Débat : intervention de M. Jean-Michel Quatrepoint

Intervention de Jean-Michel Quatrepoint, journaliste économique, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, au colloque : « Refaire l’Europe ? Aperçu rétrospectif et esquisse d’une politique » du 2 décembre 2013.

Quel réquisitoire ! … J’en reste saisi !

Je vous livrerai quelques remarques reprenant le fil de cet exposé très complet qui amène à réfléchir.

Vous avez parlé de perte de pouvoir dans tous les États et d’affaiblissement des structures d’État. C’est un fait, particulièrement en France.

N’est-ce pas la conséquence de ce qui s’est passé en 1990 où on a changé de monde ?

L’effondrement du communisme est un changement fondamental. Le XXe siècle se termine avec la chute du mur de Berlin et les débuts du XXIe siècle sont marqués par un changement de nature du pouvoir. Si les États donnent l’impression de s’affaiblir, si les compétences sont moins fortes au sein des États, des administrations, c’est parce que les marchés ont pris progressivement le pas sur les États et que les multinationales ont en partie pris la place de ces États. Vous l’avez vécu à Bruxelles et on le vit encore aujourd’hui. C’est un élément considérable.

À partir de 1990, la construction européenne change complètement de nature en raison de l’effondrement du communisme, de la réunification allemande et de l’élargissement. Le projet européen, insensiblement, devient un projet anglo-saxon et allemand. Le projet commun à la France et à l’Allemagne disparaît progressivement parce qu’on est dans un monde où le marché domine. Les Anglo-saxons ont parfaitement compris que l’Europe devenait une zone de libre-échange. Jusque-là peu présents dans les directions européennes, leurs diplomates ont investi l’administration bruxelloise. L’Allemagne, absorbée par sa réunification dans un premier temps, a ensuite profité de l’élargissement pour redevenir la puissance dominante, presque sans le vouloir. Je crains qu’en France on n’ait pas bien compris qu’en 1990 le monde changeait de bases et que la concurrence sociale et la concurrence fiscale devenaient l’alpha et l’oméga du projet européen.

Vous dites que l’Union est faite pour qu’il n’y ait pas de chef. Mais en réalité le chef est naturellement – et encore une fois presque sans le vouloir – le pays le plus peuplé qui a l’économie la plus dynamique. Nous oublions souvent qu’en 1989, avant la chute du mur de Berlin, l’économie allemande était très exactement dans la même situation qu’aujourd’hui : champion mondial des exportations, avec des excédents considérables. La chute du mur de Berlin et la réunification ont fait que pendant dix ans, l’Allemagne a dû payer sa réunification et se redéployer complètement. Jean-Pierre Chevènement citait dans un de ses précédents livres les propos d’Otto von Lambsdorff [1]. Il disait que le SME fonctionnait comme « un système de subventions à l’industrie allemande » [2]. Effectivement, cette machine à subventionner l’industrie allemande avait parfaitement fonctionné et en 1989 l’industrie allemande dominait déjà l’industrie européenne.

À propos du franco-allemand, il faut effectivement comprendre les Allemands, savoir d’où ils viennent, où ils sont, ce qu’ils veulent. Mais il faut aussi qu’ils nous comprennent, comprennent les autres. Il est vrai que depuis quelques temps on ne se comprend plus. L’Allemagne joue mondial, elle est passée à autre chose. Aujourd’hui, la diplomatie internationale ne se rend ni à Paris ni à Bruxelles. Elle va à Berlin. De son côté, Mme Merkel – c’est tout à son honneur en tant que dirigeante allemande – a fait depuis 2005 des voyages systématiques, établissant des alliances dans la Mitteleuropa et un peu partout. Aujourd’hui on peut dire qu’au Conseil des ministres, sur des décisions importantes, elle a la majorité, ne serait-ce que par les pays satellites qu’elle-même et les industriels allemands cultivent.

Que faire ?

Vous dites que le Conseil est mort. C’est malheureusement vrai. Vous avez raison de dire qu’il faut le réhabiliter, beaucoup plus que la Commission (les Anglais devraient être d’accord là-dessus !). Mais un Conseil à vingt-huit ne peut pas fonctionner, vous l’avez très bien montré. Nous avons donc un vrai problème institutionnel.

Je suis d’accord avec vous pour dire qu’il faut faire une pause, une pause dans les traités et une pause dans l’élargissement. Il faut arrêter ce mouvement brownien, cette course à l’élargissement. J’ajouterai qu’il faut aussi une pause dans la signature de traités internationaux, je pense bien sûr au traité transatlantique. Les peuples en ont assez, ils ne comprennent plus, ils ne savent plus où ils sont. Une pause permettra de digérer tout cela et de repartir sur le concret, c’est-à-dire une communauté de projets, là où les gens ont un intérêt commun à faire quelque chose ensemble.

L’énergie est un vrai projet européen comme l’a été la CECA ou comme l’a été Airbus.

Il y a les télécom, éventuellement : peut-être faudra-t-il relancer l’idée d’avoir un groupe européen sur les métadonnées, futur terrain de bataille avec les groupes américains.

Quant à l’euro, vaste sujet…

Ayant été l’un des premiers à avoir lancé l’idée de la monnaie commune, je reste fidèle à cette idée.

Mais il ne faut pas s’imaginer qu’une dévaluation extérieure est la panacée. Dévaluer, sortir de l’euro, refaire un serpent monétaire, impliquerait un programme d’austérité draconien.

On pourrait envisager de revenir à une monnaie commune mais cela ne pourrait se faire qu’en négociation avec Berlin. Les Allemands pourraient comprendre qu’à un moment donné il est de leur intérêt d’avoir un « coup d’accordéon » sur les parités afin de redonner un ballon d’oxygène. Encore une fois, cela ne peut être efficace que si nous avons un vrai programme de « serrage de vis » et de remise du pays au travail.

Vous avez raison de dire que ce n’est pas en milieu de quinquennat, avec une très faible popularité qu’on peut prendre ce genre de décision qui implique des choix draconiens.

Nous sommes dans un système de libre circulation. Les Français y sont attachés. Or un éclatement sauvage de l’euro exige de rétablir immédiatement le contrôle des changes et de fermer les frontières. Il sera donc nécessaire d’expliquer à la population qu’elle doit accepter un certain nombre de sacrifices, non pour faire plaisir à Bruxelles ou à Berlin mais pour retrouver notre compétitivité. La perte d’énergie que nous subissons depuis plusieurs années, avec la fuite des capitaux et la fuite des cerveaux, est le plus grave danger pour ce pays.

Il faut donc un projet. Mais ce projet passe par la pause sur le plan des traités européens, de l’élargissement, des traités de libre-échange. Il passe par une Europe concrète des projets qui ne parle pas de fédéralisme, ce n’est pas d’actualité.

Enfin, il faudrait quand même que d’aucuns fassent un jour ou l’autre leur autocritique sur l’euro. La création de l’euro telle qu’elle a été faite a été une erreur annoncée. La monnaie succède à la nation, elle ne précède jamais la nation. Il n’y a pas de nation européenne donc il ne pouvait pas y avoir de monnaie unique. La monnaie unique devait suivre un éventuel noyau dur, une éventuelle fédération politique, mais certainement pas la précéder.

Malheureusement on a fait cette erreur et maintenant il faut boire le calice jusqu’à la lie.

Merci.

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Le cahier imprimé du colloque « Refaire l’Europe ? Aperçu rétrospectif et esquisse d’une politique » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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