Par Pierre Papon, professeur d’Université, ancien directeur général du CNRS, membre du Conseil d’administration et du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica.
L’investissement dans la Recherche-Développement (R&D) et l’innovation demeure une clé essentielle de la réussite des Etats mais une nouvelle répartition mondiale des forces scientifiques et techniques s’instaure peu à peu. Si la crise économique a fourni l’occasion à de nombreux pays développés de réaffirmer le rôle de la R&D dans les stratégies de crise, il n’est pas certain que ce discours permette de renverser la tendance latente à leur perte de suprématie scientifique et technique.
On constate que si, en 2007, la part des dépenses mondiales de R&D (1145 milliards de $) dans le PIB mondial était la même qu’en 2002 (1,7%), celles-ci avaient néanmoins augmenté d’un tiers mais avec une dynamique des investissements très contrastée. En effet, quatre grands ensembles réalisaient 80% de la dépense mondiale de R&D en 2007 – les Etats-Unis (36,2%), les pays de l’Union Européenne avec 24,1%, le Japon (13,5%) et la Chine (9,1%) – mais si les dépenses de recherche de l’Europe ont augmenté d’un tiers, celles des pays asiatiques ont cru de près de 75%. Plusieurs pays émergents ont fait un effort considérable de rattrapage pour leurs investissements de R&D, notamment la Chine avec un rythme de croissance annuel de 20% de sa dépense nationale de R&D sur la dernière décennie. Rapportées au PIB, les dépenses de R&D s’élevaient à 1,8% pour l’Union Européenne, à 2,7% pour les Etats-Unis, à 3,4% pour le Japon et à 1,4% pour la Chine. La France est au deuxième rang européen pour ses investissements de R&D derrière l’Allemagne (2,2% de son PIB en 2010, contre 2,5 % pour l’Allemagne).
Si les Etats-Unis demeurent la première puissance scientifique mondiale, ils produisaient en 2008 près du quart des publications mondiales, ils sont suivis désormais par la Chine dont la production scientifique a quintuplé depuis 1993 (celle du Brésil a triplé depuis 1993), puis par le Japon (6,8% de la production mondiale). Dans le trio des grandes puissances scientifiques européennes, l’Allemagne et le Royaume-Uni sont en tête avec chacun 5,7% en parts mondiales, celle de la France étant de 4,2%. En 2008, tous domaines confondus, les pays de l’OCDE ont déposé 95% des demandes de brevets européens mais sur une longue période (1998-2008) leur part mondiale a baissé régulièrement tandis que la Chine décuplait la sienne (1%), il est vrai très faible.
On doit nuancer ces constats car l’impact des publications scientifiques (leur taux de citation dans la littérature) est encore faible pour des pays comme la Chine et le Brésil, alors qu’il est élevé pour la plupart des pays développés (la Suisse ayant le record en la matière, la France étant légèrement au-dessus de la moyenne mondiale). Il en va de même des brevets dont la « qualité » (l’importance de leurs revendications) est plus faible pour la Chine, l’Inde et le Brésil. On constate, toutefois, que les performances des pays émergents à l’exportation de biens de haute et moyenne technologie (à forte intensité en R&D : produits pharmaceutiques, aéronautique, électronique, etc.) sont souvent supérieures à celles des pays de l’OCDE. Ainsi sur la période 1998-2008, la croissance annuelle moyenne de ces exportations pour les BRIICS (Brésil, Russie, Inde, Indonésie, Chine, Afrique du Sud) a été de 25% mais seulement de 8% pour l’ensemble de la zone OCDE ; la Chine a réalisé les meilleures performances annuelles (+28 %) – 50% des exportations chinoises dans les technologies de l’information et de la communication sont réalisées par des joint ventures avec des multinationales étrangères – suivie par l’Inde (+22%).
Selon l’UNESCO, si 95% des connaissances étaient produites par les pays développés en 1990, ils n’en produisaient plus que les trois quarts en 2007 : la montée en puissance de l’Asie et du Brésil a entamé la suprématie scientifique et technique de l’ancienne Triade (Etats-Unis, EU, Japon). L’Europe demeure certes un acteur important de la recherche mondiale et si l’UE a consacré 6,5 milliards d’euros à la R&D en 2008, les ambitions qu’elle avait affichées à travers la stratégie de Lisbonne ne se sont pas concrétisées. Tout en maintenant des points forts (le nucléaire, l’aérospatial notamment), elle perd des parts mondiales dans la production scientifique, cette érosion touchant les trois grands pays à un rythme comparable (une baisse de 14% en part mondiale pour l’Allemagne, de 13% pour la France et de 18% pour le Royaume-Uni). La compétitivité technologique des pays européens est fortement contrastée comme le révèle le « Tableau de bord européen de l’innovation » pour 2010 qui fait apparaître cinq pays leaders en Europe : la Suisse en numéro 1, suivie de la Suède, du Danemark, de la Finlande et de l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni étant classés dans la catégorie des « suiveurs » (les investissements dans la R&D industrielle y sont relativement plus faibles).
Un grand nombre de pays ont pris des mesures de « relance » de leur économie en 2008-2009 avec un « paquet » d’investissements pour la R&D, mais les contraintes financières conduisent à réviser à la baisse le soutien public à la recherche et à l’innovation. Selon les estimations de l’Institut Battelle, les dépenses mondiales de R&D ont baissé de 1% en 2009 alors qu’elles auraient augmenté de 3% en Asie, avec une croissance relativement forte en Chine (+20%). Le discours sur la nécessité d’investir dans la recherche et l’innovation pour sortir de la crise et résister à la concurrence des pays émergents pourrait donc ne pas trouver sa traduction durable dans les investissements de R&D, et la crise économique risque d’ébranler encore la domination scientifique des pays les plus développés. Les pays développés sont à la recherche d’une stratégie de sortie de crise : dans quels secteurs d’avenir faut-il faire des paris scientifiques et techniques et avec quelles innovations institutionnelles ? Une stratégie semble ainsi se dessiner dans de nombreux pays dans le secteur des énergies renouvelables (au Japon, en Chine et en Allemagne, plus difficilement en France) : selon l’OCDE les dépôts de brevets européens y ont triplé sur la période 1999-2007 dans tous les pays.
Un tournant est amorcé dans la répartition mondiale des forces scientifiques et techniques et s’il est difficile, dans le contexte actuel, d’anticiper la situation en 2020, les indicateurs conduisent à penser que les Etats-Unise, le Japon et la Chine constitueront le trio de tête de la compétition technologique mondiale. L’Europe sera-t-elle capable de rivaliser avec ce trio ? La question reste ouverte.
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