Rôle du nucléaire dans la production d’électricité « décarbonée »

Intervention de Bertrand Barré, Conseiller scientifique chez AREVA, au colloque « Quelle politique industrielle pour relever le défi climatique? » du 16 mai 2011

Je vais vous parler surtout d’électricité mais je commencerai par des éléments de contexte.

En ce moment dans le monde, la consommation d’énergie primaire croît deux fois plus vite que la population. C’est surtout dans les BRIC, les pays émergents, qu’elle augmente. Cela se traduit par un retour assez spectaculaire du charbon. En 2000, la Chine a produit un milliard de tonnes de charbon, deux milliards en 2005, trois milliards en 2009, essentiellement pour produire de l’électricité. Chaque semaine, la Chine met en service une nouvelle centrale au charbon, ce qui crée, par rapport au climat un problème assez considérable.

Il faut en effet décarboner l’électricité. À défaut, elle est à l’heure actuelle la première source d’émissions de gaz à effet de serre, avant les transports. Aujourd’hui, l’électricité décarbonée est issue du nucléaire ou des énergies renouvelables. Si Areva fait beaucoup de nucléaire, elle fait aussi un peu de renouvelable dans l’éolien off shore et dans la production d’électricité à partir de biomasse. Elle s’intéresse au solaire par concentration mais ce n’est qu’un début.

Le nucléaire représente 5% de l’énergie primaire et 14% de l’électricité dans le monde ; les réacteurs nucléaires fonctionnent dans trente pays dont la Chine, l’Inde, les États-Unis, le Brésil : plus de la moitié de la population mondiale vit dans un pays qui a peu ou prou d’électricité nucléaire.

Le problème de l’électricité c’est qu’on ne sait pas la stocker en grande quantité sauf en remontant de l’eau dans les barrages. C’est facile en Suisse, ça l’est moins en Belgique ! A part ces stations de pompage, on ne sait stocker l’électricité qu’en très petite quantité. Le travail redoutable de la RTE consiste à dispatcher à chaque moment l’électricité que les gens demandent, ni plus, ni moins. C’est quelque chose d’assez diabolique. Les sources intermittentes ne font que compliquer le problème. L’éolien, par exemple, devient à peu près compétitif. Mais il ne fonctionne que quand le vent a la bonne vitesse. En l’absence de vent, les éoliennes ne tournent pas. Quand le vent est trop fort, on les arrête. Pour produire l’électricité de base 24 heures sur 24 pendant toute l’année, il n’y a que le nucléaire, le gaz ou le charbon. C’est dans ce cadre-là qu’il faut voir le nucléaire. Le nucléaire n’est pas en concurrence avec les énergies renouvelables. EDF ou Areva font d’ailleurs beaucoup d’énergies renouvelables. Mais pour ce qui est de la fourniture d’électricité de base, la concurrence oppose le nucléaire au charbon et au gaz.

En ce qui concerne le nucléaire, de 1986 à 2005, il y a eu dans le monde une quasi stagnation des puissances installées. Une légère augmentation en Asie compensait la baisse dans les autres régions où on ne construisait pas et où de vieilles centrales étaient retirées du service. Deux raisons expliquent cette phase de stagnation : le contre-choc pétrolier et Tchernobyl.

En revanche, de 2005 à 2011 on a constaté une amorce de renaissance du nucléaire. En 2005, 27 gigawatts de centrales nucléaires étaient en construction dans le monde. Cette année, ce chiffre était de 62. Cette renaissance se manifestait au niveau des nouvelles constructions mais pas au niveau de la production car on était encore en train de payer les vingt années sans construction. Je vous ai dit que le nucléaire produit aujourd’hui 14% de l’électricité, mais en l’an 2000, c’était 18% ! La production a donc baissé en pourcentage. Mais le nucléaire était en train de redémarrer, essentiellement en Asie mais aussi au sein de l’Union européenne. Le Royaume-Uni s’y remettait, la Suède avait complètement oublié sa décision de sortir du nucléaire en 2010. L’Italie, qui avait tout arrêté en 2007, avait décidé de recommencer. Et surtout, lors des élargissements à 25 puis à 27, les nouveaux entrants étaient presque tout intéressés par l’énergie nucléaire. Aucun n’avait la même vigueur anti-nucléaire que l’Autriche par exemple. Donc on avait pas mal changé l’ambiance y compris au sein du Parlement européen, qui a pris du poids depuis qu’il a obtenu la démission de la commission Santer. Il faut se réjouir de ce rééquilibrage.

L’incident de Fukushima du 11 mars dernier remet en question ce début de renaissance. Il va créer une pause qui sera de durée très variable selon les pays. Les Allemands, juste avant les élections du Bade-Wurtemberg, ont décidé l’arrêt temporaire, voire définitif, de plusieurs centrales nucléaires. Donc l’Allemagne s’est remise à importer du courant français (malheureusement un peu nucléaire !) et à redémarrer des centrales à charbon. En revanche, la Chine, après quelques jours de réflexion, a décidé de continuer son programme, le plus important du monde. Les réactions variaient donc selon les pays. Toutefois, les fondamentaux qui avaient lancé la renaissance du nucléaire : prise en compte du changement climatique, augmentation de la dépendance européenne, incertitude sur les prix du pétrole, perspective du peak oil (plafonnement de la production) à assez court terme (alors que la demande des services du pétrole va continuer à monter), existent toujours, même après Fukushima. Je pense donc que le nucléaire va, après cette pause variable, redémarrer. On peut espérer que ce redémarrage se fera à partir de la « génération trois », les réacteurs qui, conçus après Tchernobyl, prennent en compte la possibilité de la fusion complète d’un cœur sans nécessiter l’évacuation des populations des alentours. Fukushima démontre l’intérêt de cette décision qui date d’après Tchernobyl. Et les discussions récentes sur le prix de la sûreté renforcée des réacteurs nucléaires se sont arrêtées.

Au niveau mondial, dans le domaine des fournitures des réacteurs et de l’ensemble des services associés, il existe aujourd’hui quatre grands acteurs : Areva, Toshiba-Westinghouse, General Electric-Hitachi et Rosatom. Mais on voit apparaître la Corée et demain on verra apparaître la Chine. Pour l’instant l’Europe, les États-Unis et le Japon sont en grande force. On ne peut dire pour combien de temps.

Si le nucléaire redémarre assez fortement, il arrivera un jour où les réacteurs installés dans le monde auront besoin pour leur durée de vie résiduelle de tout l’uranium exploitable à des prix raisonnables qui restera. Il faudra donc changer de technologie et passer à la « génération quatre » dont on sait qu’elle sera plus chère mais qu’elle ne sera plus limitée par les ressources en uranium. En effet, elle vivra sur les stocks d’uranium appauvri qui sont déjà considérables et qui pourraient alimenter le parc actuel sur plusieurs millénaires.
Sur une perspective aussi grandiose, je m’arrête.

Jean-Pierre Chevènement
Selon M. Trégouët, sénateur honoraire qui a créé au Sénat le service de prospective, si on voulait sortir du nucléaire en vingt ans (hypothèse que personne ici ne reprend) il faudrait remplacer le nucléaire à 50% par l’énergie du vent (c’est encore une hypothèse) et, pour l’autre moitié, par l’énergie solaire. Ceci impliquerait la pose de 2 000 kilomètres carrés de panneaux solaires (plus de trois fois le Territoire de Belfort, soit la moitié d’un département normal), de 3 400 éoliennes terrestres et de 8 400 éoliennes marines, ce qui fait du bruit ! Il évalue le coût de cette politique de substitution à cent milliards d’euros par an, soit plus du double de l’actuelle facture énergétique (l’énergie importée) qui est de 46 milliards. Est-ce soutenable ? C’est une question qu’on peut se poser. Enfin, des considérations de coût interviennent. L’énergie n’est pas quelque chose dont on puisse parler uniquement au regard des contraintes physiques ou des contraintes de production, il y a aussi des contraintes économiques, c’est le prix de revient de l’énergie.

Bertrand Barré
On ne peut pas remplacer le nucléaire par les énergies intermittentes que sont aujourd’hui le solaire et l’éolien. Le Danemark, champion du monde de l’éolien par rapport à sa taille, paye à certains moments aux producteurs d’électricité éolienne un prix négatif, c’est-à-dire qu’ils payent pour avoir le droit d’évacuer le courant de leurs éoliennes ! En Écosse, on les paye pour qu’ils ne produisent pas… et on paye plus cher le courant qu’ils ne produisent pas que celui qu’ils produiraient ! On arrive à un certain nombre de désoptimisations tellement fortes que cette hypothèse aujourd’hui n’a pas de sens.

Sortir du nucléaire signifierait donc davantage d’éolien, davantage de solaire et beaucoup plus de gaz.

Jean-Pierre Chevènement
Votre réponse me paraît tout à fait pertinente. Toutefois, on parle beaucoup de sortie du nucléaire et certains pays importants l’ont décidée, comme l’Allemagne et l’Italie. Ce serait particulièrement difficile pour la France, à supposer qu’elle le veuille, car 80% de l’électricité qu’elle consomme vient du nucléaire.

Je rappelle que Fukushima a fait, selon les sources, entre un et neuf morts (un ouvrier a été mortellement irradié il y a quelques jours). Je ne parle pas du tsunami qui a tué 30 000 personnes mais de l’accident nucléaire lui-même. Il est bon d’avoir à l’esprit ces ordres de grandeur.
Vous n’avez pas tout à fait répondu sur le coût de revient. Peut-on espérer que le solaire voie son coût de revient abaissé à un horizon temporel acceptable ?

Bertrand Barré
J’ai déjà mentionné que l’éolien se rapproche d’un coût compétitif des autres formes de production d’électricité que sont le nucléaire et le charbon. Le solaire en est encore très loin. En revanche, il est vrai que son coût baisse régulièrement mais il est difficile de savoir quelle sera l’asymptote. Il est certain que le photovoltaïque a des possibilités de ruptures technologiques importantes. La R&D peut jouer beaucoup. Donc, je ne sais pas répondre. Pour l’instant il ne sera sûrement pas compétitif en 2030. Au-delà, tout est possible.

Quant au solaire à concentration, il n’intéresse que les pays très ensoleillés. On pense atteindre cent vingt euros du MWh. Il a l’avantage d’étendre la période de production : on peut continuer à faire de l’électricité pendant une heure après le coucher du soleil. Mais on n’attend pas de rupture technologique car ce n’est jamais qu’une autre façon de faire bouillir un fluide. À l’heure actuelle le photovoltaïque à cent vingt euros par MWh est encore très lointain. À titre de comparaison, le MWh nucléaire d’une centrale actuellement en service avoisine quarante euros. Le MWh de Flamanville sera plutôt de l’ordre de soixante euros.

Christian de Perthuis
Il faut faire très attention dans ces comparaisons standard entre des choses extraordinairement hétérogènes.
Lorsqu’on développe un parc éolien, suivant le couloir où on le place, suivant l’exactitude des prévisions concernant le vent attendu, le coût varie de un à quatre.

Il y a aujourd’hui plus de panneaux solaires en Allemagne que dans l’ensemble du Maghreb : une absurdité ! Il ne faut pas avoir vécu très longtemps au Maghreb pour savoir que les potentiels et les coûts associés aux différents choix technologiques sont extraordinairement dépendants de conditions microéconomiques.

Par ailleurs, comme vous l’avez dit, la comparaison du coût du kilowatt/heure doit évidemment être pondérée par le type de kilowatt/heure qu’on fournit. Est-on capable de fournir le kilowatt/heure marginal ou pas ? Il y a une articulation extrêmement intéressante entre la façon dont on produit le courant et la façon dont on va l’intégrer ensuite dans un réseau. Et si demain nous disposons de réseaux plus intelligents, cela peut changer beaucoup de choses.

Aujourd’hui, dans les meilleures conditions, l’éolien est parfaitement compétitif si on accepte qu’une source le remplace aux moments où ça ne tourne pas. Sur l’off shore, on en est encore assez loin.

Il faut distinguer le solaire thermique du solaire photovoltaïque. Le solaire thermique, dans certaines conditions, peut-être très intéressant. Dans les pays en voie de développement, il faut tenir compte du coût de développement des réseaux. Dans des zones rurales qui ne sont pas connectées à des réseaux modernes, le solaire peut être une solution extraordinairement peu coûteuse en économisant les investissements nécessaires pour amener le courant par le réseau traditionnel.

D’une façon générale, la comparaison à un moment donné de ces différents coûts du kilowatt/heure doit être maniée avec beaucoup de précautions. Dans le solaire, les baisses de coûts ne sont pas aussi rapides qu’on l’espérait. Le solaire est une très longue histoire. La première centrale solaire fut construite en 1911 sur les bords du Nil par un ingénieur américain un peu fou qui fit faillite en quelques mois. Il avait mis en place le premier four solaire pour pomper l’eau du Nil. Les Californiens ont fait faillite dans les années 80. Après le premier choc pétrolier, ils avaient investi sur la base des tarifs de rachat qui ont ensuite baissé et les compagnies ont fait faillite.

Jean-Pierre Chevènement
Certes, ces comparaisons doivent être faites avec discernement. Mais il n’en est pas moins nécessaire d’avoir à l’esprit des ordres de grandeur, sachant qu’il faut varier les points d’application et, à chaque fois, tenir compte de l’environnement. La décision politique, pour être vraiment instruite, a besoin d’être éclairée par quelques considérations de ce genre.

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