Le point de vue de l’historien

Intervention de M. Henry Laurens, Membre du Collège de France, Chaire Histoire contemporaine du monde arabe, au colloque « Guerres de religions dans le monde musulman ? » du 31 mars 2014.

Vous me mettez dans une position bien difficile en évoquant à la fois des acteurs que l’on représente depuis un certain nombre de siècles (je pourrais commencer par un long cours d’histoire sur ce sujet) et une conjoncture politique absolument immédiate.

L’origine de l’opposition entre Sunnites et Chiites est très compliquée. Les historiens ont beaucoup de doutes sur les récits de fondation. Mais c’est une autre histoire. À partir du moment où les choses se stabilisent, aux IIe et IIIe siècles de l’histoire de l’islam, on crée des récits de nature théologique qui renvoient aux origines et traitent des questions de légitimité politique.

On peut évidemment faire une histoire des conflits. Un de mes grands prédécesseurs au Collège de France, M. Laoust, avait écrit un grand livre intitulé « Les schismes dans l’islam » [1].

On peut au contraire montrer les formes de concordisme. La mystique musulmane s’est très largement nourrie du chiisme et, du coup, a réorienté et restructuré le chiisme à différentes périodes. Il y a eu autant de ponts que de controverses entre les deux courants religieux. Depuis le XVIIIe siècle une forme de concordisme consisterait à faire du chiisme la cinquième école de l’islam (jafarite), aboutissant ainsi à une situation non conflictuelle.

Mais il y a entre chiisme et sunnisme d’immenses différences de nature théologique et d’organisation religieuse. Système religieux s’appuyant depuis toujours sur des intellectuels de haut niveau, le chiisme a connu une histoire intellectuelle absolument prestigieuse. Aujourd’hui encore les grands religieux Chiites sont des intellectuels de premier plan, ce qui ne leur interdit pas d’être violents par ailleurs. L’ayotallah Ali Khamenei, Guide suprême de la révolution islamique, qui place « Les Misérables » de Victor Hugo au-dessus de tout ce qui a été écrit dans l’ordre du roman, manifeste une ouverture sur la culture occidentale qu’on trouverait rarement chez ses homologues sunnites.

Vous avez parlé du wahhabisme. Le terme « wahhabisme » est une création de ses adversaires qui vise à réduire une doctrine à son fondateur pour mieux la condamner comme hérétique. Les wahhabites se désignent eux-mêmes comme « unitaristes » (affirmant par là le dogme central de l’unicité divine) et reprochent au chiisme des formes d’associationnisme (culte des saints, culte des imams, culte des tombeaux…). Cette forme de puritanisme n’est pas sans rappeler certaines formes de protestantisme au XVIe siècle, avec le côté iconoclaste que le protestantisme a pu connaître à certaines périodes.

Pour revenir à l’actualité, votre vrai sujet, il faut d’abord rappeler que ces structures religieuses engendrent des identités porteuses de mémoire : au Proche-Orient en général et au Moyen-Orient, des gens qui parlent la même langue, ont la même cuisine, les mêmes mœurs sociales, portent en eux une histoire, une mémoire et une géographie totalement différentes. Ces petites différences peuvent être porteuses de conflits. Dans certaines situations ces communautés religieuses coexistent dans un même espace, dans une forme plus ou moins structurée d’organisation des pouvoirs. C’est le cas du système à la libanaise, le « confessionnalisme », qui enferme les gens dans leur communauté. En effet, si on répartit des pouvoirs par communautés, chacun ne peut faire carrière qu’à l’intérieur de sa communauté dont il renforce donc structurellement le caractère propre en condamnant les autres communautés. Au contraire, dans le cas de l’Iran ou de l’Arabie saoudite, un groupe religieux dominant – ou en tout cas majoritaire – monopolise le pouvoir et maintient les autres groupes en position de sujétion.

Peut-on parler de guerres de religions ?

Je parlerai pour ma part de « guerres de communautés ». Cela me paraît plus clair. Dans une guerre de religions, soit on cherche à convertir l’autre de force, soit on l’extermine car il doit recevoir le châtiment mérité pour son hostilité au plan divin.

À l’échelle d’une histoire plus courte, celle des trente ou quarante dernières années, deux événements fondamentaux se sont produits quasi simultanément :

La révolution iranienne de 1979 a fait passer le signal à l’ensemble des islamistes Sunnites que le pouvoir était prenable (puisqu’on l’avait pris en Iran). Jusque-là les islamistes ne s’étaient jamais saisis du pouvoir. La révolution iranienne, un phénomène complexe, avec ses tendances et ses sous-tendances, a aussi incarné une volonté hégémonique de parler au nom de l’ensemble du monde musulman. Autrement dit, les courants islamistes sunnites découvraient à la fois le modèle suivi de la prise de pouvoir et le danger de captation du pouvoir par le chiisme révolutionnaire.

Cela a correspondu chronologiquement au second grand événement : l’invasion soviétique de l’Afghanistan qui déclencha le Jihad moderne. Dans le cas du grand jihad afghan, un certain nombre de volontaires venus des courants islamistes du monde arabe viennent faire le coup de feu mais surtout confèrent un caractère idéologique à une affaire que les Afghans eux-mêmes voyaient d’abord comme une lutte pour leur indépendance nationale. Dans le cadre de ce jihad afghan s’exprime à ce moment-là une volonté de contrebalancer, de récuser la révolution iranienne. Ce jihad a donc développé entre autres scies la notion terrible de takfir, excommunication de l’islam, proclamation de l’autre comme infidèle. Potentiellement, les non-sunnites militants pouvaient être réduits à cette condition d’infidèles, et de ce fait verser leur sang était licite. De cela, nous, les contemporains des années 1980, ne nous sommes absolument pas rendu compte.

De ce jihad afghan est né le jihad international (Ben Laden etc.) qui lui-même s’est progressivement disséminé. Ben Laden, en quelque sorte le petit-fils de Che Guevara, a sérieusement mis en place la théorie guévariste du Foco (Foyer révolutionnaire) : multiplier partout dans le monde les foyers de combat pour épuiser l’impérialisme et créer constamment de nouveaux champs de bataille. Toute la stratégie du jihad international s’est inspirée des principes guévaristes, d’où le Kosovo, la Tchétchénie … et évidemment l’invasion de l’Afghanistan en 2001 et celle, plus contestable, de l’Irak en 2003. Ils ont multiplié les foyers de lutte. Le jihad international est dans une ligne totalement guévariste. Dans ce cadre-là, dans une stratégie totalement révolutionnaire, radicale et cynique, on attise les conflits confessionnels pour augmenter la violence et recruter des troupes. C’est la stratégie suivie par les jihadistes pour créer une guerre confessionnelle en Irak.

On peut dire qu’aujourd’hui l’Iran a un régime d’ordre « thermidorien » par rapport à ce qu’était la révolution iranienne des origines. Il ne faut pas oublier que c’est la révolution française thermidorienne qui permit l’expansion de la révolution française en Europe après 1795. Donc, après que la révolution iranienne a été stabilisée, est apparue la volonté de contrôler et d’endiguer la menace du jihad international en se plaçant à la tête de la lutte anti-impérialiste (et non plus d’un islam). L’ennemi impérialiste par excellence étant le doublé États-Unis/Israël, plus on captait l’anti-impérialisme, plus on protégeait l’Iran du jihad, ne serait-ce qu’en amenant à soi-même des fractions conséquentes du monde sunnite. C’était le but de l’alliance avec la Syrie construite dès le début des années 80 dont le premier objectif était d’installer à Bagdad un pouvoir ami de la Syrie et de l’Iran mais qui visait aussi à développer cette stratégie anti-impérialiste qui faisait que ce n’était plus l’Iran qui était en tête de ligne mais le Hezbollah. Cette stratégie a parfaitement fonctionné, par exemple quand Nasrallah, chef du Hezbollah, a acquis une formidable popularité en donnant le sentiment qu’il avait battu Israël dans la guerre de 2006. En même temps ils ont cherché à satelliser, à créer des alliances avec des groupes sunnites – dont les Frères musulmans – et en particulier avec le Hamas. Les pouvoirs sunnites de la région, inquiets de ces alliances et du prestige acquis par le Hezbollah, ont alors utilisé l’accusation de chiisme pour dévaloriser le prestige anti-impérialiste de Nasrallah. Le Hamas fut par exemple absurdement dénoncé comme un mouvement chiite alors qu’il se réclame des Frères musulmans. Il n’était chiite que parce qu’il était l’allié du Hezbollah. De même on a vu des autorités religieuses égyptiennes dénoncer l’existence d’un danger chiite en Égypte. Jusque-là on ignorait qu’il y eût des Chiites en Égypte (ils seraient quelques milliers). On voit bien qu’après 2006 la propagande anti-chiite visait à casser le prestige de l’alliance entre Téhéran, Damas, le Hezbollah et le Hamas. Mais cette alliance s’est plutôt renforcée avec l’entrée de l’Akape turc quand Erdogan a adopté un ton hostile par rapport à Israël (ce qu’il fit d’abord par accident mais, voyant que cela lui valait un regain de popularité et d’influence, il en rajouta). Plus on s’alliait avec des groupes sunnites moins on pouvait se voir accuser de chiisme. Telle était la stratégie suivie.

En 2011, la révolution syrienne fait éclater en morceaux le système d’alliances patiemment construit par Téhéran et Damas depuis trois décennies. La Turquie fait demi-tour, le Qatar fait demi-tour, le Hamas fait demi-tour. Dès lors, l’alliance est apparue de plus en plus comme une alliance entre le Hezbollah, les Alaouites de Syrie (les Alaouites ne sont pas des Chiites à proprement parler même si par courtoisie les Chiites les ont reconnus comme tels) et l’Iran thermidorien. C’est dans la mesure même où la révolution syrienne a réduit l’alliance anti-impérialiste à sa dimension proprement confessionnelle qu’on est amené à reparler de guerres de religions entre Sunnites et Chiites puisqu’après la mort de Ben Laden, le jihad international a continué de fonctionner selon la stratégie du Foco en créant un nouveau foyer en Syrie en dépit de la division du jihad (après la mort de Ben Laden, les acteurs du jihad eux-mêmes ont éclaté en positions adverses, le DAASH [2] (État islamique de l’Irak et au Levant ) d’un côté et le Jahbat Al-Nusra de l’autre).

Les événements contemporains sont en quelque sorte le fruit de l’explosion en plein vol du système d’alliances de Téhéran et de Damas depuis 2011 et de la volonté du jihad international de créer un nouveau foyer de lutte, comme ils l’avaient fait précédemment en Tchétchénie, au Kosovo, en Irak, au Cachemire et ainsi de suite.

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[1] Henri Laoust, Les schismes dans l’Islam, éd.Payot 1965, et nombreuses rééditions (dont « Les schismes dans l’Islam: introduction à une étude de la religion musulmane » éd. Payot, 1983)
[2] Daash, acronyme de Dawlat al-Islamiyya fi al-Iraq wal-Sham

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Le cahier imprimé du colloque « Guerres de religion dans le monde musulman ? » est disponible à la vente dans la boutique de la Fondation

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