Un « mai 40 » économique

Intervention de Christian Saint-Etienne, professeur au CNAM, auteur de « La Fin de l’euro » (Bourin, 2009), au séminaire « Approches théorique et pratique d’une monnaie commune » du 13 février 2012

Merci.

Mon livre, La fin de l’euro, sorti en avril 2009, est paru en anglais l’année dernière et en allemand il y a un mois (traduction de la deuxième version parue en mars 2011).
Je ne souhaite pas la fin de l’euro. En avril 2009, j’écrivais que nous allions vers la fin de l’euro si on n’y prenait pas garde.
Comme vous l’avez dit en introduction : les questions structurelles ne sont absolument pas résolues.

Deux raisons conduisaient à s’inquiéter sur l’avenir de l’euro :

Une monnaie mal née

Elle est née sans les caractéristiques nécessaires pour sa viabilité.
Pour le comprendre, le plus simple est de faire le parallèle avec les États-Unis. Pour qu’une monnaie se développe, il faut un gouvernement économique, un budget fédéral et une coordination fiscale et sociale. Aux États-Unis, le gouvernement fédéral accomplit la fonction de gouvernement économique. Le gouvernement économique est la capacité d’optimiser le policy mix en assurant la cohérence de la politique monétaire, de la politique budgétaire et de la politique de change. Le gouvernement fédéral américain représente les intérêts moyens des États-Unis tels qu’il se les représente lui-même (aucune décision ne requiert l’unanimité des cinquante gouverneurs). Il faut distinguer la nature du gouvernement du mode de prise de décision. Si on veut un gouvernement économique – dont l’objectif est d’optimiser politique monétaire, politique budgétaire, politique de change – il faut une instance qui décide en fonction des intérêts moyens.

Si l’ensemble des composantes de la zone partageant la même monnaie sont réunies autour de la table, par nature il faut que les décisions soient prises à la majorité (simple ou qualifiée). Mais on ne peut pas avoir de gouvernement économique à l’unanimité car il ne se calerait pas sur la moyenne mais sur les extrêmes.

On a donc voulu faire une monnaie sans gouvernement économique – tel que je viens de le définir – et sans budget.

Depuis quelques mois, le Président de la République s’est aligné sur les positions de Mme Merkel. Mais en 2010-2011, quand M. Sarkozy parlait de gouvernement économique et indiquait le souhait qu’il y ait un budget de la zone, Mme Merkel répondait invariablement : « Il y a déjà un budget de l’Union, il est suffisant ». Ils ne parlaient pas de la même chose ! Le budget de l’Union, qui est à 1,1 point de PIB, pourrait être ramené à 0,7 ou 0,6 sans dommage. En revanche, on a besoin d’un budget de la zone de 2, 3 ou 4 points de PIB dont la fonction serait de financer l’économie de l’avenir : les infrastructures physiques et numériques (les spécialistes s’alarment du retard que nous prenons en économie numérique). Ce budget aurait également pour fonction de financer des politiques de l’innovation très décisives, y compris des incitations au développement des PME, voire des mécanismes généraux de financement, de développement en fonds propres des PME. Comme symbole, ce budget pourrait aussi financer des universités européennes de la zone euro.

Nous aurions alors les bases d’un redéploiement de la zone euro et surtout des bases de la mise en synergie des pays membres.
Il ne vous a pas échappé qu’une monnaie sans gouvernement économique ni budget fédéral ne saurait produire les effets de synergie qui sont attendus de la monnaie unique.
Nous avons donc tous les inconvénients mais aucun des avantages d’une monnaie unique.

Cette monnaie est mal née parce qu’elle n’avait ni gouvernement économique ni budget de la zone mais surtout à cause d’une compétition fiscale et sociale très forte.

Dans un livre récent, « L’incohérence française » (Grasset, janvier 2012), je fais une analyse très dure du traité de Maastricht signé il y a vingt ans. Non seulement ce traité avait créé une monnaie sans les ingrédients de sa réussite mais il sacralisait le principe de concurrence fiscale et sociale. C’était une demande très puissante des Britanniques qui avaient exigé le maintien de l’unanimité dans la prise de décision fiscale et sociale. En cédant à la demande britannique, on laissait en place les possibilités d’une concurrence fiscale et sociale qui allait effectivement se développer et devenir de plus en plus violente dans les années suivantes.

De ce point de vue, il est absolument essentiel de distinguer la concurrence sur les marchés de biens et services – souhaitable – de la concurrence par les normes fiscales et sociales – par nature prédatrice.

La philosophie politique libérale nous enseigne que la concurrence sur les marchés de biens et services ne peut se faire que dans un ensemble organisé sur la base d’un level playing field où tout le monde agit avec les mêmes règles fiscales et sociales. En termes de philosophie politique libérale il est contradictoire de laisser se développer une concurrence fiscale et sociale dans un ensemble qui s’unifie sur le plan monétaire.

Il n’y a d’ailleurs pas de concurrence fiscale et sociale entre les cinquante États américains. L’impôt sur le revenu est fédéral, l’impôt sur les sociétés est fédéral. Certaines taxes à la consommation varient d’un État à l’autre mais les grands systèmes fiscaux et les grands systèmes sociaux sont fédéraux. Le premier poste de dépenses du budget fédéral, avant la défense, est la retraite en répartition. Ce régime touche 100 % des Américains et constitue la seule retraite de 60 % d’entre eux. La retraite en capitalisation ne concerne que 40 % des Américains qui cumulent la retraite en répartition fédérale et leur retraite en capitalisation. Medicare [1] et Medicaid [2], les Food stamps [3] sont des programmes fédéraux. Actuellement, quarante-deux millions d’Américains (12 % à 13 % de la population) survivent au quotidien grâce aux bons alimentaires.

Entre les cinquante États américains, les écarts de croissance à la moyenne sont significatifs (2 %). Quand les États-Unis sont en moyenne à 2 % de croissance, certains États sont à 0 %, d’autres à 4 %. Selon certaines études, le budget fédéral des États-Unis qui représente aujourd’hui le quart du PIB des États-Unis corrige jusqu’à 60 % des écarts à la moyenne.
Il n’existe donc pas de système monétaire sans système de redistribution à l’intérieur de la zone.
En France, le budget national joue, vis-à-vis des vingt-deux régions, le rôle du budget fédéral.

Contrairement à leur image de villes prédatrices (nous gardons la vision anti-villes du XIXème siècle), le Grand Paris (29 % du PIB français et 22 % de ses revenus) et le Grand Lyon sont les moteurs de la France. Les grandes villes sont de colossales machines à redistribuer la richesse qu’elles produisent. Le Grand Paris joue en France le rôle que joue l’Allemagne en Europe. Le Grand Lyon peut être comparé aux Pays-Bas. Ces deux régions sont fortement productrices, fortement exportatrices et font vivre le reste du pays.

Une zone monétaire ne peut pas fonctionner sans redistribution. Par nature, une union monétaire conduit à de la spécialisation économique. On ne peut donc pas imaginer une union monétaire sans budget. Puisqu’il y a spécialisation il doit y avoir redistribution si on veut maintenir un niveau de vie assez proche entre les régions.

Ce qui se passe aujourd’hui en Europe, la spécialisation industrielle, est un phénomène classique. Le choix d’une politique pro-industrielle a accéléré la spécialisation de l’Allemagne, donc le déplacement de l’industrie vers l’Allemagne. Cela ne poserait pas de problème avec un budget du type États-Unis : une redistribution très forte se ferait de l’Allemagne vers la Grèce ou vers la France ou l’Italie sans qu’on en parle. Aujourd’hui le budget des États-Unis assure automatiquement une redistribution colossale de la Californie, l’État le plus riche des États-Unis, vers l’Alabama, l’État le plus pauvre.
Donc pas de monnaie sans redistribution, pas de monnaie sans gouvernement économique.
Cette monnaie est mal née.

Des modèles de développement divergents

Au moment même où l’euro se mettait en place au 1er janvier 1999, l’Allemagne et la France choisissaient des modèles de développement économique divergents.

Il faut se souvenir qu’en 1997-1998, c’était l’Allemagne qui allait mal et la France qui allait bien. Une étude Rexecode [4] sur la TVA sociale est allée revisiter ce qu’avait fait Juppé en 1995. Il en ressort que son expérience de TVA sociale avait parfaitement fonctionné. Nous avions massivement pris des parts de marché à l’export en 1997-1998. La France allait très bien. Nous avions des excédents de balance courante et l’Allemagne avait des déficits de balance courante.

Les Allemands se mirent alors autour d’une table pour reconstruire leur modèle économique. Pour accélérer, ils choisirent un modèle industriel exportateur, en décidant de geler les salaires pendant dix ans en contrepartie d’un engagement des entreprises de développer l’emploi sur leur territoire. Ceci fut complété par les réformes Hartz. Les Allemands s’embarquaient sur un modèle industriel exportateur qui allait produire des effets très positifs mais différés. Il fallut sept ans pour que ce modèle mis en place en 1997-1998, accéléré par les réformes Hartz en 2003-2004, commençât à payer en 2005-2006. En 2007, ils mirent en place une TVA sociale qui amplifia leur avantage. C’est ainsi qu’ils ont massivement pris des parts de marché à l’intérieur de la zone euro (la moitié de l’excédent allemand se fait contre la France et l’Italie).

Les Allemands constituant notre principal marché, quand ils ne faisaient pas de croissance, nous ne pouvions plus leur vendre nos produits. De plus, au moment même (1995-1997) où ils choisissaient ce modèle industriel exportateur, nous entrions délibérément dans le post-travail, le postindustriel (le livre de Jeremy Rifkin, « La fin du travail » [5] s’est vendu à trois millions d’exemplaires en France).

La France est le seul pays qui ait choisi de mettre en œuvre cette politique. C’est toute une vision de l’économie dont les 35 heures n’étaient qu’un élément. On entrait dans le post-travail mais aussi dans le postindustriel. Dans les années qui suivirent, à mesure que la part de la valeur ajoutée de l’industrie baissait dans le PIB, nous nous félicitions de notre avance sur les autres : nous entrions plus vite que les autres dans le postindustriel !

Nous avions en effet, de ce point de vue, pris beaucoup d’avance … Au milieu des années 2000, nous observions, depuis notre posture postindustrielle, l’archaïsme de la vision allemande d’un modèle industriel exportateur.
Le retour à la réalité fut brutal.
Selon les statistiques de 2011, 80 % des exportations concernent des produits manufacturés (en Allemagne comme en France, en Europe ou dans le monde) et 85 % de la recherche privée est industrielle. Sans industrie, pas d’export, pas de recherche privée ! Or, nous sommes rentrés dans une économie de l’innovation qui nécessite la recherche privée.

La réalité de notre déficit fait que l’export redevient un objectif. On retrouve le discours du « Produire en France ». Au-delà de ce slogan, sommes-nous capables de reconstruire un appareil de production compétitif fondé sur des processus industriels (qui peuvent être des services rendus basés sur des processus normés industriels) ? C’est ce système de reconstruction qui est devant nous.

La politique allemande a été suivie par les Pays-Bas et l’Autriche. Le modèle industriel exportateur dans lequel ces pays se sont embarqués dans la deuxième moitié des années 1990 produit aujourd’hui des excédents extérieurs de 3 ou 4 points de PIB. Le modèle « postindustriel » (en fait un modèle de consommation tiré par une dépense à crédit) choisi par la France, l’Espagne, l’Italie, la Grèce et le Portugal produit des déficits de 3 ou 4 points de PIB…

Dans une zone économique qui n’a mis en place ni gouvernement économique ni mécanisme de redistribution, la création de deux sous-zones sur la base de modèles de développement divergents produit un éclatement potentiel. Cet éclatement est actuellement caché par des politiques non conventionnelles mais les éléments structurels sont toujours là : il n’y a toujours pas de gouvernement économique, toujours pas de budget de la zone, toujours pas d’éléments de coordination des politiques fiscales et sociales. Les Allemands continuent sur leur modèle industriel exportateur tandis que nous essayons, très tardivement, de corriger à la marge en prenant des mesures micro-économiques favorables au redéveloppement de notre appareil de production, alors même qu’au niveau macro-économique la politique de Nicolas Sarkozy n’a fait que continuer celle que Lionel Jospin avait mise en place en 1997-2001 et que Chirac avait poursuivie.
Sur le plan macro-économique, nous avons mené la même politique de 1997 à 2011.

La meilleure façon de l’analyser n’est pas de mesurer le poids de la dépense publique mais le différentiel de dépense publique entre la France et les autres pays membres de la zone euro. Ce différentiel a continuellement augmenté. À 2 % du PIB en 1992, 8 % du PIB en 2011, il atteindra vraisemblablement 9 points de PIB en 2012. Et si l’un des deux programmes proposés est mis en œuvre (2 points de PIB de hausse d’impôts pour financer 1 point de PIB de hausse de dépenses), on rajoutera un point de dépense entre la France et les autres pays de la zone euro.
Nous nous retrouvons dans une crise structurelle marquée simultanément par notre affaiblissement productif et une dérive phénoménale de notre appareil de dépenses publiques : 8 points de PIB de dépenses publiques de plus que les autres en 2011 (10 points de PIB de plus que l’Allemagne). Sur les 56 points de dépenses publiques de la France (48 pour les autres, 46 pour l’Allemagne), 33 points de PIB sont dépensés pour la protection sociale : record du monde ! Nous sommes n°2 mondial en dépenses publiques mais n°1 mondial en protection sociale.
Or on constate le développement de la pauvreté et un discours de revendication continuel. Tous, autour de cette table, nous étudions ce pays depuis une trentaine d’années. Il nous arrive d’être gagnés par le découragement : si le record du monde de la dépense publique de protection sociale garantissait le bien-être de la population et un taux de chômage inférieur à la moyenne des autres pays ce serait un modèle social. Et avec un peu de compétitivité, nous pourrions nous prévaloir d’un modèle social différent. Mais quand le record du monde de la dépense de protection sociale s’accompagne de l’appauvrissement, on peut s’interroger sur la manière dont on dépense ce budget de protection sociale.
Par ailleurs on propose aujourd’hui d’alourdir à nouveau la fiscalité sur les « riches » sans prendre conscience que l’essentiel (au moins les deux tiers) de ces « riches » sont les entrepreneurs. Il va falloir expliquer comment on va alourdir la fiscalité sur les « riches » dont, simultanément, on attend qu’ils reconstruisent l’appareil de production. Si nous voulons réduire le déficit en augmentant les prélèvements obligatoires, nous aurons à la fois le record de la dépense et celui des impôts, ce qui n’est généralement pas considéré comme la méthode idéale pour redynamiser le secteur productif.
Nous nous retrouvons dans une méga-crise structurelle.

À la différence des économistes, Mme Merkel tient un raisonnement fondé sur la morale. En Allemagne la vie publique est de plus en plus calée sur ce qui est « juste », ce qui est « moral », accessoirement sur ce qui est rationnel.

Il y a une règle d’or dans quarante-neuf des cinquante États américains. Mme Merkel veut une règle d’or des dix-sept États membres de la zone euro. J’y suis favorable. La façon dont la France gère ses finances publiques depuis vingt ans montre que nous avons besoin d’une règle d’or.
Le problème est que l’économie de marché est cyclique par nature. Nous avons connu des crises, nous en connaîtrons d’autres.
Qui va faire face aux crises futures ? Aux États-Unis, c’est l’État fédéral qui gère les crises. Pour instaurer la règle d’or dans les dix-sept, il faut un budget fédéral de la zone. C’est mathématique. La règle d’or sans budget de la zone est suicidaire.

Le basculement du discours de Mme Merkel du rationnel vers le moral explique le malentendu entre Français et Allemands. Christian de Boissieu et moi rencontrons fréquemment des économistes allemands. Nous constatons que nous nous comprenons beaucoup moins bien qu’il y a dix ans. Ils prenaient alors la France au sérieux, aujourd’hui ils nous tiennent pour des pantins. Il est indispensable de remettre la France d’aplomb pour reconstituer l’axe franco-allemand, pour que les Allemands recommencent à nous prendre au sérieux, pour relancer le moteur franco-allemand.

Mme Merkel n’est pas dans une analyse rationnelle du sujet, elle est dans la fable de La Fontaine « La cigale et la fourmi ». Elle est la fourmi qui a travaillé pendant dix ans. On est en plein hiver, elle a des réserves de nourriture. Les cigales du sud viennent lui demander de partager, elle répond en fourmi. Elle ne propose pas de transformer les institutions de la zone euro selon un raisonnement rationnel tel que le tient Jean-Pierre Chevènement mais elle argumente sur le mode moral en prônant le modèle allemand : « Nous sommes des fourmis, nous avons travaillé. Nous avons adopté un modèle industriel exportateur qui fonctionne. Vous êtes des cigales. Vous avez adopté un modèle de consommation tiré par la dépense publique à crédit. C’est un échec ! »
Que pouvons-nous répondre ?

Quand nous tentons de démontrer aux économistes allemands que la règle d’or au niveau des dix-sept États de la zone euro suppose un budget fédéral, ils ne saisissent pas la nécessité logique de cette position mais nous soupçonnent de convoiter leurs provisions.
C’est pourquoi, pour casser cette approche morale, nous devrons opérer au préalable une mutation de notre système productif et de notre système économique pour regagner en crédibilité. Il faut revenir à une approche rationnelle qui permettra de mettre en place les conditions de fonctionnement de la zone euro. Si nous n’y parvenons pas, nous assisterons vraisemblablement à une cassure de la zone euro.
Des grands pays du sud (Espagne, Italie, France), nous sommes les plus fragiles. Nous sommes plus mal en point que les Italiens. Leur balance commerciale de produits manufacturés est excédentaire de quarante milliards d’euros, la nôtre est déficitaire de quarante milliards d’euros. L’Italie du nord a de grosses PME qui fonctionnent bien. Depuis sept ou huit ans, le CAE (Conseil d’Analyse Economique) a produit plusieurs rapports sur la nécessité de développer les PME. Des mesures ont été prises dont aucune n’avait l’ampleur nécessaire pour traiter ce problème. Nous avons donc aujourd’hui un système productif rabougri tandis que l’Allemagne a survitaminé le sien. Peut-être dans dix ou vingt ans seront-ils rattrapés par leur décalage démographique. Mais nous allons subir la supériorité allemande pendant des années si nous ne nous réveillons pas de façon extrêmement brutale en faisant des ajustements extrêmement significatifs.

Le seul élément de réconfort que j’ai connu dans cet hiver rude du début de 2012 est le rapport de M. Migaud [6], le premier qui ait évoqué la nécessité de geler les prestations sociales en valeur comme condition de rebondissement. C’est en effet un élément mais il faut simultanément faire porter tous les efforts sur la production car si nous ne sommes pas capables de rééquilibrer notre balance de produits manufacturés, tout ce que nous sommes en train d’évoquer est de second ordre par rapport aux questions de rapports de forces qui se sont établis entre la France et l’Allemagne et nous serons laminés, écrasés.

J’ai tenté de faire une analyse aussi lucide que possible. Je vais maintenant exprimer une conviction : je pense que nous vivons un « mai 40 » économique.

Quand les stukas tirèrent sur les tractions, nous comprîmes que nous avions perdu la guerre. Entre 1998 et 2011, nous avons perdu 40 % de nos parts de marché à l’export. À l’intérieur de la zone euro (donc sans effet euro), nous avons perdu le quart de nos parts de marché à l’export. Nous vivons un « mai 40 » économique dont il n’y a aucune prise de conscience.

Les trois candidats républicains disent qu’il faut traiter la question du déficit. Un seul dit qu’il y a un problème de dépenses. Mais aucun n’analyse le problème de production comme une question de survie nécessitant des mesures adaptées.

Le taux de marge du secteur productif français s’est violemment contracté. Aujourd’hui, si on sort le CAC 40, qui n’est plus français (les deux tiers de l’activité et les trois quarts des profits se font hors de France), les taux de marge en France sont moitié moindres qu’en Allemagne et n’atteignent que les deux tiers des taux de marge italiens (ce qui explique aussi pourquoi la situation est meilleure en Italie). En comptabilité nationale française, par rapport à l’EBE (excédent brut d’exploitation) français, l’ampleur de l’ajustement qu’il faudrait faire pour redonner au secteur productif français des capacités d’investissement, afin qu’il regagne des parts de marché, est de l’ordre de cent milliards d’euros ! Quand je vois que personne n’évoque des chiffres de cette ampleur, je suis extrêmement inquiet, plus pour la France que pour l’euro. D’ailleurs, dans ce contexte, si la France n’est pas capable de se rétablir, l’éclatement de la zone euro serait le moindre mal. Nous avons pris 17 % à 18 % de retard en compétitivité par rapport à l’Allemagne. Un éclatement négocié de l’euro où le mark serait réévalué de 20 % nous permettrait d’éviter un ajustement à la grecque. Sinon nous aurons un ajustement extrêmement désagréable dans les deux à trois années qui viennent.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur Saint-Etienne. Vous nous avez plongés dans un océan de difficultés et, d’une certaine manière, de contradictions.
Comment se réveiller ? Comment remonter la pente avec des marges inférieures de moitié à celles de nos voisins ? Comment aider notre industrie alors que nos finances sont taries ?

On ne voit pas comment on peut sortir de la situation actuelle autrement qu’à travers une cassure dont il faudrait limiter les effets. L’idée de monnaie commune est ce qui permet de sauvegarder l’acquis symbolique d’une monnaie européenne. L’euro serait préservé, non plus comme une monnaie unique mais comme une monnaie commune en permettant des ajustements qui ne peuvent venir que de ruptures avec les fixismes bien connus, qu’il s’agisse du taux de change, des prix etc.

Christian Saint-Etienne
Les Allemands ne sont pas du tout dans cette vision.

Jean-Pierre Chevènement
Mais quand on arrive sur l’obstacle, peu importe la vision. Il arrive un moment où on ne peut plus faire autrement. L’idée de la monnaie commune est une ultime solution destinée à masquer ce que la situation peut avoir de catastrophique d’un point de vue quasiment géopolitique.

J’ai été très convaincu par ce que vous avez dit sur la différence culturelle de part et d’autre du Rhin, fort bien illustrée par « La cigale et la fourmi».
Il est très difficile de faire un budget fédéral. Ceux qui sont appelés à l’abonder ne sont pas d’accord. C’est assez rationnel, ça n’a rien de moral. Ils ne veulent pas payer. Il suffit de lire la presse allemande. Les Allemands ont payé pour les Länder de l’est. Ils ne sont pas prêts à rentrer dans le mécanisme que présente M. Aglietta, du moins je n’ai pas l’impression que ce soit le cas.
Vers quoi allons-nous ? Je me pose la question avec angoisse. Même si je ne suis pas toujours d’accord avec certains pourcentages que vous donnez (il y a des points qui me paraissent moins noirs que vous ne l’avez dit) il n’en reste pas moins que je suis tout à fait conscient que nous allons au-devant d’échéances redoutables.

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[1] Medicare est le nom donné au système d’assurance-santé géré par le gouvernement des États-Unis au bénéfice des personnes de plus de 65 ans ou répondant à certains critères.
[2] Medicaid est un programme créé aux États-Unis qui a pour but de fournir une assurance maladie aux individus et aux familles à faibles revenus et ressources.
[3] Food stamps (coupons alimentaires) Ce programme aide les personnes aux revenus modestes ou sans revenus à acheter des produits alimentaires. Les prestations en coupons alimentaires sont fournies sous forme d’une carte électronique utilisée comme une carte bancaire pour acheter de la nourriture.
[4[] Coe-Rexecode : Centre d’observation économique et de Recherche pour l’Expansion de l’économie et le Développement des Entreprises. ]url:http://www.coe-rexecode.fr/public/Analyses-et-previsions/Presidentielle-2012-Faits-Chiffres/TVA-sociale-emploi-competitivite-et-inflation-retour-d-experiences
[5] « La fin du travail », Jeremy Rifkin (1995), publié en Français aux éditions La Découverte en 1996 avec une préface de Michel Rocard.
[6] Rapport public annuel présenté à la presse le 8 février 2012 par M. Didier Migaud, Premier président de la Cour des comptes

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