Politique de la ville et défi climatique

Intervention de Pierre-Noël Giraud, Professeur d’économie à Mines ParisTech, au colloque « Quelle politique industrielle pour relever le défi climatique? » du 16 mai 2011

Je voudrais prendre l’exemple des politiques publiques visant à rendre « soutenable » le développement des villes.

Si je peux me permettre de le faire, c’est que j’ai eu le plaisir de diriger une étude pour le WEC (World Energy Council, Conseil Mondial de l’Energie), une association professionnelle des grands producteurs d’énergie dont le principal intérêt est de regrouper des compagnies électriques et pétrolières du Nord et du Sud. Elle tient congrès tous les deux ans et, pour ce congrès, commandite des études à des chercheurs. J’ai réalisé avec un groupe de chercheurs une étude intitulée initialement Energy for Megacities et qui s’est finalement appelée : Energy and Urban Innovation. Nous avons examiné comment les politiques publiques pouvaient réduire les émissions de gaz à effet de serre dans les villes.

L’enjeu est évidemment considérable. Le monde est en train de s’urbaniser. Chaque année, on construit autour ou à l’intérieur des villes existantes (grands, petites ou mégalopoles) l’équivalent de sept fois Shanghai. Dans certaines zones, comme en Afrique, où l’urbanisation est encore peu avancée, c’est proprement hallucinant : trois cents ou quatre cents millions de personnes vont s’installer dans les villes africaines dans les trente ans qui viennent.

Or les villes sont extrêmement différentes du point de vue de leur impact sur le changement climatique. Dans mes premières études sur la question, j’avais établi une comparaison – qui avait eu un certain succès médiatique – entre Atlanta et Barcelone, deux villes d’environ trois millions d’habitants, dont le PIB par habitant est équivalent. La consommation énergétique par habitant pour le transport, (donc en pratique les émissions de gaz à effet de serre) est dix fois plus faible à Barcelone qu’à Atlanta. Selon que, dans les années qui viennent, les millions de nouveaux urbains s’installent dans des villes comparables à Barcelone ou à Atlanta, l’impact sur l’effet de serre sera totalement différent.

Nous avons une assez bonne idée de ce que serait une ville soutenable du point de vue du climat.
Ce serait une ville relativement compacte, de la compacité du Paris haussmannien. Des immeubles de six étages, avec des espaces verts, de manière à ce que tous les lieux d’habitation, de travail ou de loisirs de la ville se trouvent à une distance raisonnable d’une station de transport en commun. La compacité que j’évoque, celle du Paris haussmannien, le permet.
Ce serait une ville dans laquelle les transports en commun seraient électrifiés, à condition que l’électricité soit décarbonée.
Ce serait une ville dont les bâtiments (R+6) seraient fort bien isolés et dont l’énergie, pour le chauffage, la climatisation et les applications électriques, serait électrique. Pour le chauffage et la climatisation, l’efficacité énergétique de la pompe à chaleur est absolument remarquable et peut encore faire des progrès.
Enfin, ce serait une ville qui utiliserait des systèmes énergétiques plus intelligents, avec une petite partie de production locale. Il ne faut pas se faire trop d’illusions, ce n’est pas en mettant des panneaux solaires sur les toits qu’on rendra les villes autonomes en énergie. Mais, dans certaines zones industrielles, cascader les énergies, disposer de réseaux qui permettent la production locale et assurer une meilleure régulation des consommations énergétiques est la troisième dimension de ce que serait la ville soutenable.

J’attends avec la plus grande impatience l’exposé que nous allons entendre sur la voiture électrique qui, si l’électricité est décarbonée, change peut-être la donne en redonnant sa chance à la ville étalée. En effet, le modèle que je viens de vous proposer, c’est Barcelone ou Paris intra muros. Mais on pourrait aussi imaginer une ville californienne où les gens habiteraient des pavillons avec, dans le garage, deux voitures électriques qu’on rechargerait tous les soirs. Ça ne règlerait pas les problèmes de congestion, de consommation d’espace que ce modèle urbain implique par rapport à la ville compacte mais l’apparition d’une voiture à électricité non carboné change un peu les idées qu’on peut avoir sur la forme de la ville soutenable.

Quels sont les enjeux technologiques ?

Il reste des questions technologiques non résolues, qui nécessiteraient de la R&D pour atteindre une soutenabilité urbaine. Mais l’une de nos conclusions majeures est qu’avec les technologies déjà disponibles et économiques on pourrait faire énormément de choses. Je ne parle pas d’énergie décarbonée à dix fois le prix de l’énergie fossile, avec des prix implicites du carbone de plusieurs centaines d’euros par tonne de CO2.

Malgré tout, on a identifié un certain nombre de domaines où la R&D reste nécessaire. Je parle sous le contrôle de nos amis d’Areva et d’EDF. Dans les pompes à chaleur haute température, il y a encore des progrès à faire. Dans le solaire, les capteurs minces s’intégrant dans le bâtiment nécessitent encore de la R&D. Il en est de même pour les batteries et, de manière plus générale, le stockage de l’électricité. Dans le domaine de l’isolation, on peut imaginer des matériaux innovants plus efficaces que ceux que nous connaissons aujourd’hui. Enfin, il y a tout ce qui concerne les technologies de l’information et de la communication pour rendre les réseaux intelligents, réguler à la fois la demande et l’offre.

Dans tous ces domaines, incontestablement, la R&D est nécessaire. Néanmoins, je le répète, si nous appliquions les technologies disponibles aujourd’hui, mûres technologiquement et économiquement (dont on peut encore abaisser les coûts à travers des rendements d’échelle ou de diffusion, non par des ruptures technologiques), on peut faire énormément.

Nous avons par conséquent identifié le fait que si on ne fait pas plus, c’est que la mise en œuvre de ces solutions suppose des politiques publiques constituées de paquets de mesures extrêmement complexes et diversifiées, simultanées et correctement coordonnées.
J’en donnerai une illustration autour d’une question cruciale dans les villes émergentes, celle du transport et de l’étalement. La solution la plus adaptée à des villes émergentes en croissance rapide pour substituer à l’usage du véhicule individuel ou des petits transports en commun polluants des moyens modernes et efficaces de transport est ce qu’on appelle le BRT (Bus Rapide Transit). Ce sont des systèmes de bus en site propre. Idéalement, deux fois deux voies, pour le bus omnibus et le bus rapide (comme la ligne de métro n° 1 et le RER). Ils utilisent les technologies de la communication : tous les bus sont suivis par des systèmes un peu complexes (affichage du temps d’attente etc.). Le chargement/déchargement – point crucial dans la rapidité du système – est très sophistiqué. Ce système est beaucoup moins cher en infrastructure, donc en dépense initiale, que le métro. Il émet un peu plus de gaz à effet de serre que le métro si l’électricité est décarbonée. Mais on peut électrifier des BRT. C’est la solution technique qui a été mise en œuvre dans un certain nombre de villes, en particulier en Amérique latine. Un des exemples emblématiques est la ville de Bogota qui s’est dotée d’un réseau complet de BRT et qui, après vingt ans de fonctionnement tout à fait satisfaisant, va maintenant passer au métro.

Pour arriver à mettre en place dans une ville un système de ce type, il faut un paquet de mesures :

  • Il faut d’abord un investissement public dans les infrastructures, dans les voies. La puissance publique doit redistribuer l’usage de la voirie et créer les espaces pour la circulation des bus.
  • Il faut un investissement privé parce que ce sont en général des compagnies privées de transport qui agissent dans le système de la flotte des bus et dans son système de contrôle et de monitoring.
  • Il faut une police efficace parce que ce système est entièrement bloqué s’il y a des embouteillages aux carrefours. Il faut donc que la police empêche les gens de rentrer dans les carrefours et de les bloquer, sauf à faire des fly up sur tous les carrefours, ce qui est très cher et particulièrement hideux.
  • Il faut – et c’est sans doute une des choses les plus difficiles – régler le problème des intérêts existants que ce système va heurter, en particulier proposer quelque chose à l’ensemble des artisans et des petites compagnies qui possédaient les vieux bus bringuebalants et polluants. Si une reconversion n’est pas proposée à toute cette industrie du transport privé local, ses acteurs bloqueront tout et il sera impossible de mettre en place cette politique.
  • Il faut encore éviter que l’existence-même d’un réseau de bus rapides ne provoque un nouvel étalement urbain anarchique au bout de la ligne de bus, suscitant ainsi l’usage des automobiles et des taxis collectifs qu’on voulait éviter. Toute politique de transport doit être associée à une politique très vigoureuse de contrôle et d’orientation de l’usage des sols visant à maîtriser l’étalement urbain au bout des lignes et à densifier la ville, tant pour l’habitat que pour l’activité, autour des lignes. C’est ce qu’ont fait les Latino-américains. Une photo aérienne fascinante de Curitiba, montre les lignes de gratte-ciel qui traversent la ville, le long de la ligne BRT.
  • Il faut que la politique tarifaire soit incitatrice pour l’entreprise privée et permette aux pauvres de prendre le système de bus… dont la qualité soit telle que les classes moyennes acceptent d’abandonner leur voiture ! Cela implique des problèmes de tarification, éventuellement de subventions croisées assez complexes. Si on ne les résout pas, tout s’effondre.
  • Enfin, il faut maîtriser ce qui se passe en aval des stations, c’est-à-dire tous les problèmes d’interconnectivité (parkings à vélos etc.).
    C’est ce que j’appelle un paquet de mesures. La solution technique existe, tout le monde la connaît, elle a une dimension high tech (le monitoring de système de bus n’est pas quelque chose de très simple) mais ce n’est pas le principal problème. Pour que ça marche, il faut un ensemble de politiques coordonnées dont la séquence dans le temps soit bonne.Pour résumer le message : même si la R&D reste nécessaire dans un certain nombre de domaines, que j’ai cités, nous avons, avec les techniques existantes, le moyen de modifier significativement, dans le transport et dans le bâtiment, les émissions des villes existantes et en développement. Mais l’obstacle principal est bien souvent, pour les autorités publiques, d’arriver à concevoir et surtout à mettre en œuvre un ensemble complexe de mesures qui articulent intérêt public, intérêts privés, usage des sols et infrastructures.
    Merci de votre attention.

    Jean-Pierre Chevènement
    Merci, M. le Professeur. Un ensemble de mesures complexes et coordonnées : c’est ce qu’on appelait autrefois de la planification.

    Pierre-Noël Giraud
    On peut toujours utiliser ce mot. C’est bien ce dont il s’agit.

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    Le cahier imprimé du colloque « Quelle politique industrielle pour relever le défi climatique? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

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