Par Kevin Limonier, chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII), membre de la rédaction de la revue Regard sur l’Est.
Sans aller jusqu’à envisager une défaite pour Vladimir Poutine lors des prochaines élections présidentielles, la remise en cause de la suprématie électorale de Russie Unie par certaines couches de la population lors des dernières législatives pourrait bien suggérer que le pays entre dans une phase de reformulation progressive de son système politique, tout en conservant certains invariants de la culture politique poutinienne.a
Lors des élections législatives de décembre dernier, dans de nombreux endroits de Russie occidentale, et souvent pour la première fois, Russie Unie est ainsi arrivé en deuxième – voire troisième – position derrière le parti communiste et la coalition Russie Juste (centre-gauche). Ce retournement électoral a eu principalement lieu dans des villes bien précises, où se concentre une classe moyenne provinciale d’un genre très particulier. Ces villes, souvent de taille moyenne, étaient les fleurons du gigantesque appareil de production de l’URSS. Centres de recherches nucléaires, usines stratégiques, villes de science … Ces territoires ont en commun une histoire souvent faite de privilèges, mais aussi de secrets. Dès le début de son premier mandat, Vladimir Poutine a débloqué de très importantes sommes pour favoriser la relance économique de ces agglomérations spécialisées et monofonctionnelles, afin d’en faire les vitrines d’une puissance technologique et scientifique retrouvée. Si de sérieux doutes persistent quant à la rentabilité de ces investissements, il n’en demeure pas moins que l’argent public – qui y a été investi massivement grâce aux dividendes du gaz et du pétrole – a contribué à l’émergence d’une véritable classe moyenne dans ces municipalités réparties en archipel sur l’immense océan d’une « Russie déclassée » (terme emprunté à J.R. Raviot).
C’est justement dans ces îlots que Russie Unie a subi les revers les plus importants lors des dernières législatives, les électeurs y ayant largement préféré le parti communiste et la coalition Russie Juste. Dans la ville de Doubna, fondée en 1947 autour du premier accélérateur à particules d’URSS et capitale des physiciens, le vote Russie Unie est par exemple tombé à 21% en 2011, contre 48% lors des précédentes élections parlementaires de 2007. De même à Korolev, ville qui abrite le centre de contrôle des vols de l’agence spatiale russe (22% pour Russie Unie en 2011 contre 59% en 2007), ou encore dans la fameuse Cité des Etoiles, où s’entraînent les cosmonautes avant leurs missions (20% pour Russie Unie en 2011). Dans ces trois villes, le parti au pouvoir est arrivé en troisième position, la première place ayant été récupérée par le parti communiste, et la deuxième par la coalition Russie Juste. Le même phénomène a pu être observé dans des dizaines de villes au profil similaire.
Loin des remous de l’avenue Sakharov, principalement entretenus par des mouvements libéraux et nationalistes, la contestation silencieuse de cette classe moyenne provinciale hautement qualifiée pourrait bien être le signe avant-coureur de grands changements politiques en Russie. Le Parti communiste, tout comme la coalition « Russie Juste » (centre-gauche, a appelé à voter Medvedev aux dernières présidentielles), sont des formations politiques importantes qui partagent un certain nombre de valeurs. Toutes deux sont favorables à un modèle d’Etat providence fondé sur une conception verticale du pouvoir, et ils se placent de fait dans une vision de la Russie compatible avec les discours de Vladimir Poutine, là où nationalistes et libéraux présents dans les rues de Moscou proposent des modèles alternatifs parfois très éloignés du modèle poutinien et peu représentatifs des aspirations de la majorité de l’électorat.
Le changement de comportement électoral de cette classe moyenne provinciale correspondrait alors à l’expression d’un ras-le-bol du système clientéliste autour duquel s’organise Russie Unie, bien plus qu’à une remise en cause fondamentale de principes politiques encore jugés comme la panacée à la catastrophe économique, sociale et morale qui frappa le pays dans les années 1990. La classe moyenne provinciale pourrait alors être à l’avant-garde d’un vaste mouvement électoral de condamnation de Russie Unie. Cela suggérerait la reformulation d’un pouvoir qui, s’il serait toujours fondé sur l’idée de verticalité, pourrait bien faire éclore un embryon de pluralisme entre Russie Unie, Russie Juste et les communistes. Le départ de Vladimir Poutine, demandé par les manifestants, ne serait alors pas la condition sine qua non à l’avènement d’un tel modèle ; l’ex-président pourrait bien parvenir à reformuler ses réseaux de pouvoir sur la base de ces nouvelles aspirations en s’éloignant peu à peu de sa créature, Russie Unie. Le pays pourrait alors s’engager sur la voie d’une alternance « à la russe ».
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