Introduction

Intervention de M. Pierre Conesa, Membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, au colloque « Guerres de religions dans le monde musulman ? » du 31 mars 2014.

Merci, Monsieur le ministre.

L’idée de ce colloque est partie d’un constat que je vais essayer de dresser avec vous.

Vous m’avez posé un certain nombre de questions. N’étant pas spécialiste du monde arabe ni du monde arabo-musulman, je me contenterai de hasarder quelques observations, ce qui nous permettra ensuite d’en discuter.

Il est extrêmement difficile de trouver une carte où les différentes branches de l’islam soient représentées selon une géographie non étatique. L’extrême dispersion des communautés révèle que ces branches de l’islam occupent aujourd’hui un espace qui, bien au-delà du Proche et du Moyen-Orient, va jusqu’à l’Inde et même plus loin [1].

L’opposition sunnisme-chiisme se traduit par des conflits assez dispersés et assez nombreux : L’Irak et la Syrie, le Liban, mais également le Pakistan (où les attentats intrareligieux sont parfois plus nombreux qu’en Irak), l’Afghanistan (où les Hazaras ne sont pas la population la mieux traitée aujourd’hui), Bahreïn (où les Saoudiens sont intervenus pour rétablir une monarchie sunnite contre la révolution d’une population à majorité chiite), le Yémen… Dans un discours récent devant le parlement canadien, l’Aga Khan, chef d’une des branches du Chiisme, s’inquiétait de cette dérive guerrière, et y avait ajouté la Somalie et la Malaisie.

Des guerres opposent les différentes écoles de l’islam : Salafistes jihadistes et Frères musulmans (Égypte, Tunisie, Algérie, Libye…), Salafistes jihadistes contre Malékites (destruction de lieux de culte au Mali, assassinat d’Imams en Algérie…), Hanbalites contre Hanafites au Pakistan, chapelles spécifiques le unes contre les autres (Druzes du Liban, Kurdes…).

À Bahreïn, la majorité est l’objet d’une intervention extérieure saoudienne qui vise à remettre sur le trône la monarchie sunnite (Al Khalifa).

D’autres crises religieuses menacent les droits des minorités : les Chiites en Arabie saoudite et en Inde, les Sunnites en Iran. D’une manière générale le rapport entre les deux communautés est extrêmement difficile.

Cette violence intrareligieuse peut atteindre des sommets absolument intolérables. En 2006, les insurgés sunnites en Irak ont détruit les mausolées des deux imams chiites à Samarra. Cet attentat terroriste est l’exemple même de la volonté de blesser profondément des croyants au sein d’une même religion (imaginons un attentat au Vatican ou à Saint-Pierre de Rome !). Les vagues d’attentats dans ces différents pays (l’Irak, la Syrie et l’Afghanistan ont été les trois pays les plus touchés par le terrorisme en 2013) font qu’aujourd’hui, selon les statistiques mondiales, le terrorisme tue dix fois plus de musulmans que de non-musulmans, réalité qu’on a souvent tendance à oublier. En effet, nous avons tendance à imaginer que les attentats terroristes ciblent l’Occident alors que le terrorisme aujourd’hui tue surtout à l’intérieur de la communauté musulmane.

Je rappellerai en quelques phrases l’historique de cette opposition Chiites/Sunnites. En effet les spécialistes qui sont avec nous aujourd’hui en savent beaucoup plus que moi sur le sujet.

Les Chiites ne manquent pas de motifs d’inquiétude spécifiques, qui trouvent leur origine dans l’histoire. Dès leur apparition dans la partie centrale de la péninsule arabique aux alentours de 1750, les disciples de Mohammad ibn Abdul-Wahhab se sont en effet comportés à leur égard en adversaires impitoyables, considérant les sectateurs d’Ali comme des idolâtres, ne leur laissant souvent le choix qu’entre la conversion au sunnisme et la mort et saccageant systématiquement leurs monuments.

Les destructions effectuées à Médine même, lors de la prise de la ville et le lendemain, en 1925, ont provoqué un tollé en Irak et en Iran. Le vieux cimetière d’al-Baqî, où reposaient certains des ancêtres vénérés par les Chiites, dont Fatima, la propre fille du Prophète, et nombre des premiers Imâms, a été particulièrement visé. Le cimetière a été fermé et ceint d’un haut mur afin d’interdire l’accomplissement des visites et des autres rites propres aux pèlerins chiites, qualifiés d’hérésies par les wahhabites.

Agressés sur les routes terrestres menant au Hedjaz, Iraniens et Irakiens ont encore en mémoire que nombre de leurs compatriotes ont jadis payé de leur vie, la haine des Wahhabites.

La situation évolue à partir de 1973 avec l’immense poussée diplomatique de l’Arabie saoudite et 1979 avec l’invasion soviétique en Afghanistan et surtout la révolution iranienne.

Donc la chose semble avoir changé de nature autour de deux dates :

D’abord, avec la hausse du prix du pétrole, l’Arabie saoudite devient un acteur financier et politique de premier rang qui va jouer sur un certain nombre de crises qu’on évoquera très rapidement.

La révolution iranienne de 1979, dans laquelle les Occidentaux sont instrumentalisés, est intolérable pour l’Arabie saoudite. Les témoins des décideurs français, avec qui j’en ai discuté, m’ont confirmé que les pays du Golfe beaucoup plus qu’Israël ont poussé au soutien à Saddam Hussein dans la guerre qu’il déclenche contre Téhéran.

En retour, en 1987, Khomeiny pose la question de la gestion collective des Lieux Saints. Il reproche encore aux Al Saoud d’avoir volontairement détruit – ou laissé détruire – plusieurs dizaines d’édifices religieux vénérables et de monuments historiques appartenant au patrimoine commun de tous les musulmans, préservés par tous ceux qui avaient précédemment exercé leur autorité sur les Lieux Saints : le premier mihrab de la Mosquée al-Qiblatayn de Médine, utilisé lorsque la prière se faisait tournés vers Jérusalem, le Dar al-Arqam, lieu de réunion des premiers musulmans à La Mecque, la maison du Compagnon Abu Ayyûb al-Ansârî, qui avait hébergé le Prophète lorsqu’il s’était réfugié à Médine, la tombe de Hamza, oncle de Mohammad, tombé en l’an 3 de l’Hégire au cours de la bataille d’Ohod, les mausolées des Compagnons du Prophète et d’autres illustres martyrs, à l’intérieur du cimetière d’al-Baqî’… tous ces griefs visent à contester la légitimité des Al Saoud à exercer la tutelle des Lieux Saints : contestation insupportable à leurs yeux.

Nous ne nous sommes peut-être pas inquiétés suffisamment du caractère très anti-chiite pris par les discours salafistes diffusés par les imams payés par l’Arabie saoudite. Dès cette époque la guerre semble déclenchée entre les deux grandes branches de l’Islam.

Un exemple aurait dû nous alerter, nous, Français : un sociologue allemand, Dietmar Loch,  avait enregistré les déclarations de Khaled Kelkal un an avant que celui-ci ne commît les attentats de Saint Michel et du Luxembourg (1999) : « Nous, on n’a rien à voir avec l’Iran. Eux, c’est des intégristes, mais à fond ! Et encore, c’est même pas des musulmans parce que, eux, ils ne disent même pas que Mohamed est le Prophète. Ils disent que c’est Ali, le neveu de Mohamed…Et même le chiisme a été créé par un juif. Parce qu’à l’époque, les juifs, ils étaient tellement repoussés, ils avaient peur de mourir. Qu’est-ce qu’ils ont créé ? Une sorte de secte, le chiisme, pour pouvoir s’intégrer avec les Arabes. Et à partir de là, eux, ils ne sont plus des musulmans. Les chiites ne sont pas des musulmans ». Il réunissait deux formes d’animosité, l’antisémitisme, caractère dominant et surtout la dénonciation virulente du chiisme.

On retrouve des phrases analogues dans des prises de positions beaucoup plus officielles. La parole s’est progressivement libérée surtout auprès des media occidentaux. Le Roi Abdallah II de Jordanie, interviewé par le Washington Post en décembre 2004, émet un avertissement sur l’émergence d’un « croissant chiite » avant de lancer, en mars 2005, une attaque en règle contre la Syrie et l’Iran, principales menaces à la stabilité de la région. Lors d’une rencontre à Washington avec des responsables de la communauté juive américaine, en 2014, le prince saoudien Al-Walid Ben Talal Ben Abdel Aziz déclare que « l’Arabie saoudite, les Arabes et les Musulmans sunnites approuvent une attaque israélienne contre l’Iran pour détruire son programme nucléaire », précisant dans une interview à la chaine Bloomberg que « les sunnites appuieraient une telle attaque car ils sont hostiles aux chiites et à l’Iran ». Discours surprenant dans la bouche d’un Saoudien qui certes n’est pas un officiel. Cela formalise clairement la dénonciation de cette opposition.

Nous vivons donc aujourd’hui à l’échelle continentale une guerre de religion ouverte interne à l’Islam !

Si mon constat est juste, un deuxième point pourrait être discuté aujourd’hui : et les Occidentaux dans cette affaire ?

Dans cette crise, en effet, les intérêts occidentaux ne sont pas faciles à percevoir.

Je reviendrai sur deux ou trois épisodes où, selon moi, les Occidentaux ont été instrumentalisés.

D’abord, lors de la guerre Irak-Iran, contrairement à ce qu’on pense, ce n’est pas sous la poussée des Israéliens que les Occidentaux se sont alignés sur l’Irak qui a déclaré la guerre à l’Iran juste après la révolution. Tous les membres des cabinets de l’époque témoignent que c’étaient les pays du Golfe qui avaient demandé à soutenir l’Irak contre l’Iran. Déjà, nous sommes devenus inconsciemment partie d’un conflit dans lequel nos intérêts n’étaient pas très évidents.

De même, lors de la guerre antisoviétique en Afghanistan, l’aide américaine et celle des Saoudiens passaient par l’intermédiaire des services de renseignements pakistanais. Le Prince Turki Al Faysal, chef des services secrets de l’Arabie saoudite, qui avait la haute main sur l’aide aux Moudjahidine, privilégiait ouvertement les plus anti-occidentaux des résistants (ex Gulbuddin Hekmayar) et contribuera efficacement au basculement du Pakistan de l’école hanafite à l’école Hanbalite avec les Madrasas d’où sortiront les étudiants en religion, c’est ce système qui produira les Taleban.

Enfin, épisode actuel : en Syrie se déroule une crise dans laquelle les analyses, du point de vue occidental, ne sont pas toujours très claires. Nous nous sommes engagés peut-être un peu rapidement dans un soutien à une cause à partir d’analyses politiques qui me paraissent un peu hésitantes. Les combattants islamistes radicaux, soutenus par l’Arabie saoudite et/ou le Qatar, qui attirent de plus en plus de jeunes Occidentaux combattent un régime que le gouvernement français a dénoncé publiquement. Pour qui et pourquoi combattrions nous ?

Faute d’analyses claires des caractéristiques réelles des conflits en cours, les Occidentaux risquent d’être instrumentalisés une fois de plus.

La discussion sera alimentée ce soir par des gens qui connaissent ces questions mieux que moi.

Je laisse la parole au professeur Laurens qui corrigera les inexactitudes que j’ai pu énoncer.

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[1] Etude cartographique de la Fondation Res Publica

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Le cahier imprimé du colloque « Guerres de religion dans le monde musulman ? » est disponible à la vente dans la boutique de la Fondation

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