’autant plus volontiers la parole que je représente ici la partie ignare de la salle. Il y a quelques « sachants » et les ignares dont je suis. Je tiens beaucoup à vous remercier, peut-être aussi au nom de toute la salle, de vos exposés réellement passionnants.
Un point vous rassemble : L’un et l’autre, chacun avec vos mots, vous avez dit qu’on ne pouvait pas, à partir d’une question scientifique, tirer des prédictions politiques – c’est l’affaire du citoyen – mais que les politiques devaient tenir compte autant que possible de ce qu’apporte la science. C’est certainement la partie la plus difficile.
Cela dit, vos points de départ sont, me semble-t-il, radicalement différents.
Vincent Courtillot part de la question du réchauffement climatique comme constat scientifique Il essaie d’étudier un certain nombre de données s’y rapportant et de former des hypothèses à partir de celles-ci. Du fond de mon « ignaritude », c’est ce que je crois saisir.
Hervé Le Treut quant à lui part de l’effet des gaz à effet de serre. Mais est-ce là une question scientifique ou n’est-on pas déjà dans cet intermédiaire entre la science et le politique qu’on pourrait appeler l’idéologie ? Pourquoi présupposer que cette question est nécessairement la question la plus importante ?
Je ne suis pas étonnée qu’ensuite on en vienne à modéliser. On le fait dans d’autres domaines. L’anthropologie structurale modélise mais il y a une anthropologie qui conteste la modélisation de l’école de Lévi-Strauss. L’économie modélise mais vous avez des économistes qui ne modélisent pas, c’est la combat Malinvaud contre Maurice Allais.
Ne retrouve-t-on pas, derrière cette frénésie du modèle, une sorte de vertige de la technicité ? Tout ceci est-il compatible avec ce que disait Le Roy Ladurie – mais peut-être contesterez-vous ses propos – dans son « Histoire du climat depuis l’an mil » (3) : les climatologues sont habitués à travailler à l’échelle au moins de dizaines de milliers d’années, ils ne peuvent donc pas faire de prédictions sur un temps court et, ajoutait-il, c’est ainsi que chacun s’est construit « son petit âge glaciaire ». Je me demande si nous ne sommes pas en train de reproduire ici, notamment à travers la modélisation, ce défaut, ce risque, que Le Roy Ladurie dénonçait dans les années 60.
Jacques Warin
Sans rabaisser le débat, je voudrais poser une question très simple, celle du citoyen. J’ai cru comprendre à travers vos deux exposés extrêmement intéressants que le réchauffement climatique avait deux explications possibles, ce qui m’a satisfait parce que je n’aime pas les explications mono-causales. Montesquieu expliquait la décadence de l’Empire romain par la baisse de la vertu chez le citoyen romain. Les historiens ont montré qu’elle avait beaucoup d’autres causes, notamment les variations climatiques. Dans les courbes que vous nous avez montrées, j’ai cru voir entre 1970 et 2000, une indubitable tendance au réchauffement. Une explication peut être les fluctuations naturelles, l’activité des taches solaires, enregistrée depuis Galilée – m’avez-vous appris, merci – donc depuis 1630. Une autre explication serait les émissions des gaz à effet de serre, notamment de CO2, enregistrées depuis 1850.
Alors, le citoyen que je suis pensera que les deux explications ne sont pas contradictoires et – Hervé Le Treut l’a dit – elles sont sans doute complémentaires. Laquelle a l’impact le plus fort ? On n’en sait rien. Le politique, lorsqu’il sera mandaté par les citoyens, se demandera en quoi il peut agir. Or, il ne peut agir sur les taches solaires. En revanche, il peut agir sur les émissions de CO2 par une sorte de consensus global à l’échelle internationale. Ça demandera du temps et plusieurs conférences de Cancún. La conclusion naturelle du citoyen et du politique ne sera-t-elle pas : « Agissons sur ce qui est à notre portée tant qu’il en est encore temps ? »
Dans la salle
Pensez-vous réellement, compte tenu des convictions qui semblent être les vôtres qu’aujourd’hui on puisse affirmer que les causes du réchauffement climatique ne sont pas anthropiques ? Nous pourrions alors utiliser les réserves de carburant fossile dont dispose la planète sans recourir au nucléaire, aux éoliennes ou autres techniques compliquées ou dangereuses ! Brûlons du charbon, brûlons du pétrole ! Avec le charbon on sait faire du pétrole, avec le gaz on sait faire rouler les voitures. Nous avons cent cinquante ans devant nous sans souci. Vos convictions, Monsieur, sont-elles suffisantes pour dire qu’il n’y a pas de problème ? Ne vous réfugiez pas derrière le principe de précaution : vous avez dit vous-même qu’il ne valait rien du tout.
Dans la salle
Je voudrais proposer une expérience aux scientifiques que vous êtes (et que je fus autrefois). La terre se réchauffe ou se refroidit si elle émet plus ou moins d’énergie qu’elle n’en reçoit, cela semble logique. Comment se fait-il que nous n’ayons pas des satellites qui mesurent les quantités d’énergie reçues par la terre et l’énergie émise par le soleil ? La différence entre les deux donnerait au moins une analyse globale.
Vincent Courtillot
Madame, vous avez posé une question fondamentale qui n’est pas, comme vous en avez fait l’hypothèse, à cheval sur science et politique mais se pose au cœur même de la communauté scientifique. Dans toute analyse d’un problème de science de la nature aussi complexe que celui que nous avons devant nous, il y a, selon moi, un triangle d’or entre l’observation, la théorie physique, chimique ou biologique et la modélisation numérique. Dans les allers et retours permanents entre les trois, il doit y avoir un équilibre, à l’image d’un tabouret qui est stable quand il repose sur trois pieds.
Hervé Le Treut et moi, avons quelques points de désaccord. Je pense qu’on a beaucoup trop investi dans les modèles en s’éloignant trop des observations et je prône, dans notre domaine scientifique, une diminution des activités de modélisation au bénéfice d’une augmentation extrêmement importante de l’observation. Les modèles comprennent une part d’hypothèses, d’intuition. Un scientifique, lorsqu’il réfléchit, a des moments irrationnels. Quand on fait des progrès, il y a des moments où on cesse d’avoir présent à l’esprit la totalité de tout ce qu’on croit savoir car cela vous arrêterait et empêcherait toute avancée. Les trois ou quatre petites découvertes que j’ai faites dans ma vie se sont toujours faites en suspendant certaines des fonctions qui auraient dû me dissuader d’aller plus avant en raison d’une évidente impossibilité. Toute avancée est minoritaire par définition. Je pense que les observations sont essentielles et celles que nous avons faites nous conduisent à une hypothèse qui ne pourra être éventuellement démontrée que dans une décennie ou plus.
Certaines des conclusions du GIEC, dans le rapport destiné aux décideurs – la seule chose que la plupart des gens aient lue – affirment que le réchauffement est dû au gaz carbonique d’origine anthropique à 90%. Ce chiffre n’est pas sérieux. Trop de questions subsistent. Par exemple, le fait que la température globale ait augmenté entre 1910 et 1930 quand le gaz carbonique n’augmentait guère, tandis qu’elle a diminué de 1930 à 1970 alors que le gaz carbonique accélérait. Une courbe en Z est plus pertinente qu’une courbe exponentielle. Elles se terminent toutes les deux de la même façon mais si on focalise là-dessus en oubliant le reste, on fait à mon avis une grosse erreur. Je serai satisfait des modèles climatiques quand ils auront expliqué la baisse des températures de 1940 à 1970 et pourquoi, aux États-Unis, la hausse des températures entre 1910 et 1930 est la même que la hausse des trente dernières années. Dans de trop nombreuses observations, on ne regarde que la partie récente et on ne modélise pas la partie plus ancienne. Donc, de l’observation d’abord, puis de la théorie et de la réflexion. Le modèle nécessite une étape supplémentaire.
La deuxième question portait sur la part des actions du soleil et du CO2. Sur quoi peut-on agir ? Ma réponse sera plus philosophique que scientifique. Je travaille beaucoup avec la Chine et l’Inde depuis trente ans et je prétends bien connaître beaucoup de collègues dans ces communautés. L’intérêt qu’ils accordent aux changements climatiques et leurs positions sur ce sujet ne sont absolument pas les mêmes que dans le monde occidental et aux États-Unis. Je me suis demandé pourquoi. Je pense que c’est très lié aux cultures séculaires à millénaires de ces divers continents. L’acceptation – fussent-elles vraies – des théories du GIEC est rendue plus aisée par notre culture judéo-chrétienne : Nous sommes responsables, fustigeons-nous ! Nous avons l’hybris de croire que nous pourrons changer les choses. Or, il n’est pas impossible qu’on ne puisse rigoureusement rien à cela.
Je ne tire nullement des études que je vous ai montrées la conclusion qu’il faut gaspiller le pétrole. Géologue, je suis bien placé pour savoir combien de temps il a fallu pour fabriquer le pétrole, le gaz et le charbon. Je sais à quelle vitesse on les consomme. Je sais combien il en reste. Je le sais avec une grosse incertitude : quarante à cent cinquante ans suivant les gens que vous écoutez pour le pétrole et un peu plus longtemps pour le gaz et le charbon. Cela dépend de paramètres économiques, techniques et scientifiques. Quoi qu’il en soit, pour le géologue que je suis, cent cinquante ans, c’est demain. Il faut donc se comporter de façon responsable, il faut économiser ce pétrole qui va disparaître car nous n’avons pas les énergies de remplacement. De même, il est indispensable de financer toutes les recherches astucieuses sur les énergies de substitution : géothermie, hydraulique, moteur à hydrogène, éolienne etc. Il faut évidemment travailler sur le nucléaire. Quand nous maîtriserons la fusion nucléaire, nous n’aurons plus de souci, mais nous n’en sommes qu’à la fission. Comment peut-on être écologiste et ne pas être pro-nucléaire ? La seule façon de ne pas cracher du CO2, c’est d’avoir des centrales nucléaires. Les écologistes vivent parfois dans une contradiction invraisemblable. La question est quantitative. Je ne fais pas partie de ceux qui peuvent la résoudre.
S’il est nécessaire de décroître ou d’arrêter la croissance de notre consommation irraisonnable de pétrole, de gaz ou de charbon (ne pas rouler en 4X4 dans Paris et quelques autres exemples évidents), la question se pose de l’impact sur la richesse de nos pays et sur l’emploi. Une baisse de 50% dans les cinquante ans qui viennent mettrait à genoux l’Europe occidentale. La Chine, l’Inde, ne feront rien. Les États-Unis y trouveront le prétexte pour ne rien faire, pour ne pas détruire leur économie. Et l’Europe se retrouvera toute seule avec un effet encore plus négligeable que l’effet mondial. Il faut être raisonnable mais il y a de nombreux domaines dans lesquels on peut investir de façon raisonnable. L’objectif acceptable serait de maintenir la consommation actuelle sans aller plus vite que le développement de la démographie. Le principal problème est la courbe démographique qui, heureusement, annonce un plateau et non pas l’exponentielle qu’on redoutait.
Hervé Le Treut serait d’accord avec moi pour dire que les bilans radiatifs comportent encore des marges d’incertitude assez significatives, parfois plus grandes que l’effet estimé du doublement du gaz carbonique. Nous sommes donc obligés d’utiliser le problème direct : je pense avoir compris le rayonnement, le bilan radiatif et je fais le calcul. Mais partir d’observations complètes couvertes avec des barres d’erreur suffisamment proches, nous rapprocherait du problème inverse. Nous ne sommes pas encore en mesure de faire les bilans fermés entre ce qui entre et ce qui sort.
Dans la salle
Monsieur parle d’échéances de l’ordre d’une cinquantaine d’années, ce qui est extrêmement proche. Si on se concentre sur le problème de l’économie des carburants fossiles, sans tenir compte d’une incidence éventuelle sur le climat, on parle de cent cinquante ans. Nous sommes dans deux échelles de temps totalement différentes qui me paraissent inconciliables. Vous avez fait une jolie pirouette mais je trouve votre position un peu dangereuse.
Hervé Le Treut
Beaucoup de choses ont été dites, un peu dans tous les sens.
Je voudrais revenir sur le problème de la modélisation et de son lien avec l’observation et sur la légitimité de considérer le problème du CO2 au travers des modèles.
On sait depuis des années que le CO2 est un des gaz à effet de serre les plus importants, que la planète tire sa température relativement chaude de l’existence des gaz à effet de serre qui sont en train d’augmenter. Ce problème s’est imposé dès les années cinquante, quand on a commencé à voir les gaz à effet de serre augmenter, en particulier le CO2. On sait que leur durée de stockage dans l’atmosphère est très longue. La question qui s’est posée relève de la simple prudence. On est en train d’émettre des gaz à effet de serre de manière massive dans l’atmosphère. Est-ce que ça a des conséquences ?
La modélisation que nous concevons ne ressemble pas beaucoup à celles qu’on fait dans d’autres disciplines. Je regrette beaucoup que, par pauvreté du langage, on mette derrière le mot modélisation des choses assez différentes les unes des autres. Dans beaucoup de disciplines, la modélisation est une sorte d’extrapolation vers l’avenir de ce qu’on a vu dans le passé à partir de lois statistiques. Pour nous, la modélisation a consisté à essayer de reconstruire par des lois physiques une planète qui ressemble à la nôtre. Nous ne disons pas que c’est une planète parfaite mais qu’elle est suffisamment semblable à la nôtre dans toute une gamme de comportements qui mettent en jeu les échanges énergétiques pour qu’on puisse lui faire un peu confiance quand on essaie de regarder ce qui se passe si on augmente les gaz à effet de serre. Par ailleurs cette modélisation se prête à beaucoup de vérifications, et pour cela on évalue en permanence la capacité d’hypothèses que l’on pose de manière claire à rendre compte de la distribution des climats sur la planète, de leur évolution saisonnière, des évolutions des climats du passé.
Je voudrais revenir aussi sur le lien entre observation et modélisation. Je ne crois pas qu’on puisse dissocier, dans nos disciplines, l’observation de la modélisation parce que la notion même d’observation est très difficile à prendre en compte de manière isolée. Le « trépied » dont parlait Vincent Courtillot est quelque chose qu’on vit de manière très forte dans nos disciplines entre théorie, observation et modélisation. Il est permanent dans l’élaboration des modèles, dans la définition qu’on en fait. On ne sait construire et comprendre les choses que par ce qu’on appelle des hiérarchies de modèles. Nous avons des modèles très simples, très conceptuels, d’autres plus compliqués, de plus en plus compliqués, permettant aussi des liens plus précis avec l’observation ; et nous faisons des allers-retours entre tout cela. C’est très difficile à décrire en quelques minutes. D’ailleurs il s’agit d’une science contradictoire : des désaccords surgissent entre les écoles. Certains font des modèles linéaires, d’autres conçoivent des modèles non linéaires. C’est une communauté vivante de gens qui ont des approches différentes. Malgré tout, il y a une certaine unanimité quant aux gaz à effet de serre et à leur importance possible dans le futur.
Quel est le véritable enjeu ? Nous aurions pu éviter de présenter nos résultats en dehors de nos laboratoires, ce n’est pas une démarche naturelle pour des scientifiques. Mais si vraiment nos résultats sont vrais et si nous ne réagissons pas, nous nous engageons aussi.
Imaginons qu’il y ait peu de chances, pour toutes les raisons qu’a dites Vincent Courtillot, qu’on arrive à réduire nos émissions de gaz à effet de serre. Nous allons vers des phénomènes auxquels nous devrons nous adapter. Ils vont toucher en priorité les pays où les changements climatiques prennent les formes les plus brutales. Tous les modèles nous montrent, par exemple, que le pourtour méditerranéen est susceptible de s’assécher. La réponse des organismes comme l’AFD (Agence française de développement) dans ces régions, est très souvent la construction de barrages. Devons-nous essayer de nous projeter dans une véritable politique d’adaptation à un réchauffement qui peut survenir dans le futur et créer des sécheresses ? La question est ouverte. Ces sécheresses ne sont pas certaines mais le risque est suffisamment fort, au vu de toutes nos études, pour qu’il soit difficile de l’oublier. Il y a des manières d’orienter les évolutions. On peut imaginer que le type d’infrastructures dont certains pays ont besoin actuellement est plutôt des usines de dessalement de l’eau de mer, avec des méthodes qui n’émettent pas trop de gaz à effet de serre, que des barrages qui vont capter une eau qui ne sera peut-être pas suffisante. Chaque fois qu’on investit, chaque fois qu’on construit, chaque fois qu’on développe des infrastructures, on fait des paris sur l’avenir, sur ce qui peut se produire. On peut les faire en ignorant complètement nos projections ou on peut essayer de les prendre en compte. Je pense, pour ma part, qu’elles méritent d’être prises en compte. C’est ce qui est en jeu. Au-delà du problème de l’énergie, il y a aussi le problème de l’adaptation à ce qui peut se produire. Les scientifiques ne sont pas dans une logique apocalyptique, mais agissent dans le souci d’aider à préparer le futur.
Nous savons que nous allons nous trouver dans un monde où des problèmes nouveaux devront être traités. Il vaut mieux le faire en regardant les informations que donne la science, les yeux les plus ouverts possibles.
Jean-Pierre Chevènement:
Je veux remercier vraiment les deux intervenants qui ont été extrêmement brillants. Tous les deux méritent notre admiration. C’était tout à fait passionnant.
Je laisse Pierre Papon conclure ce débat dont il est l’organisateur.
Pierre Papon
Il ne nous appartient pas de tirer des conclusions à partir des thèses de nos deux intervenants. Ils sont d’accord l’un et l’autre pour souligner que des incertitudes subsistent sur l’évolution du climat. Les nuages, le soleil, les rayons cosmiques peuvent jouer un rôle qui n’est pas totalement déterminé. L’un et l’autre parlent d’une injection massive, depuis les années cinquante, de gaz carbonique, un gaz à effet de serre important, dont la durée de séjour dans l’atmosphère est très longue. Mais ils ne sont pas d’accord sur les conséquences qu’on peut en tirer. Pour Hervé Le Treut et les scientifiques climatologues qui travaillent dans le GIEC, c’est la cause essentielle d’un réchauffement climatique. Vincent Courtillot est plus dubitatif.
L’un et l’autre mettent en garde, comme Jean-Pierre Dupuy, leur collègue de l’Ecole polytechnique, contre le « catastrophisme éclairé » (4). Néanmoins, nous devons faire face à cette « menace » que représente l’injection massive de gaz carbonique dans l’atmosphère à un rythme qui s’accélère pour des raisons économiques liées au développement.
Enfin, l’un et l’autre insistent sur la nécessité de lieux de débat entre scientifiques mais aussi entre les communautés scientifiques et les citoyens sur ces questions climatiques. Le même problème se pose à propos des OGM où se manifeste une crispation plus grande encore.
La Fondation Res Publica propose, à horizon de six mois, après la conférence de Cancún (qui n’aboutira probablement pas sur un accord sur un traité qui succéderait au protocole de Kyoto), une conférence qui serait consacrée aux aspects économiques, industriels, des éventuelles contraintes qu’imposerait le changement climatique, mais aussi aux conséquences sociales pour les pays pauvres qui seraient concernés par ce changement, qu’il se manifeste par la sécheresse ou des inondations catastrophiques.
Merci encore à nos deux intervenants.
Jean-Pierre Chevènement:
Un colloque se tiendra dans six mois sur les incidences industrielles des préoccupations climatiques, comme Pierre Papon vient de le rappeler.
Je dois dire que je partage assez le pronostic de Vincent Courtillot. Au sommet de Copenhague, les Chinois ne se sont pas engagés, les Américains non plus et il n’en est sorti que de vagues pétitions de principe. Les Chinois, et les pays émergents de manière générale, considèrent qu’ils n’ont pas à brider leur croissance alors que les pays industriellement avancés ont pu développer de manière effrénée leur industrie tout au long des XIXème et XXème siècles. Donc, ils ne prendront pas d’engagements internationaux contraignants ce qui ne veut pas dire qu’ils ne bougeront pas mais ils le feront de leur propre mouvement. On voit bien la manière dont réagit la Chine sur les questions monétaires. Il ne faut pas sous-estimer le sentiment identitaire extrêmement fort de ces nations milliardaires en hommes, de ces civilisations qui ont – ou estiment avoir – une revanche à prendre sur l’histoire, non sans quelques raisons.
Par conséquent, le problème va concerner le monde développé (l’Europe, les États-Unis) et il est clair que toute réglementation excessive contribuera à la désindustrialisation déjà bien avancée de l’Europe. La taxe carbone, votée par le Parlement, a été annulée par le Conseil constitutionnel (notamment parce que les industries n’étaient pas directement touchées puisqu’elles contribuaient déjà). Elle devait se surajouter aux quotas de CO2. Or, les quotas ne seront plus gratuits à partir de 2013. Cela pèse sur l’industrie, le raffinage, la sidérurgie, la chimie et contribue à l’exode de nos industries vers les pays dits émergents. Nous n’y avons pas assez réfléchi et nous devons nous concentrer sur ces sujets. Ce sera l’objet de ce prochain colloque qui tirera, s’agissant des conséquences et des incidences sur le tissu industriel, la substantifique moelle de vos échanges ou plans de la théorie du climat.
Encore une fois, grand merci à vous.
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(1) « Le surgénérateur qu’on appelle Superphénix sera abandonné. »
C’est par cette formule que M. Lionel Jospin, Premier ministre, a annoncé à l’Assemblée nationale le 17 juin 1997, dans son discours de politique générale, sa décision de fermer le réacteur à neutrons rapides et à caloporteur au sodium, construit en 1983 à Creys-Malville.
(2) « Le changement climatique » (synthèse des interventions et discussions prononcées lors du débat sur le climat le 20 septembre 2010 à l’Académie des sciences, des contributions écrites qui l’ont précédé et des nombreux échanges et commentaires qui l’ont suivi.) publié le26 octobre 2010, disponible en format PDF sur le site de l’Académie des sciences
(3) Emmanuel Le Roy Ladurie « Histoire du climat depuis l’an mil », Flammarion, 1967.
(4) Jean-Pierre Dupuy « Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain», Seuil, 2002
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