La nation autrichienne et le défi des droites extrêmes

Par Gaël Brustier, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, docteur en science politique.
La percée des droites extrêmes en Autriche révèle le malaise de la nation autrichienne, nation politique, dans la construction européenne et la mondialisation. Les grands partis, SPÖ et ÖVP, sont mis au défi.

Un récent sondage laisse apparaître une nouvelle percée des intentions de vote des Autrichiens en direction des droites extrêmes. Le FPÖ (Freiheitliche Partei Osterreich) et son dissident BZÖ (Bundniss Zukunft Osterreichs) obtiendraient à eux deux environ 31% des voix des Autrichiens aux prochaines élections au NationalRat (contre moins de 27% en 1999 à la veille de son entrée au gouvernement), tandis que l’ÖVP (Osterreichische Volkspartei) s’effondrerait à environ 22%. La montée en puissance des « libéraux autrichiens » ne saurait être résumée à une montée en puissance du « nationalisme » mais doit éclairer la crise de la nation autrichienne dans l’Europe et la mondialisation. A ce titre, la question est d’autant plus intéressante qu’elle interroge sur le rôle de la nation politique à l’heure à la fois de la montée des interdépendances mais également de la domination d’un système de libre-échange intégral corrélé à la globalisation financière…

La nation autrichienne n’est jamais allée de soi. Elle n’est ni une évidence historique ni une donnée intangible de l’histoire. Après 1918, il y eut un intense débat pour savoir si l’Autriche ne devait pas, à terme, rejoindre l’Allemagne, ce que les traités lui interdisaient… Historiquement, les deux partis qui ont porté l’idée nationale autrichienne sont les chrétiens-sociaux – dont l’ÖVP est issu – et le KPÖ (Komunistische Partei österreichs), marginalisé électoralement et absent du Nationalrat (Conseil national, le parlement autrichien) depuis les années 1960. Avant-guerre, les socialistes du SPÖ ( Sozialistische Partei Österreichs puis à partir de 1991 Sozialdemokratische Partei Österreichs) d’Otto Bauer ou Karl Renner n’étaient pas très convaincus de la pertinence d’une nation autrichienne et auraient vu d’un bon œil, à la fin de la Première Guerre Mondiale et après la chute des Habsbourg, leur intégration dans une République de Weimar dirigée par leur camarade social-démocrate Friedrich Ebert. L’Autriche, sa seconde République, voit véritablement le jour en 1955 avec le traité d’Etat signé par Leopold Figl et annoncé aux Autrichiens depuis un balcon dominant le Parc du Belvédère. L’Autriche, pays germanophone, a ainsi longtemps affronté un dilemme : était-elle d’abord « allemande » ou bien devait-elle s’attacher à bâtir son propre modèle national ? Le traité d’Etat apportait une réponse à une querelle datant de 1918.

On connait, dans la littérature de Josef Roth toute la part de patriotisme autrichien qu’elle recèle. Son aversion pour le pangermanisme, la nostalgie pour un empire plurinational disparu et le fait qu’il soit juif le contraignent à l’exil à Paris en 1938. La « Crypte des Capuçins » est ainsi la traduction romanesque de cette quête de l’identité autrichienne qui débouche, dans sa scène finale, par la garde d’une Chemise brune devant la crypte où les Habsbourg sont inhumés. Roth devait se laisser mourir à Paris quelques mois après l’Anschluss… Il y a, dans le destin de la nation autrichienne, la menace des braises d’un pangermanisme couvant toujours sous les cendres de 1945. « Première victime du nazisme », l’Autriche a dû en hâte bâtir son identité propre. Avant guerre ce sont essentiellement les chrétiens-sociaux de Dollfuss qui portent le projet national autrichien, dans la confrontation avec les sociaux-démocrates et les nationaux-socialistes d’Arthur Seyss-Inquart… Le KPÖ – les communistes d’Autriche – portent également l’idée nationale autrichienne.

Dans les années 1950, l’ÖVP, ces chrétiens-sociaux descendants de Dollfuss, dominent la vie politique autrichienne mais sont au gouvernement avec les socialistes. A partir de 1971 et jusqu’en 1983, le SPÖ obtient la majorité absolue des suffrages des Autrichiens. Sous la conduite du Chancelier Bruno Kreisky l’identité politique autrichienne s’affirme. Kreisky, issu d’une famille juive autrichienne – longtemps exilé en Suède – et auquel nul reproche de « selbsthass » (haine de soi) ne peut être fait (contrairement à une thématique récurrente le concernant), pensait qu’il fallait doter l’Autriche d’un projet national mobilisateur. Entre 1970 et 1983, le FPÖ réalise les plus faibles scores de son histoire, entre 5% et 6% des voix. Le socialisme autrichien dote la petite nation alpine et germanophone d’un projet national de modernisation qui engrange le soutien massif des citoyens autrichiens.

Kreisky a en effet été souvent comparé à un « De Gaulle autrichien ». Lui-même prenait la comparaison avec humilité et humour, expliquant volontiers que le Général de Gaulle avait une vision à cinquante ans quand lui-même n’était tenu que par un mandat de quatre années… La réalité du projet Kreisky tient en la capacité à doter l’Autriche d’un fort sentiment national et à moderniser puissamment les structures d’une société assez traditionnelle. Dans les années 1960, le Général de Gaulle s’était senti en phase avec cette politique autrichienne d’indépendance « danubienne », dont Kreisky était, en tant que Ministre des Affaires étrangères, le promoteur zélé. On ne revient jamais assez sur la réussite, si difficile à l’origine à envisager, du projet de Bruno Kreisky au cours des années 1970… Infatigable modernisateur de l’Autriche, féminisant le SPÖ, assurant de nouveaux droits sociaux, bâtissant son programme politique en associant 1 400 intellectuels et personnalités de son pays, pacifiant les relations entre socialisme autrichien et Eglise, artisan d’une Autriche rayonnant sur le plan international, Kreisky a forgé l’unité du peuple autrichien…

Les effets de la crise amenèrent le SPÖ à perdre sa majorité absolue en 1983. Soucieux de garder sa liberté, Kreisky refusa de se maintenir au poste de Chancelier. Le SPÖ forma alors une coalition avec le FPÖ. Dans le même temps l’Autriche engagea son processus de rapprochement avec la CEE. C’est alors que le FPÖ, précédemment légitimé par les successeurs socialistes de Kreisky put entrer en scène. Perdant en grande partie ce qui faisait son originalité dans l’Europe – une nation neutre entre les deux blocs – l’Autriche trouvait de plus en plus de difficulté à définir son « commun » et ce qui constituait le ciment de l’unité autrichienne dans les années allant du traité d’Etat de 1955 à 1983… Haider, jeune leader du FPÖ, sut alors appliquer à l’Autriche ses solutions rhétoriques. Qualifiant l’Autriche de « fausse couche historique », ce pangermaniste plus ou moins assumé mit le doigt sur le malaise national autrichien et tira profit du « Proporz », la répartition des sièges entre ÖVP et SPÖ. De 5% en 1983, le FPÖ monta à 26,9% en 1999 et fit entrer son parti au gouvernement sous la direction de Wolfgang Schüssel…

Evidemment l’avenir des droites extrêmes autrichiennes n’est pas écrit. De son vivant, Jörg Haider avait engagé un rapprochement avec le FDP allemand, dont l’électorat est séduit, quant à lui, par les thèses sulfureuses d’un Thilo Sarrazin. Heinz-Christian Strache, chef du FPÖ a su capter tout le potentiel contestataire de droite à Vienne en septembre dernier. Les techniques de campagne du FPÖ – souvent copiées à retardement par les autres extrêmes droites européennes – font mouche : la jeunesse est l’objet de toute l’attention du FPÖ qui clame aussi, après la crise son attachement au Sozial Heimatstaat…et séduit de nombreux électeurs issus des classes populaires… Captant le potentiel de contestation droitière, développant un discours de protection économique et sociale articulé avec le malaise identitaire autrichien, l’extrême droite semble toujours progresser en Autriche…

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