Exposé de M. Pierre de Boissieu

Intervention de M. Pierre de Boissieu, ancien directeur des Affaires économiques et financières du MAE au moment de Maastricht, ancien représentant de la France auprès de l’UE de 1993 à 1999, secrétaire général Conseil de l’UE de 1999 à 2011, au colloque « Refaire l’Europe ? Aperçu rétrospectif et esquisse d’une politique » du 2 décembre 2013.

Merci, Monsieur le ministre. Je serai très long.
Je voulais d’abord vous remercier de m’avoir invité. Mon vieux complice et ami Alain Dejammet, ayant lu un rapport que j’avais commis avec quelques amis [1], m’a demandé il y a environ un mois si j’étais prêt à venir me faire « massacrer » chez vous. C’est le genre d’invitation qu’on ne refuse pas. Donc me voici.

Le sujet, « Aperçu rétrospectif et esquisse d’une politique » est très large. Je vais essayer de vous faire part de mes réflexions sur ce qu’on appelle « la construction européenne », terme que je n’emploie jamais, à partir et autour du traité de Maastricht, selon un raisonnement de nature institutionnelle beaucoup plus qu’événementielle, pour être relativement synthétique.

Je regrouperai mon propos en trois parties :
1° Qu’est-ce que l’Europe de Maastricht et où en est-elle ?
2° Comment reconstruire une union européenne ?
3° Quelles sont les conditions de la reconstruction ?

1° Qu’est-ce que l’Europe de Maastricht et où en est-elle ?

Les années 1983-84 sont essentielles pour comprendre le traité de Maastricht. Contrairement à ce qui est dit de plus en plus fréquemment, notamment dans certains nouveaux États membres, je suis à peu près convaincu que ce traité n’a pas été pour François Mitterrand un moyen de « lier l’Allemagne ». Il n’a pas été rendu nécessaire dans son esprit d’abord ou principalement par l’année 1989 ni par l’année 1990. L’idée a pu germer ici ou là mais je peux témoigner que ce ne fut pas le cas pour François Mitterrand.

Le grand moment fut le changement de politique économique en 1983-84. À l’époque nous étions dix États membres (la Grèce avait adhéré en 1981, l’Espagne et le Portugal seulement en 1986). 1983 et 1984 virent des changements profonds de politique économique en France, en Italie, en Belgique, au Danemark et en Irlande. Changements de politique économique liés à l’effet du Système monétaire européen (SME) créé cinq ans plus tôt (décembre 1978-mars 1979), qui avait entraîné un certain nombre de conséquences. Ces changements de politique ont abouti en 1986 à la signature de l’Acte unique, c’est-à-dire à l’établissement du marché intérieur, puis, peu après, à la libération des mouvements de capitaux dans deux pays importants de la Communauté alors à douze : la France et l’Italie, sachant que l’Espagne et le Portugal s’étaient eux-mêmes liés, dans le traité d’adhésion, à un calendrier de libération.

Pour le Président Mitterrand, la consécration de cette démarche d’ensemble a toujours été une monnaie unique. Dans l’avion qui le ramenait de Luxembourg en 1986, par un hiver épouvantable, après la conclusion de l’Acte unique, je l’ai entendu dire : « L’étape ultérieure, c’est la monnaie unique ».

Elle ne venait pas de nulle part. Il y avait eu le rapport Werner [2], il y avait eu diverses propositions. En 1978, quand Bernard Clappier [3] et Horst Schulmann [4] d’un côté, le Président Giscard d’Estaing et le Chancelier Schmidt de l’autre, avec François-Xavier Ortoli [5], discutaient de ce qui allait devenir le Système monétaire européen, ils avaient déjà évoqué, à terme lointain, la création de cette monnaie unique.

Le traité de Maastricht était donc la résultante de ces évolutions, mais son calendrier a été accéléré du fait d’évènements politiques importants : la chute du mur de Berlin, la réunification de l’Allemagne, la perspective de l’adhésion de quatre États nouveaux : l’Autriche, la Finlande, la Suède et la Norvège (à l’époque encore sur les rangs) et la question des anciens satellites de l’Union soviétique en Europe centrale.

Quand Kohl a accepté la monnaie unique en décembre 1989, on a avancé dans la construction d’un traité comportant deux volets : la monnaie unique et le début d’une union politique voulue par les Allemands (mais pas vraiment encore par beaucoup d’autres États, sauf la France).

Les enjeux et la conception de Maastricht

1. Quid de l’avenir de ces objectifs politiques en devenir : l’euro (à l’époque l’ECU), la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), le troisième pilier, dont la substance n’avait pas à être développée dans le traité (un traité n’est pas un programme mais un ensemble de bases juridiques permettant l’action). Donc le programme restait à définir, à accepter et à mettre en œuvre.

2. Maastricht a opéré un changement considérable ; on a modifié ce qui était auparavant l’article 235 du traité de Rome, qui stipulait que le Conseil, selon des procédures établies, pouvait prendre toutes les mesures nécessaires pour adopter les moyens d’action nécessaires pour réaliser l’un des objectifs définis dans le traité. Cet article 235, qui était en fait une procédure de révision administrative des traités, a été « limé » et, depuis lors, est limité à la mise en œuvre des moyens d’action nécessaires pour assurer le bon fonctionnement du marché intérieur.

Beaucoup de politiques avaient été définies sur la base de cet ancien article 235. Le Système monétaire européen, formellement crée en mars 1979, n’était par exemple qu’un règlement de dix lignes qui définissait l’ECU comme un panier de monnaies, rien d’autre ! De la même manière, la Communauté avait depuis 1958 étendu considérablement son action et ses compétences dans de nombreux domaines. Le traité de Maastricht reprend les différents domaines où la Communauté était intervenue, en fait pour limiter le champ d’application possible et restreindre la compétence future de l’Union. Et ce que l’on a pris pour des chapitres nouveaux était une limitation effective de compétence. Ceci s’est retrouvé dans tous les traités ultérieurs jusque et y compris le traité de Lisbonne. L’objectif de cette réforme était que les institutions communautaires et notamment la Commission en revinssent véritablement au principe de valeur ajoutée, au respect de ce qui allait devenir le principe de subsidiarité, agissant dans un champ d’action correspondant à sa structure car la Communauté est une institution disposant de compétences d’attribution, c’est-à-dire limitatives.

3. Autre élément à retenir du traité de Maastricht : le système institutionnel qui devait faire fonctionner cet hybride. Le traité supposait la possibilité de faire coexister ce que les puristes appellent « la méthode communautaire » avec ce que les moins puristes appellent « la méthode intergouvernementale ». Le pari était que les deux méthodes et structures devaient être maintenues, en trouvant l’articulation nécessaire pour les rendre complémentaires.

Je vais vous donner des exemples pour être plus concret.

L’énergie est-elle une compétence communautaire ? Oui. Deux des trois traités initiaux (le traité CECA et le traité EURATOM ) portent sur l’énergie. Le traité CECA n’existe plus. Dans son article 1, le traité EURATOM prévoit que la mission de la Communauté est « de contribuer, par l’établissement des conditions nécessaires à la formation et à la croissance rapide des industries nucléaires… ». Ce traité est théoriquement toujours en vigueur, il existe quelque part… au fond d’une corbeille. Dans beaucoup d’autres domaines, telle la constitution de stocks pétroliers minima à la suite des crises pétrolières, il y a eu exercice d’une compétence communautaire.

Cela signifie-t-il que toute la compétence en matière énergétique appartient à la Communauté ? Certainement pas. Tout ce qui n’est pas exercé par la Communauté ni délégué explicitement à celle-ci reste de la compétence des États. Donc il faut faire coïncider et concilier les deux mécaniques pour parvenir à définir le cadre commun d’une politique.

Il en est de même pour ce qu’on a appelé la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Elle reste après Maastricht une compétence des États. Mais des moyens d’action d’ores et déjà communautaires (depuis 1958) doivent bien entendu soutenir cette politique étrangère et de sécurité. Les sanctions sont communautaires, la politique commerciale est communautaire. Depuis Maastricht, une grande partie de la politique des visas est communautaire. Le pari de Maastricht consistait donc à trouver un terrain d’entente pour rendre les deux procédures complémentaires.

Quelle est la situation ?

La situation est mauvaise. Le système institutionnel est crispé, contesté, de plus en plus autiste et coupé de la réalité européenne. Cela touche toutes les institutions. Ce système déconnecté donne parfois l’impression, volens nolens, de jouer l’Europe contre les nations et contre les États, avec les réactions prévisibles partout. Même dans les pays les moins enclins à jouer de la fibre patriotique, comme le Luxembourg ou la Belgique, l’opinion publique réagit. Tout ceci donne l’impression d’une machine folle, un peu anonyme, que rien ne peut arrêter :
– on a l’impression que, même si tout le monde est contre des élargissements, les élargissements auront lieu.
– on a l’impression que, même si tout le monde critique la manière dont l’UE programme l’ajustement prévu pour la Grèce, le programme sera appliqué.
– on a l’impression d’une espèce de locomotive folle mais, comme dit le président Van Rompuy, il y a une différence entre les institutions et les locomotives, c’est que quand une machine déraille, elle s’arrête. L’Union, elle, continue.
En cherchant à accaparer l’Europe, l’Union, qui n’était qu’un moyen d’action pour forger une force européenne, est en passe de devenir un obstacle à l’idée européenne.

La conscience de ces faiblesses est très ancienne. Elle a été endémique durant les quinze dernières années. Face à ces tensions, ces résistances, l’Union s’est lancée dans une course éperdue, une fuite en avant irrépressible aux traités. Entre 1958, date du Traité de Rome, et 1986, il n’y avait pas eu de traité. Le premier vrai traité a été l’Acte unique (je laisse de côté le traité de fusion de 1965 qui avait une portée toute différente).

Face au mécontentement, à l’insatisfaction, aux dysfonctionnements réels, on a donc accumulé les traités. Après Maastricht, il y a eu Amsterdam pour « améliorer » Maastricht ; après Amsterdam, il y a eu Nice pour rattraper Amsterdam ; après Nice, il y a eu la Convention Giscard pour rattraper Nice, puis le traité simplifié pour rattraper Giscard… Sachant que la négociation d’un traité, à vingt-huit aujourd’hui, prend environ deux ou trois ans, avec cinq traités en douze ans, nous n’avons pas arrêté entre 1990 et 2007 de négocier des traités, ce qui donne une impression croissante de distanciation, d’absence de consultation, d’inachèvement.

Les causes de la situation ne sont pas toutes imputables à l’Union européenne, à « Bruxelles », loin de là. Il y a eu dans les pays européens des évolutions profondes, qui se sont répercutées sur l’Union européenne et son fonctionnement.

1. La première cause profonde a été la mondialisation, ses effets, la perte d’intérêt pour l’Europe ou la contestation de celle-ci.

2. Concomitance ou relation de cause à effet, je constate une perte de pouvoir dans tous nos États. Il y a moins de pouvoir dans les États européens qu’il n’y en avait il y a quinze ou vingt ans. On observe partout, même en Grande-Bretagne, même au Danemark, même en France, un affaiblissement significatif des structures d’État, des procédures de coordination. Combien de fois n’ai-je pas vu à Bruxelles, quand j’étais au Secrétariat général, des fonctionnaires m’apporter des notes verbales et me dire à voix basse : « Surtout ne les lisez pas et faites le contraire ». La structure de Bruxelles n’a donc plus en face d’elle vingt-huit États membres, elle en a vingt-huit multipliés par 3, par 4, par 5… le système devient ingérable. C’est une question très lourde et, bien souvent, ce qu’on appelle l’indécision de la Commission vient de l’incertitude sur la position des uns et des autres. Les institutions ne savent pas toujours où le sol est résistant et là où il va céder.

3. Dans toute l’Europe, des mouvements centrifuges ont touché la machine unitaire. L’Union nordique n’existe plus du tout. Le Bénélux est devenu une arène. La relation franco-allemande n’est pas bonne. À l’intérieur même de certains États, pas seulement en Belgique, l’unité nationale est remise en cause. Ceci se répercute évidemment aux niveaux supérieurs.

4. Nous sommes passés de douze à vingt-huit dans des conditions déplorables. Ce n’est pas la faute des Tchèques ni des Hongrois. Les « États fondateurs » ont voulu garder à vingt-huit les droits, la place, le rôle qu’ils avaient à six. Tout ceci a conduit à une détérioration profonde du système institutionnel, qui croule sous son propre poids. Un tour de table à Bruxelles, c’est vingt-huit États membres, deux commissaires, la présidence du Conseil… soit trente-deux orateurs. C’est injouable. Nous avons ignoré l’effet nombre, il nous retombe dessus.

Les États membres ont également ignoré l’effet de l’élargissement sur les procédures. Quand, dans un espace relativement homogène, à six, vous définissez une politique de l’environnement en commençant par interdire les aérosols, les installations de combustion… vous pouvez espérer arriver à des résultats relativement homogènes. Mais la Communauté a cessé d’être homogène. La Roumanie et les Pays-Bas sont deux espaces économiques très différents où les mêmes lois n’ont plus les mêmes effets. La Communauté n’a pas voulu en tenir compte, la Commission, pour garder son droit exclusif de proposition, le Parlement parce que la codécision va de pair avec l’uniformité de la loi et le Conseil parce qu’il est confortable de se réfugier derrière des lois plus ou moins inapplicables.

5. L’Union n’est pas faite pour gérer les crises. C’est pourquoi la comparaison avec l’OTAN est fausse depuis le premier jour. L’OTAN est faite pour installer un chef dans une organisation internationale, l’Union est faite pour qu’il n’y ait pas de chef. Elle est collégiale à tous les niveaux. Trois institutions partagent le pouvoir. Chaque institution est par définition multiple et collégiale. Et chacune de ces structures renvoie elle-même à des sous-collèges. Par définition, il ne peut pas y avoir de chaîne de commandement. Or, ces dernières années, les cassures les plus visibles ont été des cassures introduites par ce qu’il faut appeler des crises. En 2003, avec l’effondrement de l’unité européenne sur l’intervention en Irak, de même, avec la crise financière, en 2007, 2008, 2009, la Communauté s’est trouvée longtemps désarmée par son propre système de répartition des pouvoirs.

6. Depuis dix ans les divergences sont croissantes. Des divergences économiques très profondes sont apparues dans la zone euro mais également en dehors de la zone euro. Nous avons de ce fait assisté à un affadissement et à une forme d’impuissance politique collective. Je prends l’exemple de la politique étrangère mais je pourrais en prendre d’autres : nous serions absolument incapables aujourd’hui, à vingt-huit, de refaire la déclaration de Venise [6] de 1980 pour le Proche-Orient. Or, depuis 1980, nous avons multiplié les traités relatifs à la Pesc : c’est donc une question de volonté, et non de traité. Pour ne pas mentionner les divergences économiques, les divergences énergétiques, plus fortes que jamais et ainsi de suite…

7. Je suis frappé des divergences structurelles, culturelles, qui apparaissent à l’intérieur de l’Europe. Naïvement, je comptais il y a quarante ans que mes enfants connaîtraient l’Europe mieux que je ne la connais. Et je m’aperçois que les générations politiques au pouvoir, partout, y compris en France, connaissent de moins en moins bien l’Allemagne, que nos hommes politiques ne comprennent pas ce qu’est un État fédéral, ne comprennent pas comment fonctionne un gouvernement de coalition, n’acceptent pas de lire le livre de l’autre. Il y a une espèce de crispation qui, dans les mauvais moments, se traduit par l’inacceptable : les caricatures de la Bild, les arguments ad hominem, la cassure nord-sud, la référence à l’antagonisme entre protestants et catholiques, le rappel d’événements historiques plus récents, le jeu avec des images subliminales, sont extrêmement néfastes. Et cela n’existait pas il y a trente ans, pas de cette manière-là.

J’ai grossi le trait pour essayer de faire comprendre que le problème européen n’est pas seulement ni principalement le « problème de Bruxelles », mais qu’il est aussi la traduction et la conséquence de faiblesses et vulnérabilités apparues dans les États membres.

2° Comment reconstruire une union européenne ?

Pour cette seconde partie et pour la clarté de l’exercice, je distinguerai trois éléments : les institutions, les politiques et l’euro, même si cette distinction est un peu artificielle car avoir de bonnes politiques mais des institutions incapables de les mettre en œuvre ne mène pas vraiment très loin et avoir d’excellentes institutions avec des politiques mal conçues ne mène pas à un résultat bien meilleur. Les orientations proposées dans ces trois domaines sont à dessein pragmatiques et limitées : elles circonscrivent le champ d’un immédiatement possible, sachant que ces premiers pas devraient être complétés, au fur et à mesure de la consolidation, par des mesures plus profondes qui ne pourront être prises que lorsque la cause première de la crise de l’Union, l’affaiblissement des États, aura été jugulée.

Par manque de temps – j’ai déjà été beaucoup trop long – je ferai cette présentation brièvement.

Le système institutionnel

Le système institutionnel est déréglé. Crispé, paniqué, il cherche à tout prix à montrer son utilité. Ceci se traduit parfois par des décisions un peu ridicules qui ne mériteraient même pas d’être citées. Il y a six mois on a eu les coupelles d’huile d’olive, il y a un mois la politique des chasses d’eau… C’est le signe d’un vrai dérèglement.

Voici, sur un exemple imaginaire, le processus de dérèglement de la machine. Un escargot connaît-il les frontières ? Non. Donc un escargot est européen. Si un escargot est européen, lequel des vingt-huit commissaires est-il en charge ? Le commissaire à l’agriculture a des titres évidents à faire valoir. Le commissaire chargé des consommateurs constate qu’il doit être associé. Le commissaire chargé de l’industrie (il est possible que les escargots aient également un usage industriel) veut être partie prenante… Et l’on finit par une proposition de politique commune de l’escargot… Il faut bien que chaque commissaire ait son chiffre d’affaires : il a été nommé là, il doit se montrer.

Les partis, au Parlement européen, sont coupés de leur base nationale. Ils portent les mêmes étiquettes mais ce sont d’autres partis. UDI, UMP ou PS, leur langage est totalement différent de celui des états-majors parisiens, et ceci est vrai dans presque tous les États membres. Quant au Conseil, il n’existe pratiquement plus.

Pour moi, la voie est la suivante :

Le Conseil européen est le centre du dispositif, la clef de voûte du système. C’est ce qui avait été prévu à Maastricht. Il est la clef de voûte du système parce qu’il est le lieu de rencontre de la compétence communautaire d’un côté et des compétences qui demeurent nationales de l’autre. Le Conseil européen est un hybride, mais un hybride au sommet. Il est une exaltation du Conseil, institution communautaire, mais il est également le rassemblement de vingt-huit chefs d’État et de gouvernement. Le Conseil européen a plutôt bien marché. C’est l’institution qui a le moins souffert des dix dernières années, mais il l’a fait d’une manière trop visible, improvisée, avec des tensions. Les dysfonctionnements du Conseil ont fait remonter au Conseil européen des questions qu’il n’aurait jamais dû traiter. Cette congestion du Conseil européen a suscité une forte animosité contre la « Merkozy » puis contre la « domination allemande ». Le Conseil européen doit devenir plus régulier, plus informel, moins déclamatoire, beaucoup plus opérationnel et centré sur les grandes questions.

Depuis dix ans, l’institution communautaire essentielle qu’est le Conseil s’est considérablement affaiblie. Les réunions se tiennent dans un brouhaha épouvantable, la salle est comble, les délibérations parfois mal préparées. Bref, le Conseil n’est pas à la hauteur de sa mission. Les ministres s’y sentent de moins en moins les responsables conjoints d’une institution, et de plus en plus comme les porte-parole de positions nationales. Je suis pour ma part partisan de la création d’un vrai conseil des affaires générales qui filtrerait les travaux de tous les conseils avant de les faire remonter au Conseil européen. Ceci exige bien sûr que les représentants nationaux (et donc français) au conseil des affaires générales soient des ministres de grand poids, capables de faire des pré-arbitrages chez eux, et non pas les secrétaires d’État aux affaires européennes.

La Commission est à revoir d’urgence. Contrairement à ce que l’on dit trop souvent, elle doit redevenir un rouage essentiel. Il y a bien sûr la qualité des personnes désignées pour remplir la fonction. Il y a ensuite des règles et procédures de fonctionnement internes à revoir complètement. Mais le principe selon lequel la Commission est composée d’un national de chaque État membre, devrait être revu. Cette règle a transformé la Commission en une espèce de Coreper mal situé, écartelé entre le présidentialisme et l’éparpillement.

Le Parlement est une affaire très sérieuse. Le Parlement européen, puisqu’il est élu, doit rester compétent pour le domaine strictement communautaire, la codécision. Mais je suis absolument convaincu qu’il faut inventer une mécanique d’association des parlements nationaux, justement pour avoir au niveau parlementaire cette forme de rapprochement, de complémentarité dont je parlais tout à l’heure comme un pivot indispensable de Maastricht et qui n’a pas été respecté. Au moment de Maastricht, j’avais suggéré l’idée d’un Congrès (idée approuvée par le Président de la République de l’époque). Ce Congrès aurait été une réunion des parlements nationaux, représentés chacun par une dizaine de membres, soit à l’époque environ 120 personnes, avec bien entendu une représentation du Parlement européen. J’avais eu le tort d’appeler cela un Congrès. Cette suggestion m’a valu une condamnation générale. Mais je demeure convaincu que c’est une nécessité. Les parlements nationaux sont complètement déconnectés et ne comprennent pas ce qui se passe pour eux à Bruxelles et à Strasbourg : ils ne peuvent donc pas reprendre à leur compte des décisions ou orientations auxquelles ils n’ont pas été associés. Je n’ai pas la formule précise. Je suis absolument convaincu qu’il faut aller dans cette direction.

Les politiques

Les politiques de l’Union se sont éparpillées et diluées, elles donnent trop souvent et simultanément l’impression de l’intrusion et le sentiment de l’inutile ou de l’accessoire. Les explications sont nombreuses et au demeurant toutes différentes, mais elles résultent presque toutes d’une tension permanente sur la notion de compétence. Et la jurisprudence « téléologique » de la Cour de Justice n’a pas aidé à apaiser ces tensions. Un exemple : le traité (article 223 du traité de Rome) stipule que le commerce des armes reste une compétence des États. Il y a une dizaine d’années, dans le cadre de Yaoundé [7], l’Union a conclu avec un État africain ce qu’on appelle une convention d’application pour établir les termes de la coopération et de l’aide financière, convention assortie de considérants : considérant que le développement de tel pays sera facilité par la fin de la traite des femmes, le respect des droits de l’homme, la limitation du commerce des armes et des petites armes, le respect de la règle de droit, la liberté de la presse… La Cour a estimé que ce considérant créait une compétence communautaire et de la Commission pour le commerce des armes !…

Pour éviter les « empiètements de compétences », les États d’un côté, les institutions de l’autre, en sont donc venus à ne plus parler que de l’accessoire, à ne plus discuter que ce qui est restrictivement de la compétence de l’Union. L’exemple des discussions sur la TVA est à cet égard frappant. La TVA est régie par la sixième directive [8]. Nous avons une assiette commune depuis quarante-cinq ans. Certaines questions liées à la TVA sont « de compétence communautaire », d’autres ne le sont pas.

Le précédent gouvernement allemand a-t-il parlé au Conseil du relèvement de 3% du taux normal de la TVA ? Non. Pas plus d’ailleurs que le gouvernement britannique actuel lorsqu’il a relevé de 2 points le même taux. Ces décisions ont eu bien sûr des conséquences sur les économies voisines : mais elles sont « de compétence nationale ». En revanche, le Conseil a palabré durant trois ou quatre ans sur l’octroi d’un taux réduit pour la restauration parce que cette décision est, elle, de « compétence communautaire ». La crispation sur la question de compétences conduit à ce résultat paradoxal : on discute à perte de vues de sujets souvent mineurs mais on ne se concerte pas ou peu sur les politiques. Ceci aboutit à une espèce d’oxymore permanent dans la définition des politiques ou plutôt dans l’acceptation de « politiques » qui n’en sont pas.

Je citerai deux exemples que j’ai vécus au Secrétariat général :

1. Quand on a commencé à mettre en œuvre les structures de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), Javier Solana (Haut Représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune) a annoncé au Conseil qu’il allait s’en occuper. Il est venu me voir et m’a dit : « Tu te débrouilles ». Les États membres (ministères de la défense et des affaires étrangères) ont donné une instruction très claire : il fallait inculquer au personnel du Secrétariat général du Conseil la culture de sécurité. Il y avait au Conseil environ 3 500 personnes, certaines en poste depuis 1958 et ignorant tout de cette culture de sécurité. Celle-ci aurait supposé des bâtiments différents pour les différents services, des recrutements autres, des procédures plus ou moins harmonisées par exemple pour les habilitations, des liaisons électroniques protégées de manière différente… toutes choses qu’évidemment nous n’avions pas.

Mais dans le même temps, les mêmes États membres (représentés par d’autres ministères) ont exigé que je mette en œuvre, au sein du même Secrétariat du Conseil, la culture de transparence ! Pour ne pas avoir à trancher, au risque de mécontenter les uns ou les autres, les États membres ont donc donné à une institution une instruction contradictoire dans les termes. Il ne faut pas, par la suite, tenir rigueur à ces mêmes institutions des imperfections dans l’exécution.

2. Le second exemple est celui des langues. Lors du dernier élargissement, nous sommes passés de onze langues à vingt-trois langues dans la Communauté. Il doit maintenant y en avoir vingt-quatre avec le Croate. Mais on nous a dit en même temps, au nom de la rigueur budgétaire : vous dépensez trop ! Donc vous allez traiter vingt-trois langues avec un budget au mieux égal, peut-être inférieur, à celui que vous aviez pour onze langues. Je fais ici pour la première fois l’aveu de la décision que j’ai prise alors pour résoudre la quadrature du cercle. Jusqu’en 2002 ou 2003, tous les documents venant d’un gouvernement d’un État membre étaient traduits au Secrétariat général du Conseil dans les langues et adressées à toutes les capitales. J’ai décidé qu’on ne traduirait plus que les textes publiés au Journal officiel et ayant valeur législative. Toutes les langues étaient donc à cet égard sur un pied d’égalité. Et j’ai décidé en même temps que nous ne traduirions plus les textes « non législatifs », ce qui a conduit à l’effet inverse de celui qui était recherché. Si en effet un ministre britannique envoie une communication en anglais, cette communication est lue dans vingt-huit États membres. Une communication en français est lue et comprise dans vingt-deux ou vingt-trois États membres. Mais le même document en langues maltaise ou hongroise, n’est compris nulle part dans la langue d’origine. Donc, sous prétexte du plurilinguisme, on a instauré un système de hiérarchie des langues.

C’est le problème des politiques à Bruxelles. Les exemples que j’ai cités sont à la fois insignifiants et révélateurs. Le mal touche toutes les politiques et ce mal ne vient pas « de Bruxelles », mais de l’incapacité à décider vraiment de ceux à qui appartient le pouvoir de décision.

Pourrions-nous nous mettre d’accord pour nous concentrer à l’avenir sur les domaines où la Communauté peut apporter une valeur ajoutée à l’action et le faire sans en tirer d’argument de compétence ?

L’énergie me paraît être un domaine d’action prioritaire. Nous allons à une vraie difficulté dans le domaine de l’électricité. Le dossier ne pourra progresser que s’il ne se résume pas à l’addition des interdits nationaux, non au nucléaire, non au gaz de schiste, non à la prise en compte des coûts, non au réalisme, etc.

Il y a certainement une remise à plat de la politique de libre circulation des personnes et du système Schengen. La réglementation date, elle est de plus en plus contestée, parfois pour des raisons que je qualifierais de mauvaises. Mais vouloir à tout prix répondre par du juridisme à des difficultés politiques va conduire à de grandes difficultés. Dans ce domaine, l’essentiel est de maintenir la libre circulation des personnes. Les conditions d’exercice de cette liberté doivent être modernisées.

Il y a probablement ou certainement une action d’une autre ampleur à mener dans le secteur des industries de défense. Une telle action serait conforme au traité de Lisbonne, qui établit une coopération structurée permanente et appelle les États membres « à coopérer, dès l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, en vue d’atteindre des objectifs agréés concernant le niveau des dépenses d’investissement en matière d’équipements de défense »… ainsi qu’à « rapprocher, dans la mesure du possible, leurs outils de défense ».

On peut penser à un ou deux autres domaines d’action utiles, où la Communauté ajouterait véritablement de la valeur à ce que font les États. Et ce recentrage, loin d’être réducteur, donnerait une meilleure visibilité à l’Union.

La zone euro

Pour l’euro, trois grandes options se présentent :

1. La première option est de poursuivre la politique actuelle, politique au jour le jour, de l’urgence et du dernier moment, politique de plus en plus contestée, souvent pour des raisons compliquées et contradictoires qui résultent aussi d’une difficulté que je vais essayer de vous exposer à propos de la Grèce.

Dès le départ, la zone euro a adopté, avec la troïka [9], une formule boiteuse et peu satisfaisante. Mais la formule a été acceptée. Il y a six mois environ, la troïka a demandé aux Grecs de supprimer 10 000 postes de fonctionnaires. Il est clair que la fonction publique grecque est pléthorique. Elle résulte d’un recrutement ancien, motivé sans doute tout autant par le clientélisme que par les besoins effectifs de l’État. Il est donc certainement nécessaire, sur la période, de réduire la voilure de la fonction publique. Mais le chiffre de « 10 000 postes » ne signifie rien en soi. Si, sur la période, la Grèce s’engage à supprimer 10 000 postes totalement improductifs et inutiles, c’est une chose et une bonne chose. Si en revanche, sous la pression, elle est obligée du jour au lendemain de supprimer un peu au hasard 10 000 postes, ceux qui partiront risquent fort d’être ceux qui auront le plus de possibilités de trouver un autre emploi, les jeunes, les personnels formés. La fonction publique grecque serait vidée de sa substance alors même qu’aujourd’hui l’un des problèmes fondamentaux de la Grèce, à la différence du Portugal ou de l’Irlande, est qu’elle n’a pas d’État. Un programme de redressement qui contribuerait à affaiblir davantage encore le peu d’État qui existe serait donc un contresens. Mais une telle approche suppose une discussion de fond et peut-être un accord sur la nature des postes à supprimer, c’est-à-dire une démarche que la Grèce peut ressentir comme une immixtion supplémentaire dans ses affaires. Ce conflit permanent de compétences aboutit au résultat le plus mauvais et pour la Grèce et pour ceux qui posent les conditions. En effet, si ce qu’il y a d’État pour prélever l’impôt et les taxes s’affaiblit encore, la conditionnalité a d’autant moins de chances d’être jamais respectée. Tout ceci pour dire que la politique au jour le jour, pour nécessaire qu’elle soit, ne peut suffire et comporte en elle-même ses propres contradictions.

2. La seconde hypothèse serait une forme de démantèlement ordonné de la zone euro, appelée pudiquement « monnaie commune ». Cette option est défendue par le président de cette fondation, M. Jean-Pierre Chevènement, et probablement par la majorité d’entre vous. Je dois dire que cette option me terrifie, non pas par dogmatisme mais parce que je la crois impraticable et dangereuse.

J’ai lu le très intéressant papier de Jacques Sapir qui préconise une opération de transfert de la monnaie unique à la monnaie commune dans la discrétion, par accord, très rapidement, un dimanche avant l’ouverture des marchés. Permettez-moi de vous dire que je n’y crois pas une seconde. Cette option fait aujourd’hui l’objet d’un désaccord fondamental. L’idée de la monnaie commune, lancée par Balladur, avait été à l’époque catégoriquement rejetée par l’Allemagne. Il est donc aujourd’hui exclu de tabler sur une opération facile, rapide et consensuelle. Les différentes études à ce sujet répartissent les États de la zone euro en « groupes ». Par exemple, on trouverait dans le groupe euro-DM l’Autriche, la Finlande et les Pays-Bas. Je suis convaincu que, pour des raisons différentes, le Luxembourg la Belgique, l’Irlande, l’Espagne, l’Estonie, la Lettonie feront tout pour appartenir à ce groupe. Il y a une inconnue italienne. L’autre groupe, appelons-le le groupe de l’euro-FR, inclurait donc la France, le Portugal, la Grèce et Chypre : la composition des « groupes » aurait à elle seule une signification politique sur laquelle je n’insiste pas. Je crois donc que cette formule se heurterait à de grandes difficultés, que rien de tout cela ne pourrait être discret ni secret et que la simple annonce d’une intention entraînerait une spéculation et des mouvements de capitaux considérables, avec toutes les incertitudes subséquentes sur l’accès aux marchés et ses conditions, la qualification de défaut, etc.

Mon second point est de nature juridique. Nous sommes liés par un traité et ce traité crée des droits. On dit parfois que, pour mener à bien l’opération de passage à la monnaie commune, il faudra réquisitionner la Banque de France. Mais nous n’en avons pas le droit. Je lis aussi parfois que la France pourrait dénoncer unilatéralement, sous certaines conditions, le titre UEM du traité et ce titre-là seulement. Ceci est rigoureusement impossible : il y a unicité indissoluble du traité, en dénoncer un article, ce serait le dénoncer entièrement, pour autant que cela soit possible. Dans cette hypothèse, ou bien on renégocie un autre traité (ce qui prendra des années, avec toutes les conséquences intercalaires et intérimaires), ou bien on passe outre, créant un contentieux considérable de tous les ayant-droit. Il faut bien voir ce que signifierait un tel contentieux en termes d’attractivité du pays, de continuité des relations financières, de réactions ou de rétorsion sur les avoirs français à l’étranger. Cela peut nous mener très loin. On m’objecte que seuls les États ou les institutions peuvent aller devant la Cour de justice. Mais il suffira que n’importe quel tiers aille devant un tribunal national, pas nécessairement français et pose la question préjudicielle : je peux vous donner la réponse …

Le troisième élément c’est que, si une dévaluation peut donner instantanément l’impression d’une bouffée d’oxygène, elle ne peut pas devenir un mode de gestion normal de l’économie d’un grand pays. « Dévaluation interne » est un terme pudique pour désigner la réduction du pouvoir d’achat des agents économiques, essentiellement des salariés et des retraités. Une dévaluation externe appauvrit un pays globalement. Toute « dévaluation » devrait donc être accompagnée d’un programme de redressement et de réformes destinées à améliorer durablement la compétitivité du pays et ce programme devrait être d’autant plus strict que la dévaluation serait importante. En bref, une « dévaluation » supposerait très vite un nouveau plan Rueff-Armand et une reprise en main stricte de l’économie. Une telle politique de convergence et de compétitivité est-elle plus facile à mettre en œuvre avec la protection de l’euro, ou au milieu des fortes turbulences que ne manquerait pas de provoquer la réintroduction du franc ? C’est un point d’interrogation au moins.

Quatrième remarque. Une décision de passage de la monnaie unique à la monnaie commune peut intellectuellement se concevoir en début de quinquennat. En cours de quinquennat, et quel que soit le titulaire de la charge, elle serait perçue comme un aveu d’échec et comme un échec majeur, rendant plus difficiles encore les réformes nécessaires. Donc je ne crois pas à cette formule qui, dans les circonstances actuelles, nous conduirait à des difficultés insurmontables. On met souvent en avant l’exemple de la reprise britannique. Certes, il y a eu une dépréciation d’environ 20 % de la livre par rapport à l’euro ; mais les Britanniques ont eux aussi procédé à « une dévaluation interne », ils ont pris beaucoup d’autres mesures conjoncturelles ou structurelles, par exemple en ce qui concerne le marché du travail ou l’âge de la retraite et il serait téméraire d’attribuer exclusivement ni même principalement à l’évolution de la livre l’embellie actuelle de l’économie.

3. Je crois donc que pour l’avenir de la zone euro il faut tracer une perspective à dix ans de convergence, de compétitivité, de rapprochement des structures. Tout le monde incrimine « Bruxelles » et le « dogmatisme de Bruxelles ». Là n’est pas la question. Le problème est de savoir comment certains pays peuvent rendre confiance à l’Allemagne qui elle-même est déterminante pour les marchés. Si on peut d’une manière ou d’une autre persuader l’Allemagne que la France et l’Italie resteront dans le train, même si cela prend du temps, et qu’elles s’attaqueront réellement et résolument à leurs problèmes structurels et de compétitivité, personne n’insistera plus déraisonnablement sur un respect fétichiste des 3 %. Pourquoi cette insistance sur le 3 % ? C’est que c’est la seule compétence forte que le traité donne aux institutions. Mais si on traçait quelque chose de plus large, de plus profond, une véritable perspective impliquant un rapprochement et une convergence de la fiscalité, des situations budgétaires et d’endettement, d’évolution des coûts, personne n’attacherait plus cette importance exclusive à quelques centièmes de point de déficit en plus ou en moins. Bien entendu, le déficit devrait être réduit et ramené aux normes. Mais l’appréciation, y compris celle des marchés, se fonderait sur une perspective plus large.

3° Quelles sont les conditions de la reconstruction ?

Par manque de temps, je vous livre en style télégraphique trois remarques.

La première condition, c’est qu’il ne faut pas de traité maintenant. Il pourra y avoir un traité plus tard, lorsque son contenu et ses orientations auront été définis. Aujourd’hui la négociation d’un traité serait quelque chose de déraisonnable. Personne ne sait ce que l’on veut mettre dedans. Ce serait en outre un traité sur la renégociation britannique, c’est-à-dire au plus mauvais moment pour la France (remise en cause de la PAC, du budget, de certaines politiques). Ce serait un traité de remise en cause extrêmement profonde dont nous ne sortirions pas forcément vainqueurs parce qu’il faudrait, pour en sortir vainqueurs, que nous sachions ce que nous voulons. Il faut donc inverser la démarche observée depuis les années 1993/1994, démarche qui a consisté, au vu du mauvais fonctionnement de l’Union, à entamer la négociation de traités sans idée précise sur leur contenu. Une fois trouvé un accord sur la substance, et cet accord doit bien sûr être d’abord franco-allemand, nous pourrons alors consacrer les choses dans un nouveau traité.

Le second élément, c’est qu’il faut jouer beaucoup plus les géométries variables et les coopérations renforcées. L’Union ne l’a pas vraiment fait, elle hésite à le faire et elle a tort. Mieux vaut une forte structure énergétique à dix, que rien du tout à vingt-huit. Mieux vaut une véritable politique pour les industries de l’armement à huit ou douze, que de rares actions ponctuelles et marginales à vingt-huit.

Un dernier mot qui me tient à cœur : le franco-allemand. Une partie du désamour européen actuel provient des dysfonctionnements du système, de la crispation et du langage de l’Union. Une autre partie, souvent ignorée et passée sous silence, provient de l’affaiblissement des États européens et de leur difficulté à donner vie à un système qui, contrairement aux idées reçues, est d’autant plus efficace et utile que les États sont forts. Et il y a enfin l’impression, juste ou fausse, d’un manque d’accord et d’entente entre la France et l’Allemagne. Géographiquement et de par sa force, sans le vouloir peut-être, l’Allemagne sera la seule force d’attraction de l’Europe si nous ne renouons pas avec elle un lien de pleine confiance. La faute n’est pas française, elle n’est pas allemande : les deux pays ont l’obligation de retrouver confiance et accord. Cela est indispensable pour régénérer une Union européenne malade. Cela est indispensable pour offrir un avenir aux pays européens et à l’Europe. Je crois en l’Europe : une France sans Europe serait une France marginalisée.

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1] Le rapport Synopia « Refaire l’Europe : Esquisse d’une politique » a été présenté au Président van Rompuy en septembre 2013 puis au Président de la République le 7 octobre 2013 par Pierre de Boissieu, ancien représentant permanent de la France auprès de l’Union européenne, ancien secrétaire-général du Conseil de l’Union européenne, Tom de Bruijn, ancien représentant permanent des Pays-Bas auprès de l’Union européenne, Antonio Vitorino, ancien membre du Parlement européen (élu du Portugal), ancien membre de la Commission européenne et Stephen Wall, ancien représentant permanent du Royaume-Uni auprès de l’Union européenne.
[2] Au sommet de La Haye de décembre 1969, les chefs d’État ou de gouvernement avaient défini l’objectif de l’Union économique et monétaire (UEM). Un groupe de haut niveau, placé sous la présidence de Pierre Werner, Premier ministre du Luxembourg, fut chargé de rédiger un rapport sur les moyens à mettre en œuvre pour atteindre cet objectif avant 1980. Le groupe Werner présenta son rapport final en octobre 1970.
[3] Gouverneur de la Banque de France.
[4] Directeur de cabinet du Chancelier.
[5] Vice-président de la commission européenne pour les affaires économiques et financières.
[6] Réunis les 12 et 13 juin 1980 à Venise, les chefs d’État et de gouvernement des neuf pays membres de la Communauté économique européenne (France, Royaume-Uni, Pays-Bas, Allemagne, Belgique, Luxembourg, Italie, Danemark, Irlande) adoptaient une déclaration sur le Proche-Orient. Pour la première fois depuis la guerre de 1967, l’Europe communautaire affirmait, non seulement son refus de toute annexion, mais le droit des Palestinien à l’autodétermination et la nécessité d’associer l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à la négociation.
[7] Le 20 juillet 1963, la Communauté économique européenne et les dix-huit États africains et malgache associés (EAMA) signent à Yaoundé (Cameroun) la première convention qui, valable pour cinq ans, confirme l’association Europe-Afrique sur la base d’une liberté des échanges commerciaux et d’une aide financière des Six. Elle fut renouvelée en 1969 et suivie des conventions de Lomé (1975, 1979, 1984 et 1989 révisée en 1995), établissant un cadre institutionnel permanent et paritaire accompagné par des mécanismes d’échanges spécifiques.
[8] Directive 77/388/CEE Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme.
[9] La troïka des créanciers d’Athènes est composée d’experts financiers de la Commission européenne (CE), de la Banque centrale européenne (BCE) et du Fonds monétaire international (FMI).

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Le cahier imprimé du colloque « Refaire l’Europe ? Aperçu rétrospectif et esquisse d’une politique » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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