Intervention d’Arnaud Montebourg, ministre du redressement productif au séminaire « L’esprit du redressement productif », 26 novembre 2012.
Je tenterai d’être assez complet pour aborder l’esprit dans lequel je vois le redressement productif, mission qui m’a été confiée.
Peut-être pour commencer devrais-je dire que je suis l’un des rares ministres à voir dans l’intitulé de son ministère une obligation de résultat. Je le prends comme un défi mais aussi comme un hommage. C’est évidemment une obligation que de réussir à redresser l’économie productive de notre pays. Quels sont les critères du redressement ? Une balance commerciale hors énergie qui sera rééquilibrée et un emploi industriel qui aura recommencé à croître. Tout le reste n’est qu’apparences. C’est bien là l’enjeu de ces cinq années qui doivent nous mener à des résultats.
Nous partons de très loin. Les chiffres sont connus de chacun d’entre vous. Vous-même, cher Jean-Pierre, les exposez très souvent dans vos discours, cela depuis très longtemps. C’est le résultat de la lente dégradation de notre appareil industriel. Le rapport de Louis Gallois a permis de résumer assez clairement les choses en montrant que « la cote d’alerte a été franchie » et que nous sommes dans une situation de décrochage productif, industriel. Secteur par secteur, région par région, nous constatons sur le terrain qu’avec la crise et les dégâts qu’elle a occasionnés des pans entiers de l’économie industrielle ont disparu.
Certains secteurs se battent pour survivre, d’autres cherchent à innover pour se porter vers le futur. La France des métropoles, lieux de croissance, d’échanges, comme l’étaient les places de foires au Moyen-Age, est optimiste, voyage, paie des loyers élevés… et vote à gauche plus facilement qu’ailleurs. Cette France-là n’a rien à voir avec la France des petites villes et des villes moyennes qui ont payé très cher le prix de la crise et où ne viennent plus s’allouer les ressources nouvelles. J’ai présidé un département (1) qui réunit ces deux types de territoires : d’une part la vallée du Rhône, proche de Lyon, qui profite de cet afflux démographique donc économique, d’autre part une zone abandonnée dont la désertification économique précède la désertification humaine. Cette France-là, c’est la France du Front national, de l’inquiétude, de la violence sociale, économique, politique. Cette France-là est en passe d’être majoritaire dans sa sociologie. Nous avons donc le devoir de reprendre les leçons de Paul Delouvrier des années 45-50, de les confronter avec les analyses et les choix des années 80 afin d’identifier nos erreurs et de mesurer le rôle de tous les facteurs de la désindustrialisation. À cet égard, je dirai que Louis Gallois a été modéré dans son analyse du rôle de la monnaie car c’est un point central. Mais c’est un point sur lequel nous n’avons malheureusement guère de prise puisque nous l’avons concédé dans des accords internationaux européens. Cette question ne relève donc pas de notre politique mais de notre diplomatie. Voilà pourquoi elle a dû être un peu mise à l’écart, pourtant elle fait partie des problèmes que nous avons à résoudre.
Nous pâtissons d’un décrochage industriel et économique qui s’est aggravé dans la crise (tandis que l’Italie et le Royaume-Uni, sans parler de l’Allemagne, se réindustrialisent) en raison même de la gestion de la crise par nos dirigeants politiques. Ils ont pris des décisions inadéquates. Tel le choix de la stratégie des heures supplémentaires, pour un coût de quatre milliards chaque année. L’Allemagne a investi une somme équivalente dans le chômage partiel, ce qui a permis aux Allemands de conserver leurs outils de travail quand les carnets de commandes s’effondraient. Quand l’économie est revenue à une forme de normalité, sans toutefois rattraper le niveau antérieur, les Allemands ont augmenté leurs parts de marché et utilisé cette gestion astucieuse des difficultés que, plus encore que la France, ils avaient traversées. Les chiffres sont d’ailleurs assez impressionnants. Cette erreur-là nous coûte très cher en signes d’aggravation industrielle.
J’approuve sans réserve le diagnostic détaillé dans le rapport Gallois. Aussi ne m’y étendrai-je pas.
Quelle est notre stratégie?
Tous les pays autour de la France procèdent à une dévaluation des facteurs réels de production :
Les salaires, la protection sociale
Faute de pouvoir mener des politiques de dévaluation par la monnaie ils le font par les facteurs réels : les salaires, les pensions. Nous observons aujourd’hui en Europe des politiques récessives dignes de Laval, des décrets-lois de la misère (en 1935, on diminuait de 35 % les revenus des populations… pour leur bien !). Les politiques de modération salariale et de compétitivité à la baisse des salaires nous tirent vers le bas : Renault passe un accord de modération en Espagne et en tire argument pour imposer la modération salariale aux ouvriers français. Nous sommes dans une compétition à la baisse et l’Europe entretient cette descente au lieu de nous en préserver.
Le prix de l’énergie
La bataille est féroce sur la question stratégique de l’énergie. Les Allemands ont fait le choix de fermer leurs centrales nucléaires et se sont lancés dans une stratégie des énergies renouvelables qui a pour conséquence de faire payer aux ménages une augmentation de 45 % à 50 % du prix de l’électricité. Les entreprises électro-intensives commencent à faire jouer la compétition sur le sol européen et, envisageant l’implantation de leur production en fonction de ce facteur, elles découvrent qu’elles auraient tout intérêt à sortir d’Europe. Une accentuation des projets de délocalisation est donc due au surenchérissement du prix de l’énergie, lui-même lié aux stratégies de privatisation imposées par l’Union européenne. Les stratégies de luttes concurrentielles de la Commission européenne (toute forme d’aide d’État aux entreprises étant prohibée) ont amené le prix de l’énergie à s’élever naturellement. La France a résisté jusqu’à présent. Elle doit continuer ce travail mais elle ne peut pas elle-même s’affaiblir davantage. D’où la question du nucléaire et des gaz de schiste évoquée par Louis Gallois.
La rémunération du capital
La question de la rémunération du capital et de sa « gourmandise » (Joseph Stiglitz ou Paul Krugman parleraient de cupidité) nous place dans une compétition mondiale, avec des allocations de ressources qui dépendent du niveau de rémunération. La réponse adaptée est bien, selon moi, celle de la Banque Publique d’Investissement (BPI). Je suis content de pouvoir mettre en œuvre ce projet qui figurait dans le programme du CERES en 1982. La banque publique d’investissement était à l’époque le projet de Chevènement face à celui de Delors, au Congrès de Bourg-en-Bresse. Arrivé en politique en 1982-83-84, j’ai découvert les idées de Jean-Pierre Chevènement et de ses amis, assez influents à l’époque dans la région où je militais (la Bourgogne). En fait, la Banque Publique d’Investissement est une opération de concurrence déloyale vis-à-vis du système financier, que ce soit le marché de la private equity, des fonds propres ou du système bancaire, qui va faire baisser les prix et les prétentions de rémunération en étant moins gourmande et moins impatiente (soutien à long terme et rémunération modérée). C’est une bonne réponse qui permet des alternatives de financement dans toute la chaîne des besoins des entreprises. Aujourd’hui le credit crunch dont sont victimes des entreprises précipite des défaillances qui ne sont pas liées aux aptitudes industrielles.
Sur le premier point, nous sommes obligés de faire un geste, un effort, pour nous remettre dans la course à l’intérieur de la zone euro. Les défaillances industrielles sont d’abord sanctionnées à l’intérieur de la zone euro avant de l’être à l’extérieur. Quand on mesure le poids relatif du rôle de l’euro fort et celui du rôle de la compétition sur les facteurs réels à l’intérieur de la zone euro, on doit reconnaître que nos échecs sont enregistrés principalement à l’intérieur de la zone euro. C’est pourquoi, avec le Premier ministre et le Président, nous avons fait le choix du Pacte de compétitivité qui vise à construire une stratégie de diminution des coûts de production. Nous risquions en effet de nous retrouver face au dumping multiplié de tous les systèmes productifs nationaux autour de nous : l’Italie, l’Espagne, le Royaume-Uni en particulier qui, disposant de la Livre-sterling, fait de la dévaluation et monétarise sa dette : la Banque centrale d’Angleterre vient de mettre à la disposition du Trésor public 36 milliards pour payer les dettes, une facilité qui évite de lever des impôts. C’est donc une stratégie de désinflation compétitive – ou de dévaluation compétitive – sur les facteurs réels à laquelle nous avons affaire. Il faut que nous nous mettions dans la course sinon nous risquons de continuer à descendre et à détruire notre tissu industriel. C’est un acte de survie politique et d’urgence nationale.
La méthode est discutée par les partenaires sociaux et par le Parlement. Un débat a eu lieu.
J’étais favorable à ce que ce crédit d’impôt finance l’investissement. En effet, il ne s’agit pas de privilégier une politique de l’offre plutôt qu’une politique de la demande mais de mener une politique de l’offre et de la demande. Il s’agit de restaurer les marges des entreprises, petites, moyennes ou grandes, qui se sont effondrées pour qu’elles se remettent à investir – faute de quoi la descente va se poursuivre – et, en même temps, d’initier une relance par l’investissement (un des moyens imaginés par Keynes dans sa « Théorie générale de la monnaie » (2) ou dans « La fin du laissez-faire » (3). C’est une des armes utilisables. Il s’agit de faire la synthèse entre l’offre et la demande. Dans la période actuelle, il ne s’agit pas de choisir entre keynésianisme et monétarisme mais de mener de front toutes les politiques qui nous évitent de nous retrouver trop en difficulté.
Derrière les choix qui, finalement, ont été faits par le Président et le Premier ministre, il y a une philosophie politique innovante, qui ne correspond pas à la culture française mais qui vaut la peine d’être tentée.
J’étais tout à l’heure dans l’entreprise Duralex à Orléans qui fabrique des verres. Après une période de grandes difficultés où tout semblait perdu, cette entreprise a mené une bataille victorieuse, défendant des productions qui datent de 1925 et a conquis de nouveaux marchés. J’étais allé saluer la force des salariés et des entrepreneurs. J’ai tenu le même langage à la CGT, qui m’attendait dehors avec des banderoles, et au chef d’entreprise :
Aux syndicalistes qui protestaient : « Vous donnez des aides aux patrons sans contrepartie ! », j’ai expliqué que la réponse vraiment innovante que nous avons choisie est de faire confiance aux partenaires de l’entreprise, aux partenaires sociaux, c’est-à-dire au comité d’entreprise qui va discuter de l’usage du crédit d’impôt sous le regard public, puisqu’il y aura transparence. Si un crédit d’impôt de 500 000 ou un million d’euros est accordé en fonction de la masse salariale, les partenaires sociaux sont fondés à en être informés, à discuter de l’utilisation de cette somme et à donner leur avis de façon publique. C’est une forme de garantie que cet argent s’investira dans l’entreprise et ne partira pas en fumée dans les dividendes. Cette évaluation fera évidemment l’objet d’un suivi de la part du Parlement. Certes beaucoup de parlementaires et d’organisations syndicales souhaiteraient davantage de garanties. Mais c’est une forme de confiance dans cette période difficile où nous demandons à des intérêts divergents de coopérer dans l’intérêt commun qui est l’amélioration de la rentabilité et la réussite des appareils productifs.
Au chef d’entreprise qui doutait : « Cela va-t-il nous être vraiment utile ? », j’ai répondu que si nous ne baissons pas en l’état les cotisations sociales (dont je reconnais qu’elles sont excessivement adossées sur l’emploi, l’embauche, les salaires, le travail et insuffisamment sur les revenus du capital), ce crédit d’impôt, c’est de l’argent, c’est de l’oxygène, c’est 6 % des coûts de production qui sont laissés dans l’entreprise.
À la filière aéronautique – numéro un mondial avec un seul leader très structuré, le GIFAS (Groupement des Industries Françaises Aéronautiques et Spatiales) – j’ai déclaré : « La nation casse sa tirelire et met 20 milliards d’euros sur la table. C’est un fait historique sans précédent dans la période d’urgence économique que nous traversons. Qu’êtes-vous prêts à faire pour la nation ? » Il y avait là tous les patrons du GIFAS : EADS, Dassault… Je leur ai demandé de reprendre leurs productions, de relocaliser des activités sur le territoire national, en concertation avec les organisations syndicales. Je ne vais pas leur faire signer des contrats mais ils ont un engagement moral vis-à-vis de la France qui a décidé de « casser sa tirelire » pour l’économie française. Des sous-traitants d’EADS fabriquent à Figeac les hélices Ratier (4). Ils ont dû délocaliser une partie de leur production parce qu’on leur a demandé de diminuer les coûts (alors même qu’EADS embauche). On pourrait imaginer qu’en contrepartie de cette baisse de coûts de production il y ait des relocalisations. C’est ce qu’a fait Obama avec son slogan présidentiel : « Let’s bring our jobs back home ». Il a fait des diminutions de coûts à la carte (il n’y a pas de SMIC aux États-Unis). Tous ont relocalisé, créant environ 30 000 emplois (selon une étude du Boston Consulting Group). Certes, ils n’ont pas le même système…
Jean-Michel Quatrepoint
… et ils n’ont pas Bruxelles sur le dos !
Arnaud Montebourg
Voilà l’esprit de ce sursaut commun, coopératif : tout le monde s’y met, ensemble ! A cela s’ajoute ce qu’on appelle la compétitivité hors coût, c’est-à-dire tout ce qui peut faciliter la croissance des entreprises, où les propositions sont innombrables. Mais la proposition phare, qui était politiquement la plus difficile à porter pour ce gouvernement est évidemment le crédit d’impôt.
Quel est le sens de cette action ?
D’abord, il s’agit d’un changement de modèle économique, un peu en contradiction avec la génétique économique de notre capitalisme français, un capitalisme un peu mixte que Jean Peyrelevade, dans un livre (5) assez juste sur le sujet, avait qualifié de « rhénan », proche du capitalisme allemand : un équilibre entre l’État, le compromis social et les forces productives et créatives.
Le modèle libéral-financier qui s’est installé, qui a été accentué ces dernières années (« libéral » : vous faites ce que vous voulez, y compris n’importe quoi, ce que fait Mittal), c’est le laissez-faire que combattait Keynes. C’est le modèle libéral-financier dénoncé par Jean-Louis Beffa (6). Il est dit « financier » parce que la rentabilité financière a plus d’importance que la rentabilité industrielle, les rémunérations sont plus élevées, les exigences de retour sur investissement sont plus importantes. Mais la rentabilité financière peut conduire à la destruction industrielle. Cette contradiction a été résolue en faveur de la rentabilité financière par l’État lui-même. Les LBO (Leverage Buy-Out, acquisitions d’entreprises en ayant recours à l’endettement) qui se sont multipliés sur notre territoire sont une folie : on reprend une entreprise avec 100 % de dettes, sans aucun apport en fonds propres ! Je travaille à imaginer un certain nombre de mesures de réglementation, d’encadrement, de moralisation des LBO car de très nombreuses entreprises sont « au tapis » dans les tribunaux de commerce, rescapées des LBO ou moribondes victimes des LBO, avec des outils industriels parfaitement sains mais une rentabilité détruite par l’exigence de remboursement de la dette, une dette que nous n’aurions jamais dû laisser se constituer pour une reprise aussi aléatoire.
Cette anglo-saxonisation de notre économie, sa libéralisation, sa financiarisation, doit être transformée.
Nous remettons des règles.
C’est l’esprit de la réforme de la BPI et de la future réforme bancaire. Je laisserai Pierre Moscovici défendre son projet. Pour ma part, j’ai évidemment quelques idées, celles que j’ai défendues comme troisième homme de la « primaire » précédant l’élection présidentielle.
Il se trouve d’ailleurs que le volontarisme est advenu non pas du côté de notre pays mais du côté de la discussion entre les chefs d’Etats et de gouvernements au dernier Conseil européen où on a inventé la supervision bancaire (le droit pour la Banque centrale européenne de sanctionner tout banquier ayant mis en difficulté ou s’apprêtant à mettre en difficulté son outil, l’entreprise bancaire). De manière inattendue, moi qui proposais la mise sous tutelle des banques, j’ai été servi par une initiative européenne !
Ce projet rencontre évidemment des résistances. On peut attribuer la réticence de Mme Merkel, – qui s’oppose à ce que cette mesure s’étende à toutes les banques – au fait que les banques locales allemandes sont en grave difficulté.
Nous avons un secteur bancaire assez sain. C’est pourquoi la France demande cette supervision des banques qui permettrait d’inverser la charge de la preuve sur ceux qui gèrent (bien ou mal). Cela fait partie du débat de la réorientation européenne. Mais l’innovation n’est pas venue du gouvernement français, elle est venue de la diplomatie européenne ! Acceptons-en pour une fois l’augure !
Il y a deux Bercy, « Bercy haut » et « Bercy bas », qui défendent des positions différentes et assument ce débat. À « Bercy bas », nous luttons contre la tentation du conservatisme libéral-financier à laquelle pourrait céder la Direction du Trésor. Je ne mets pas en cause les personnes car les hommes dans cette affaire ont tous les mérites, ils sont les plus brillants de leur génération, ils ont imaginé pour la France un grand destin… mais ils ont échoué. Et les alternances fabriquent de la continuité. Il faut « faire turbuler le système », comme le préconisait Jean-Pierre Chevènement ! C’est ce que nous essayons de faire parce que c’est nécessaire.
Le débat a donc lieu. Des économistes hétérodoxes, des penseurs de l’industrie voient les choses différemment. Face aux banquiers il y a une pensée industrielle et on ne remerciera jamais assez Louis Gallois d’avoir placé la question industrielle au cœur des préoccupations de notre nation, de notre pays, donc au cœur des problèmes européens.
Quel modèle construisons-nous ?
Nous voulons un modèle entrepreneurial. La préférence collective que nous exprimons va au capitaine d’industrie, à l’audacieux. Au rentier qui attend la rémunération de ses placements faciles nous préférons celui qui innove. Nous l’encourageons, nous le finançons, nous l’aidons. Nous épaulons ceux qui pensent que la France a un destin industriel et inventent les produits de demain, les technologies de demain, les emplois de demain, les entreprises de demain. Le patriotisme nous prescrit d’unir nos forces autour de l’appareil industriel. C’est un nouveau modèle économique. J’assume le patriotisme économique, le made in France. Nous affirmons que la France a un avenir industriel. Une certaine classe dirigeante avait théorisé sur la société post-industrielle, la France sans usines. Au contraire nous pensons que la France est un pays de création industrielle. Pour avoir sillonné notre territoire pendant des années, je peux témoigner de la créativité des soldats de l’économie, ceux qu’on ne voit pas. Nous avons dans notre pays des forces extraordinaires qui, prêtes à se battre face à la mondialisation déloyale, cherchent à s’armer. Le rôle de l’État est de les protéger, de les aider, de les épauler.
À la place modeste qui m’a été confiée (je ne suis dans l’ordre protocolaire que le neuvième ministre) je veux promouvoir cet état d’esprit qui, aujourd’hui, traverse la société française. Le made in France signifie que chaque citoyen a une responsabilité, un pouvoir économique. Chaque consommateur, chaque entrepreneur, chaque syndicaliste, chaque élu peut faire quelque chose pour son pays. Mon rôle est de faire vivre, de propager cet état d’esprit qui progresse, d’en montrer le caractère positif, en écho d’ailleurs à ce que font les gouvernements des nations industrielles, mercantilistes : les Américains, les Anglais (le made in America est devenu un slogan, un symbole). Le made in France s’installe dans l’inconscient collectif. Nous constatons des mouvements sociétaux : nous voyons des gens qui, dans les réseaux sociaux, utilisent leur pouvoir économique à des fins patriotiques. Cet état d’esprit est selon moi très positif.
Mais tout cela ne peut avoir un quelconque résultat que si la politique de l’Union européenne évolue de façon significative.
La question européenne reste centrale.
Il existe une sorte de Conseil des ministres de l’Industrie dans l’Union européenne. À côté d’ECOFIN, il y a le Conseil compétitivité.
Le Conseil ECOFIN gère les crises interminables de l’euro, la dernière trouvaille d’untel pour convaincre de sauver la Grèce plutôt que de la laisser tomber, l’ultime réunion de la dernière chance…
Le Conseil compétitivité est une enceinte dépolitisée où le ministre français en charge de l’Industrie ne venait pas. C’est une enceinte technicisée, où on parle des questions de brevets et où la question industrielle n’a pas été placée à un bon niveau. Mon premier travail a consisté à repolitiser cette enceinte et à y porter des questionnements sur les grands choix européens. J’ai notamment demandé, avec six autres pays membres (Allemagne, Espagne, Italie, Luxembourg, Belgique, Roumanie), une révision des politiques européennes au regard des objectifs industriels que M. Antonio Tajani (Commissaire italien qui est sur une ligne de réorientation de l’Union européenne) a fixés à 20 % des PIB en 2020. Partant de 12 % ou 13%, nous devons rattraper 7 points en 8 ans ! Pour rendre cet objectif atteignable, il va falloir que l’Union européenne nous aide un peu plus qu’elle ne le fait ! Le fait que la Commission européenne ait fixé l’objectif de 20 % du PIB à l’industrie de chacun des pays membres est une aubaine politique, un point d’appui qui nous a permis de demander à la Commission européenne une révision de l’ensemble des politiques européennes et de porter le débat au niveau des gouvernements.
La politique commerciale
Nous ne pouvons continuer d’être ouverts naïvement aux échanges sans aucune protection et sans la moindre réciprocité. De ce point de vue, nous avons en face de nous un groupe très structuré de pays ultra-libéraux, libre-échangistes (l’Angleterre, les Pays-Bas…). Néanmoins j’ai perçu des mouvements profonds dans les gouvernements à l’occasion d’une tournée européenne. Je note d’ailleurs que mes collègues sont à des niveaux intéressants : le ministre de l’Industrie allemand, Philipp Rösler, ministre fédéral de l’Economie et de la Technologie, patron du FDP (Parti libéral démocrate), est vice-chancelier, numéro 2 du gouvernement allemand. Mon collègue italien, Corrado Passera, a lui aussi beaucoup de poids politique. Ce sont des gens qui s’intéressent à la politique industrielle et ont installé depuis longtemps la question industrielle au cœur des décisions de leur pays, dictant les autres politiques. C’est ce retournement, cette réorientation que nous voulons réaliser au plan européen. Ce sont des alliés et j’ai trouvé une compréhension qui m’a surpris du côté de nos amis allemands, y compris dans l’affaire de la Corée du sud (importations de véhicules Hyundai Kia). Cette évolution des gouvernements n’est pas pour rien dans un certain nombre de décisions récentes de la Commission européenne. Nous avons 150 milliards de déficit avec la Chine alors que la somme des PIB de quatre pays (France, Allemagne, Espagne, Italie) dépasse le PIB de la Chine ! Nous ne pouvons plus nous laisser dicter des règles de libre-échange destructrices de nos emplois, de nos industries. Le rééquilibrage s’impose. De ce point de vue les idées progressent malgré la dureté du commissaire européen au Commerce international (Karel de Gucht (7), Belge néerlandophone) et du commissaire à la Concurrence (Joaquin Almunia).
Les règles de la concurrence, de l’homogénéisation du marché unique ont été imaginées pour un monde positif et optimiste où les règles du commerce intérieur étaient prioritaires. D’où les règles qui luttent contre les aides d’État, l’interdiction de toutes formes d’interventions de l’État. Quand une aide excède 200 000 euros pour une entreprise la Commission vous tombe dessus ! Ni les Chinois, ni les Canadiens, moins encore les Américains sans parler des Indiens ne sont soumis à de telles règles ! Mais nous nous tirons nous-mêmes dans les jambes quand nous sommes en pleine course économique !
Notre bataille a consisté à ouvrir le débat sur la remise en question des règles de la concurrence du marché intérieur, s’agissant des aides d’État sur le terrain du développement, de la recherche et de l’innovation. Le gouvernement chinois accorde une aide de 5 milliards à la recherche sur la batterie électrique, les véhicules du futur. Et quand Renault obtient 150 millions d’euros du programme d’investissement d’avenir, Bruxelles fait une notification ! J’irai plaider devant la Cour, invoquant la matching clause, la clause de réciprocité : « Voulez-vous empêcher l’Europe ? Voulez-vous servir la cause chinoise ? ». La discussion avec le commissaire Joaquim Almunia a été « courtoise » (…) mais j’ai obtenu le soutien de 13 États membres pour demander la rediscussion du dispositif des aides d’État (Allemagne, France, Espagne, Italie, Portugal, Grèce, Belgique, Luxembourg, Slovénie, Slovaquie, Bulgarie, Roumanie, Hongrie). Et je vais continuer ! Les relations avec la Pologne commencent à s’améliorer. En tout cas le Président revient d’un voyage très constructif dans le plus grand des anciens pays du COMECON. Les Polonais sont encore un peu hésitants, ils n’ont pas encore de stratégie industrielle très claire sur le plan européen, aussi je prévois un voyage de travail en Pologne. Les choses bougent. Ces 13 États membres n’ont face à eux que les 4 États (Angleterre, Irlande, Pays-Bas, Tchéquie) qui se sont exprimés lorsqu’on a demandé la révision des aides d’État. Il n’y a donc pas eu de levée de boucliers et, au dernier Conseil compétitivité, la présidence chypriote a été obligée d’accepter que M. Almunia vienne en décembre parler devant les ministres de l’industrie des conditions dans lesquelles sa politique empêche de mettre en œuvre l’objectif du retour à 20 % du PIB. Ce sont de tout petits pas, c’est un travail difficile (il faut discuter avec 27 collègues !) mais nous avançons.
La question de la monnaie est essentielle vis-à-vis de la mondialisation déloyale. Or la Commission, les chefs d’États et de gouvernements n’ont pas d’expression sur ce sujet vis-à-vis du yuan-renminbi.
Je note que la stratégie américaine de l’administration Obama a porté ses fruits puisque le yuan a été réévalué vis-à-vis du dollar tandis que l’euro se réévaluait par rapport au yuan.
Nous avons 150 milliards de déficit et les Chinois multiplient les actes agressifs. Nous avons perdu tout notre textile dont il ne reste que quelques petits noyaux dans le luxe. Nous avons perdu la maroquinerie sauf le luxe. Nous avons perdu la porcelaine, la céramique : de rares petites entreprises peinent à subsister. Nous avons perdu toute l’industrie photovoltaïque : chaque investissement dans l’énergie renouvelable remplit les carnets de commande de nos amis chinois.
Devant cette situation, la Commission européenne refuse d’ouvrir le débat au prétexte qu’il n’y a pas de majorité pour durcir les instruments de la défense commerciale.
Que devrait être aujourd’hui l’instrument de défense commerciale ?
Mon collègue John Bryson, ancien secrétaire américain d’État au commerce de l’administration Obama, me disait : « C’est très simple : nous mettons des taxes de 250% sur le photovoltaïque, nous attendons dix jours que tombe une mesure de représailles afin de pouvoir négocier ». Bonne méthode ! Les Européens commencent par ouvrir une enquête, ils veulent discuter avant de frapper ! Et ils discutent tellement qu’ils ne frappent plus…
L’affaire Hyundai Kia était à cet égard assez significative : M. de Gucht a rejeté notre demande de mettre sous surveillance les importations de voitures coréennes et la Commission a contesté les chiffres que nous présentions… qui étaient les chiffres-mêmes de la Commission ! En effet, les progressions sont significatives dans certains segments et si elles ne sont pas aujourd’hui de nature à déstabiliser le marché européen, les courbes montrent qu’il n’en sera plus de même dans deux ans. C’est d’ailleurs PSA qui nous avait demandé de saisir la Commission. Ce n’est pas le ministre du Redressement productif qui a soudain décidé de chercher noise à Hyundai Kia ! Nos constructeurs en ont assez de la concurrence déloyale : en Corée, les véhicules sont garantis trois ans, en Europe, vous avez sept ans de garantie sur les véhicules Hyundai Kia. Si ce n’est pas du dumping, je veux bien être pendu ! Mais la Commission ne se réveillera que quand PSA sera vraiment en très grande difficulté. Nous avons un système délirant.
Au sein de l’Union européenne, la France mène la bataille et elle fédère, elle entraîne sur des positions modérées mais constructives, des positions fermes que certains d’entre vous ne désapprouveraient pas.
Voilà l’esprit de ce redressement productif. C’est une lutte difficile que je crois nécessaire. Des générations de dirigeants politiques ont délaissé l’industrie. Je suis surpris de voir que personne ne s’était aperçu de la disparition du ministère de l’Industrie de plein exercice (8). Il a été reconstitué de façon éclatante par le Président de la République et je l’en remercie. Toutefois il n’y a pas de ministère délégué de l’Industrie. Nous sommes donc en opposition permanente avec le système financier porté par la direction du Trésor et le ministère de l’Economie et des Finances. Le ministère du Redressement productif dispose de la plénitude des moyens et a obtenu la tutelle de l’Agence des participations de l’État (APE), qui pèse 65 milliards, ce qui nous donne quelques leviers. C’est, par exemple, ce qui m’a permis de faire des propositions fortes dans l’affaire Mittal (9). J’ai pu soumettre au Président de la République et à l’opinion publique une proposition à coût nul pour les finances publiques en utilisant des participations de l’État qui sont stérilisées. À quoi sert d’avoir 36 % dans GDF-Suez ? Les minorités de blocage n’opèrent que dans les assemblées générales, pas dans le conseil d’administration. En vendant 0,5 % de participation dans GDF-Suez (1 % rapporte 420 millions d’euros en valorisation boursière d’aujourd’hui) nous pourrions disposer d’une somme suffisante pour indemniser éventuellement Mittal, commencer à investir et faire une alliance avec un repreneur industriel qui lui-même apporterait 400 millions d’euros. Nous pourrions faire une alliance public-privé pour reprendre l’acier de Lorraine. Sans l’APE je n’aurais pas pu faire cette proposition au Président. Certes, les dividendes de GDF-Suez rapportent 1,3 milliard d’euros par an au Budget (ministère de l’Economie et des Finances) mais nous pourrions en céder une petite part pour investir dans l’acier, surtout si c’est pour revendre : il s’agirait d’une prise de contrôle public temporaire. C’est de la simple gestion des participations de l’État.
Voilà, Mesdames et Messieurs, Monsieur le ministre, cher Jean-Pierre, ce que je suis en mesure d’indiquer à la Fondation Res Publica sur l’état de nos travaux, réflexions et actions.
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(1) Arnaud Montebourg a été président du conseil général de Saône-et-Loire du 20 mars 2008 au 21 juin 2012.
(2) Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (The General Theory of Employment, Interest and Money) parue en 1936.
(3) « La fin du laissez-faire » issu d’une communication prononcée le 6 novembre à Oxford.
(4) Ratier-Figeac conçoit et fabrique des systèmes d’hélices complets pour les turbopropulseurs civils (ATR, Bombardier, EADS CASA et XAC) et pour les applications militaires avec les hélices composites 8 pales les plus avancées, utilisées sur l’E2 de l’US Navy et l’A400M d’Airbus Military
(5) Le capitalisme total, de Jean Peyrelevade (Éd. Du Seuil, coll. La République des idées : 2005)
(6) La France doit choisir, de Jean-Louis Beffa, président d’honneur de Saint-Gobain (Éd. Du Seuil : 2012)
(7) Dans une interview du 22 octobre 2012 publiée dans Le Figaro, M. de Gucht critiquait le protectionnisme prôné par Arnaud Montebourg et s’opposait à la surveillance des exportations sud-coréennes réclamée par Paris.
(8) Lors du colloque « Radiographie des entreprises françaises » organisé le 4 avril 2011 par la Fondation Res Publica, Jean-Pierre Chevènement tenait les propos suivants : « Alors que je demandai au président d’une grande société qui venait d’être nationalisée ce qui l’avait marqué depuis l’arrivée de la gauche au pouvoir, il me répondit : « la démission de l’État ». Auparavant il était contraint à un jeu de saute-mouton passant par le chef de bureau, le chef de service, le sous-directeur, le directeur, le directeur de cabinet, le ministre, le Premier ministre, avant de finir en arbitrage à l’Elysée. Maintenant, tout se décidait sur un simple coup de fil à un obscur chargé de mission aux affaires industrielles. La démission de l’État qui me paraît en effet marquer cette période a culminé avec la destruction du ministère de l’Industrie par son ministre, M. Madelin, qui s’en targuait, en cela parfaitement logique avec lui-même puisqu’il se voulait un grand libéral. Cela se passait dans les années 86-88. Nous ne nous en sommes jamais vraiment relevés. »
(9) Au moment où se tient cette table ronde, le 26 novembre 2012, la proposition de M. Montebourg concernant l’entreprise Mittal à Florange (une prise de contrôle public temporaire) est encore sur la table.
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