Débat final animé par Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica, au colloque « Etats-Unis – Chine : quelles relations ? Et la Russie dans tout cela ? » du 2 juin 2014.
Merci à Dominique David d’avoir été certes cursif mais surtout stimulant.
Place aux trois discutants, Claude Martin, Jean Cadet et Jean de Gliniasty.
Claude Martin s’est déjà exprimé ici. Il a été longtemps en Chine. Il a été le co-fondateur et co-directeur, avec Georges Lequin, de la Revue française de Pékin (qui faisait rougir d’envie Simon Leys et les mânes de Saint John Perse et de Victor Segalen). Jeune diplomate en Chine, il y est retourné comme ambassadeur de 1990 à 1993. Il a également une bonne expérience de l’Europe. Il sera le premier discutant.
Claude Martin
Alain Dejammet a fait référence à ce dont je suis le plus fier, la Revue française de Pékin, qui, bien qu’elle n’ait malheureusement compté que trois numéros (entre 1982 et 1984), m’a totalement ruiné… et m’a valu au moment où je la fermais une visite de l’inspecteur général des postes diplomatiques, lequel m’a demandé si je ne m’étais pas enrichi avec cette revue !
J’ai commencé à étudier le chinois en 1960-61, bien avant que la France ne reprît des relations avec la Chine. Catapulté à Pékin à l’ouverture des relations diplomatiques avec la Chine en 1964, j’ai donc assisté aux premiers mois. J’y ai passé quinze ans et j’y retourne encore régulièrement.
Je suis tout à fait d’accord avec ce qu’a dit Jean-Paul Tchang et je partage largement les propos d’Alain Frachon dont j’ai lu le livre avec beaucoup d’intérêt.
Je voudrais pour ma part évoquer quelques points d’histoire et de géographie.
D’histoire, d’abord.
Les relations entre les États-Unis et la Chine, Alain Frachon l’a dit, sont très anciennes. Elles existaient, denses, continues, même pendant la période « blanche » où toute relation était officiellement interrompue entre Washington et Pékin, à cause de la très forte implication des États-Unis à Taïwan, à cause de la très forte présence de communautés chinoises aux États-Unis et surtout à cause de l’immense admiration réciproque que se portaient la grande puissance la plus ancienne du monde et la grande puissance la plus jeune du monde. On peut revoir dans des reportages et des films d’archives Mme Tchang Kaï-chek descendant la Cinquième avenue sous une parade de confettis et s’exclamant : Vive la Chine ! Vive l’amitié entre la Chine et les États-Unis ! On se souvient du rôle de Patrick J. Hurley, du général Stilwell et de quelques autres, à Chongqing, incitant le Maréchal Tchang Kaï-chek à ne pas baisser les bras, le poussant à s’allier avec les communistes. Pour les uns comme pour les autres, ces souvenirs témoignent d’une véritable affection et d’une compréhension des États-Unis envers la Chine.
Entre 1949 et 1964, période où nous n’avions pas de relations avec Pékin, la sinologie française s’est malheureusement beaucoup tarie et, au Quai d’Orsay même, le chinois était devenu le parent pauvre du concours d’Orient. C’est peut-être la raison pour laquelle, en 1964, on a envoyé en Chine un élève de l’ENA débutant : on ne trouvait pas beaucoup de personnes parlant le chinois !
Au contraire, aux États-Unis, pendant toute la période de fermeture, une quinzaine d’universités accueillaient des milliers d’étudiants et de chercheurs qui écoutaient la Chine et préparaient le rétablissement des relations avec la Chine. Si bien qu’en 1972, dès la première phase du rétablissement des relations entre les États-Unis et la Chine (voyage de Nixon à Pékin, diplomatie du ping-pong etc.), les Américains avaient les hommes et les connaissances nécessaires pour agir. Le terrain ne leur était pas inconnu.
Nous avions un peu d’avance, mais pas beaucoup. La Révolution Culturelle avait, de 1966 à 1971, conduit de facto à un gel de nos relations et empêché de construire la relation stratégique que permettait l’initiative visionnaire du Général de Gaulle. Dès que la phase la plus violente de l’éruption « gauchiste » fut terminée (mort de Lin Biao, septembre 1971), la Chine, notamment sous l’impulsion de Zhou Enlai, nous fit comprendre qu’elle voulait reprendre le dialogue, en même temps qu’elle cherchait le contact avec les Américains. Il apparaissait clairement qu’elle souhaitait une relation forte avec nous, et avec l’Europe, avant de nouer le contact avec Washington.
Les relations reprirent donc entre la France et la Chine (voyage de Bai Xiang Guo en France, visite d’André Bettencourt puis de Maurice Schumann, visite de M. Couve de Murville, qui n’était plus ministre des Affaires étrangères, évocation d’une possible visite du Général de Gaulle retiré à Colombey). À la mort du Général de Gaulle, les drapeaux furent mis en berne sur la place Tiananmen. Georges Pompidou fut le premier chef d’État français à se rendre en Chine en 1973.
Mais l’Europe a eu finalement beaucoup de difficultés à jouer son rôle sur l’échiquier chinois face aux États-Unis. Elle s’est réveillée trop tard. En 1964, le Général de Gaulle n’avait pas réussi à entraîner nos voisins. La capitale la plus critique à notre égard en 1964 fut Bonn. Gerhard Schröder (CDU, ministre des Affaires étrangères) avait convoqué notre ambassadeur pour l’agonir d’injures au motif que nous rompions la solidarité occidentale. Au même moment, les Russes – qui étaient tous les jours insultés par les Chinois – nous félicitaient d’avoir établi un dialogue entre Paris et Pékin. Avec les États-Unis, sous la présidence de J.F. Kennedy, les choses étaient relativement compatibles. Avec Johnson elles devinrent un peu plus compliquées. Malheureusement, l’assassinat de Kennedy (22 novembre 1963) précéda de peu la reconnaissance de la Chine populaire par la France (27 janvier 1964).
Aujourd’hui, la relation de la Chine avec les Américains est certainement très importante et les tensions qu’elle connaît doivent certainement être suivies avec attention. Mais pas forcément d’un œil inquiet.
Si l’on garde en perspective la période 1964-2014, (puisque nous célébrons ce demi-siècle de relations), on voit que la Chine a toujours eu besoin de rattraper quelqu’un. En 1958, aux Langues orientales, nous traduisions le slogan « chao ying shi wu nian bu xu yao » (« Pas besoin de quinze ans pour rattraper l’Angleterre ! »). Ensuite il fallut défier l’URSS : même après l’éviction de Khrouchtchev, la Chine voulait montrer aux Soviétiques qu’elle n’avait pas peur d’eux en les provoquant dans des petits combats sur l’Oussouri ou sur l’Amour, sans aller trop loin, évidemment, parce que les « tigres » soviétiques avaient quand même des « dents » atomiques ! ( la Chine avait la bombe atomique depuis 1964 mais ne disposait pas encore de vecteurs). La Chine s’est développée et vint le jour où il s’est agi de rattraper les États-Unis. Il fallait les rattraper sans les défier mais, clairement, la plus vieille puissance du monde voulait être à égalité avec la plus puissante nation du monde.
Beaucoup de Chinois attendent désormais le moment où le PNB global chinois égalera celui des États-Unis. Nul doute que, ce jour-là, on assistera à un gigantesque feu d’artifice sur la Place Tienanmen. Mais, dès à présent, les Chinois ont le sentiment d’être à la mesure des États-Unis et se sentent autorisés à faire la même politique qu’eux. Notamment en ce qui concerne leur région, leur zone d’influence prioritaire.
C’est là où une grande partie des malentendus surgissent. Il y eut une époque dans la relation sino-américaine où M. John Foster Dulles pratiquait le containment, puis le rollback. Dans les années 1960 les États-Unis nouèrent avec les voisins de la Chine des alliances qui, avec leur présence militaire à Taïwan, au Japon et dans quelques îles du Pacifique, visaient à faire sentir aux Chinois qu’ils étaient bien encadrés. Aujourd’hui, les Chinois ne comprennent pas que les Américains poursuivent cette politique. Ils estiment que, quarante ans après, la politique du « containment » que pratiquent à nouveau les États-Unis autour de la Chine est insupportable. Les relations de la Chine avec ses voisins sont compliquées. L’immixtion des États-Unis contribue à les envenimer encore davantage.
Les Chinois n’ont pas, malgré l’Histoire, de revendications territoriales terrestres à l’égard de leurs voisins.
La Chine a été plus grande sous les Yuan, sous les Ming et même sous les Qing. Elle a possédé ou dominé, au cours des siècles, de vastes territoires au Sud, le nord de la Birmanie, le Laos, tous ces espaces montagneux où vivent des minorités venues de Chine, en-dessous du Yunnan. Elle a gardé pendant plusieurs siècles une relation de tutelle sur le Vietnam, sur la Corée, comme sur la Mongolie. Mais, depuis 1949, elle n’a exprimé aucune revendication territoriale sur ces morceaux de son ancien empire, ni sur la Mongolie extérieure, ni sur le Vietnam. Elle a accepté certainement avec beaucoup de contrariété les traités franco-chinois que la France lui a imposés quand, sous l’impulsion de Jules Ferry puis de Hanotaux et de Paul Doumer, elle s’est installée en Indochine. Ces traités font encore référence aujourd’hui dans la dispute territoriale entre la Chine et le Vietnam (traité de Pékin du 9 juin 1885 reconnaissant le protectorat français sur l’Annam et le Tonkin, convention de juin 1887 délimitant la frontière terrestre entre la Chine et les territoires sous protectorat français, convention de mars 1898 précisant la frontière maritime dans le golfe du Tonkin).
Il n’y a aujourd’hui de revendication chinoise que maritime, sur des îles qui pour la plupart ne sont que des cailloux. Il s’agit moins de revendiquer tel ou tel archipel (Paracels, Spratley, Diao Yu Tai) que de dessiner les contours d’une « mer chinoise ». Sans être nécessairement joueur de go, on voit bien que les îlots en cause s’inscrivent dans un espace et permettent de tracer des lignes à l’intérieur desquelles Taiwan s’inscrit naturellement. Par la possession des îlots revendiqués, la Chine sécurise sa prétention à récupérer un jour cette île séparée. La seule vraie obsession pour Pékin est celle-là : recouvrer un jour sa souveraineté sur Taiwan.
Voilà ce que je voulais dire sur la relation entre la Chine et les États-Unis.
Il y a un point central dans toute la stratégie de la Chine dans la région et dans le Pacifique, c’est le Japon. Un jour, à Hongkong, intervenant dans une conférence des ambassadeurs de France en Asie, sous la présidence de Roland Dumas, je me souviens d’avoir conclu : « la Chine n’a qu’un ennemi, c’est le Japon. C’est son ennemi d’hier, c’est son ennemi d’aujourd’hui, c’est son ennemi de demain ».
Les relations sino-japonaises n’ont pas été purgées. L’histoire continue à peser lourdement sur leur développement. Il a fallu de longues tractations diplomatiques pour que l’actuel empereur du Japon (son père, Hiro-Hito, était considéré comme un criminel de guerre) puisse effectuer un déplacement en Chine. La Chine a finalement renoncé, pour permettre cette visite, aux gestes d’excuse et de réparation du type de ceux que les Allemands ont fait à l’égard de tous leurs voisins, et que les Japonais se refusaient à formuler. L’Empereur du Japon a seulement fait allusion dans son discours d’arrivée à « des événements regrettables » qui s’étaient passés autrefois entre les deux pays … et qui n’empêchaient pas qu’ils puissent aujourd’hui coopérer sereinement. Le passé n’est donc pas effacé. Et la visite annuelle du Premier Ministre japonais au sanctuaire où sont honorés certains des chefs militaires ayant sévi en Chine pendant la période d’occupation (et notamment lors du massacre de Nankin) n’arrange pas les choses. Toute une frange de la population chinoise continue à demander que ce passé sino-japonais soit complètement et sincèrement assumé et que de vraies excuses soient présentées. En attendant, à chaque incident, autour du moindre îlot dans le Pacifique, tout ressurgit. Une frange de la population chinoise est sensible aux thèmes nationalistes. Ces nouveaux « boxers » n’occupent pas le devant de la scène mais ils sont présents à chaque manifestation devant une ambassade ou un consulat japonais après les affrontements en mer. Cette réalité ne doit pas être négligée.
À cet égard la Russie est pour les Chinois plutôt un bon partenaire, un partenaire utile. Car la Russie tient des gages, elle tient des îles qu’elle refuse obstinément de restituer au Japon, à la grande satisfaction des Chinois.Je crois qu’après la phase d’affrontement des années 69/70, les Chinois sont finalement assez heureux de la relation qu’ils ont aujourd’hui avec les Russes le long de cette frontière commune de près de 5000 km (en incluant la Mongolie, évidemment indépendante). Ils apprécient leurs relations, spécialement en ce qui concerne la Sibérie où les Russes les laissent assez facilement, semble-t-il, s’installer et commercer. Certains redoutent peut-être un grignotage.Mais, autant qu’on puisse en juger, pour le moment, la Chine paraît heureuse que la Sibérie reste russe et qu’elle se développe. Elle garde en même temps un œil sur les investissements que pourrait y réaliser le Japon. Ces jours-ci, la Russie a sans doute les yeux tournés vers l’ouest et marque son territoire par rapport à l’Union Européenne. Mais elle n’est pas indifférente à ce qui pourrait arriver à l’est, au Japon et en Corée. Face aux incertitudes dans cette région, la Russie et la Chine ont des intérêts communs. C’est cette constatation qui les rapproche, autant et même plus qu’une « solidarité », finalement assez relative, face aux autres membres du Conseil de sécurité.
Ce n’est pas une alliance, ce n’est en rien la reconstitution d’un bloc, mais c’est le sentiment que des deux côtés de cette frontière-là, on peut se comprendre. Les économies sont d’ailleurs complémentaires : industrie légère chinoise, industrie lourde russe, fruits et légumes chinois, armements russes (le Liáoníng [1] est en fait un porte-avion russe)…
Ce triangle boiteux entre Washington, Pékin et Moscou est dû à l’absence de l’Europe. Si la Chine achète ses porte-avion à Moscou, c’est parce que nous, Européens, sommes les seuls à maintenir un embargo sur la Chine en souvenir des événements de Tienanmen. Quand Jacques Chirac a essayé d’entraîner le Chancelier Schröder dans la levée de l’embargo [2], immédiatement les Américains ont fait la tournée des autres capitales… et voilà le résultat.
Les Chinois ont une obsession en politique étrangère – et je partage largement ce qu’a dit Jean-Paul Tchang – c’est de n’être dépendants de personne. Ils ne sont pas le centre du monde mais depuis l’extrême et dangereuse dépendance dans laquelle ils se sont trouvés à l’égard de l’Union soviétique – dont ils se sont sortis très difficilement et après des dégâts économiques considérables – ils ne veulent dépendre de personne et d’aucune source en particulier. Quand ils achètent deux centrales nucléaires à l’un, ils achètent deux centrales nucléaires à l’autre. Quand ils achètent des avions chez l’un ils aimeraient pouvoir en acheter chez l’autre (mais, malheureusement, il n’y a pas assez de fournisseurs). Ils aimeraient placer autant d’argent dans les économies européennes et dans les banques européennes qu’ils n’en placent aux États-Unis ou ailleurs… mais il faudrait pour cela que l’Europe existe. Pendant la campagne électorale pour les élections européennes en France j’ai entendu un orateur de l’un des partis politiques en présence dire : « Quand l’Europe se divise, les Chinois se frottent les mains ! » Ce n’est pas vrai, c’est exactement le contraire ! Les Chinois restent fidèles à ce que Zhou Enlai avait dit en 1964 à notre ambassadeur qui venait présenter ses lettres de créance : « Je suis européen et quelquefois j’ai l’impression que je suis plus européen que les Européens eux-mêmes ».
Nous devons méditer cette parole si nous ne voulons pas laisser les États-Unis et la Chine en tête à tête.
Jean Cadet
Je commencerai par saluer les interventions précédentes et, en ce qui concerne la Russie, les propos de Dominique David, manifestement issus de profondes réflexions.
Je n’apporterai pas de réflexion contestataire à ce sujet. Je voudrais simplement ramener le dossier au plan des observations sur la Russie avec la distance d’un séjour en poste il y a environ dix ans [3] et la proximité d’un voyage qui date de dix jours. En effet je pense que ces observations sont des indices intéressants de l’évolution du pays.
Premier indice, le voyage. L’accès aérien à Moscou est beaucoup plus facile aujourd’hui qu’il y a dix ans. Les deux principales compagnies qui desservent la ligne Paris-Moscou proposent pratiquement un vol toutes les heures et, quelles que soient les circonstances, ces vols sont pleins. Il y a beaucoup d’échanges entre Russes et Français. Une bonne partie de ces avions pleins sont des Airbus, ce qui ne peut évidemment que nous réjouir.
Au-delà de cette notation concernant le voyage, l’impression produite par l’arrivée a totalement changé. Il y a dix ans c’était profondément décevant, très loin de ce qu’on s’attendait à trouver. Maintenant les aéroports sont comparables aux nôtres, peut-être même avec une petite avance. Et l’accueil est facilité : le douanier ou l’homme chargé du contrôle à la frontière est aimable et épargne aux passagers les difficultés insurmontables qu’on a pu connaître dans le passé.
Les changements sont aussi visibles dans la ville de Moscou elle-même. Au moment de la crise de 2009 on avait vu des chantiers arrêtés en très grand nombre mais tout est reparti. La circulation à Moscou est toujours infernale mais on commence à enlever les voitures là où elles gênent, même s’il existe sans doute encore quelques privilèges.
Pendant le voyage et dans la ville nous sommes frappés de voir des Russes qui nous ressemblent de plus en plus. Dans l’avion, on côtoie des familles russes. Le temps des filles à hauts talons accompagnées d’hommes à lunettes fumées est passé. Avant, on pouvait distinguer dans la rue un Russe d’un Européen de l’ouest. C’est devenu beaucoup plus difficile. Vraiment ces Russes nous ressemblent, au point que l’on se demande pourquoi nous avons le sentiment d’une si grande distance avec eux. Les jeunes Russes n’ont rien à voir avec les images caricaturales qu’on peut donner. Ce sont des jeunes ouverts, des jeunes qui travaillent (les jeunes femmes surtout), qui veulent avancer et qui nous regardent avec grand intérêt, parfois un peu d’étonnement, voire d’inquiétude et de déception devant la nature des relations entre leur pays et l’Europe.
Il y a dix ans, un accord entre l’Union Européenne et la Russie arrivait à expiration. Des négociations furent engagées pour le renouveler. Ces négociations en sont toujours pratiquement au même point.
Il y a dix ans nous avons commencé une négociation pour libéraliser le régime des visas. Cette négociation n’a pas avancé.
Il y a dix ans, nous avions créé à Moscou, près de l’Institut des relations internationales, un Institut d’études européennes financé à parité par les Russes et par l’Union Européenne. Son activité a quasiment disparu.
Je ne dis pas que les torts sont du côté de l’Union Européenne mais je dis que ces éléments doivent nous pousser à réfléchir sur cette situation profondément préjudiciable à la Russie et à l’Union Européenne et surtout aux rapports que nous devrions pouvoir avoir avec ce pays voisin. Voisin difficile, c’est vrai, mais voisin important en tant qu’Européen.
Sur la relation avec la Chine, je dirai un mot fondé, là aussi, sur l’observation.
Il y a dix ans la Chine était présente à Moscou. Tous les Russes allaient à la fête nationale chinoise. C’était une présence pesante, peu active. Il se passait vraiment peu de choses et on voyait rarement les Chinois intervenir dans les affaires quotidiennes. Maintenant nous voyons une grande convergence politique sur les principaux problèmes, à grands traits, bien sûr.
Il y a dix ans on ne parlait pas des échanges russo-chinois. La Chine est aujourd’hui le premier fournisseur de la Russie avec 15 % des importations du pays.
Les Russes étaient dans une situation de grande prudence vis-à-vis de la Chine, conscients du déséquilibre entre les deux pays. Certes les deux pays partagent 5000 kilomètres de frontière commune… mais n’oublions pas qu’à l’est d’Irkoutsk vivent 5 ou 6 millions de Russes et qu’en face il y a des Chinois en bien plus grand nombre. La relation qui s’est développée avec la Chine traduit un besoin d’équilibre du côté russe et peut-être même un peu plus compte tenu de l’absence d’activité de l’Union Européenne vis-à-vis de la Russie.
Alain Dejammet
Jean de Gliniasty, qui a été notre ambassadeur à Moscou pendant cinq ans (2009-2013), jusqu’à l’automne dernier, va répondre aux questions qui ont été posées.
Jean de Gliniasty
La qualité des interventions précédentes restreint le champ du dernier intervenant…
Ces derniers temps, on observe un changement de ton évident de la Russie vis-à-vis de la Chine. Ce changement de ton tient à un certain nombre de facteurs. Jusque-là, les Russes pensaient toujours à la Chine mais n’en parlaient pratiquement jamais parce que la Chine fait peur. On s’arrangeait avec elle au niveau interétatique mais le rêve était occidental. À plusieurs reprises, j’ai entendu M. Lavrov, ministre des Affaires étrangères, dire : « Il y a trois branches de civilisation européenne, la branche atlantique, la branche ouest et la branche russe ». Clairement cela voulait dire : on est avec vous. C’était pendant la période Medvedev, une période de grande ouverture de la Russie vers l’Occident. Cette ouverture n’a pas été « récompensée », ce dont Poutine tire les conséquences.
Toutefois, le changement de ton ne modifie pas les fondamentaux.
Je vais prendre quelques exemples de cette évolution :
Jusqu’à présent il y avait trois verrous dans les relations russo-chinoises : le verrou des hautes technologies, le verrou des participations bancaires et le verrou des participations à l’exploitation des richesses du sous-sol. Depuis deux ans, nous avons vu ces verrous sauter un à un.
Le verrou de l’exploitation pétrolière : Les Russes avaient déjà traité avec des sociétés étrangères, par exemple avec Total [3] ou avec les Anglais TNK-BP [5] mais ils sont allés plus loin avec les Chinois en acceptant la création, le financement et la pleine propriété d’usines de gaz naturel liquéfié à partir des gisements de Yamal [6]. La Chine se trouve donc à égalité avec Total qui pensait être un partenaire privilégié. En ce qui concerne les exportations, des contrats de 25 millions de tonnes de pétrole par an ont été signés au Forum de Saint-Pétersbourg il y a un an. Et un contrat récent de livraison de gaz pour 400 milliards de dollars jusqu’en 2030 (38 milliards de m3 chaque année) entrera en vigueur dans six ans (un délai qui montre que la réorientation vers la Chine reste quelque chose de compliqué). Le verrou énergétique a donc sauté.
En ce qui concerne la banque, l’étendue de la privatisation des banques russes s’est révélée beaucoup plus étroite qu’il n’avait été annoncé au départ. Cette privatisation a quand même conduit soit au rachat de banques russes (Rosbank rachetée par la Société générale) soit à des prises de participation. La Chine, à égalité avec le Qatar, vient de prendre une participation de 400 millions de dollars dans la VTB (banque du commerce extérieur), la troisième banque publique russe.
Le troisième verrou qui vient de sauter, ce qui a été annoncé par Poutine lors de sa visite à Pékin, est celui de la haute technologie. Dans ce domaine, les Russes ont eu des expériences extrêmement cuisantes avec les Chinois. Selon tous les experts aéronautiques russes, les avions chinois sont un décalque pur et simple des avions russes. Mais on connaît les difficultés du programme russe pour construire un avion de la taille de l’Airbus A320. Les Chinois, de leur côté, « patinent » un peu pour la création d’un avion de 200 places bien qu’ils y aient mis de très gros moyens et déplacé sur l’aéronautique toutes les équipes qui s’occupaient du spatial avec les succès spectaculaires qu’on connaît. Ce qui a été annoncé à Pékin est la mise en commun des efforts pour créer un rival de l’Airbus.
La crise ukrainienne, l’affaire du G7, la tendance actuelle de l’Europe et des États-Unis à repousser la Russie vers les ténèbres extérieures, tout conduit les Russes, bon gré, mal gré, à se tourner vers la Chine.
Ce n’est encore qu’un début : les méfiances sont là, elles sont d’ailleurs fondamentales, très importantes pour les équilibres démographiques. Je suis tout à fait d’accord avec l’analyse qui consiste à dire qu’il y a un côté « tour de valse » avec la Chine en réaction à la politique occidentale. Il n’en reste pas moins que pour jouer cette carte les Russes sont prêts à faire des concessions dont nous paierons peut-être à terme les conséquences. Nous risquons par exemple de manquer de gaz dans six ans quand les tubes seront construits. Je note au passage que ce sont les Russes qui en financent les trois quarts alors qu’il était prévu au départ que les Chinois devaient les financer. D’autre part, le prix du gaz (un peu plus de 350 dollars) ne correspond pas au souhait des Russes qui voulaient 450. Les Russes font donc des concessions dans leurs relations avec la Chine. C’est pour eux une situation qui n’a pas que des avantages…
Un penseur est très à la mode en ce moment en Occident (il est peu évoqué dans la presse russe), c’est Alexandre Douguine qui a formalisé ce qu’on appelle en Russie le néo-eurasisme. L’eurasisme a existé entre les deux guerres : héritage de la slavophilie, c’est la mise en avant de la spécificité de la Russie qui, avec un pied en Europe et un pied en Asie, est irréductible au modèle occidental comme au modèle asiatique. Ce qui est nouveau dans la pensée d’Alexandre Douguine, c’est qu’il formalise cette spécificité sous un angle beaucoup plus géopolitique, un angle civilisationnel, visiblement inspiré par les réflexions d’Huttington. C’est une résurgence de l’ancienne approche eurasiste mais comme un nouvel avatar du nationalisme russe. Cette pensée est assez élaborée mais variable dans ses expressions. Douguine, à l’origine proche de Limonov (national-bolchevisme d’extrême extrême-droite), fut plus tard, avec Rogozine, candidat de « Rodina » (Patrie), un parti d’extrême-droite … c’est une évolution. Globalement, l’idée géopolitique est d’opposer les civilisations maritimes aux civilisations continentales. Les civilisations continentales, c’est la Russie, l’Eurasie, l’Europe avec Paris-Berlin. Paradoxalement, le pays asiatique qui a vocation à rejoindre cet axe, c’est le Japon, et non la Chine (la Chine est considérée comme un ennemi ou un rival héréditaire). Mais depuis environ un an, on discerne dans les interviews de Douguine une très légère inflexion : finalement, la Chine serait peut-être la vocation de l’eurasisme, c’est-à-dire de l’Eurasie, de la Russie et de son aire d’influence en Asie centrale et en Europe. C’est un autre indice d’une tentative de la part des Russes d’enrichir leur jeu face à l’Europe occidentale.
Alain Dejammet
Merci d’avoir apporté ces précisions sur Douguine. En effet, on a vu brutalement apparaître dans la presse française cette figure que certains apparentent à celle de Raspoutine, une sorte de gourou qui, dans les caves du Kremlin, tirerait les ficelles. Il est donc utile de connaître l’évolution de la pensée de ce personnage et son éventuelle influence.
Jean-Louis Beffa
Je livrerai le point de vue de l’industriel, dont l’expérience est celle du terrain. J’ai eu la chance de diriger Saint-Gobain pendant vingt ans, de mener son internationalisation, développant les implantations industrielles du groupe dans soixante-quatre pays, dont dix pays asiatiques. J’ai eu aussi la chance d’aller en Chine et au Japon depuis 1980, une ou deux fois par an, et en Corée à peine un peu moins. J’ai donc pu voir cette zone évoluer.
J’ai trouvé peu de contradictions entre les différents orateurs. Mais une question clef pour l’avenir n’a pas encore été posée.
Dans la bataille économique où la Chine et les États-Unis se disputent les premières places, on sous-estime considérablement le fait que l’économie américaine est essentiellement tertiaire tandis que la Chine est d’ores et déjà le premier pays industriel de la planète. En ce qui concerne les infrastructures, la Chine construit 90 % des lignes de TGV mondiales, avec une montée en connaissances technologiques impressionnante. Moi-même, j’ai sous-estimé la progression chinoise dans l’organisation, le niveau technologique, le niveau de recherche et développement et les compétences de gestion industrielle, autant de domaines où les Chinois me paraissent conserver une dynamique tout à fait impressionnante. Je rappelle que l’EPR chinois n’a pas de retard et que son coût va être extraordinairement bas pour de l’énergie nucléaire, sans commune mesure, hélas, avec nos performances, tant à Flamanville qu’en Finlande, ce qui devrait nous interroger sérieusement. La montée en puissance chinoise, notamment en ce qui concerne l’innovation s’inspire de deux modèles : le modèle américain des start up pour les acteurs privés et le modèle étatique à la française pour les grands programmes. C’est l’un des rares pays du monde qui joue sur ces deux tableaux.
Les entreprises industrielles chinoises, dans tous les métiers, se classent dès à présent parmi les dix premières mondiales, et occuperont vraisemblablement dans dix ans la tête. Pour beaucoup de produits la Chine représente la moitié du marché mondial. Les entreprises chinoises, qui ont des parts de marché considérables, sont donc très bien placées. Dans beaucoup de secteurs où les Chinois les ont laissées s’implanter – essentiellement pour acquérir les technologies – les entreprises occidentales sont peut-être passées par leur summum et les entreprises chinoises vont petit à petit dominer dans les affaires communes, dans les joint-ventures etc. Ce renversement qui s’opère doit amener les entreprises occidentales à s’interroger sur l’intérêt qu’elles ont à s’installer en Chine. Certes, c’est toujours très attrayant, étant donné la taille du marché, mais les problèmes de concurrence vont croissant. Sans doute est-il plus intéressant pour ces entreprises d’aller en Asie du sud-est.
À la demande du gouvernement, les Chinois vont massivement sortir leurs entreprises de Chine et pas seulement dans les domaines des matières premières où ils sont déjà fantastiquement implantés (cuivre du Chili etc.) : les positions chinoises actuelles dans les secteurs des matières premières et dans des domaines où elles ne cessent de s’améliorer comme dans l’exploration pétrolière, sont absolument impressionnantes.
Les Chinois vont procéder à des achats massifs d’entreprises et à des investissements extrêmement importants sur les entreprises occidentales. Et on peut penser qu’il sera plus facile pour eux d’aller en Europe que d’aller aux États-Unis.
Nous n’avons pas encore compris que nous ne sommes plus aujourd’hui dans une bataille d’entreprises avec des règles du jeu comparables. L’économie mondiale est devenue une bataille entre des pays sur la base de leurs champions nationaux et les pays qui gagnent sont ceux qui savent faire jouer leurs entreprises leaders avec le pouvoir politique. Sommes-nous capables de le faire en France, en Europe ? C’est une vraie question qui devrait nous amener à repenser un certain nombre de problèmes de façon différente.
Pour ma part, je crois que nous avons intérêt à renverser une partie de nos attitudes pour favoriser un meilleur équilibre entre Chine et États-Unis. Nous devons notamment refuser le traité libre-échangiste transatlantique. Ce traité serait une erreur stratégique majeure, d’une part parce que nous subirions les normes américaines, d’autre part parce que nous enverrions à la Chine un signal extraordinairement négatif. Nous devons dans cette circonstance nous référer à la politique du Général de Gaulle.
Dans les domaines (Google, Facebook, les grandes sociétés d’informatique) où nous sommes écrasés par les Américains et leur domination parfois un peu arrogante, nous devrions nous rapprocher des Chinois et travailler avec eux. Contrairement aux pays occidentaux, entièrement soumis à ces technologies américaines, les Chinois ont développé des entités (Alibaba, Baidu, Lenovo, Huawei) qui sont en train de devenir des leaders.
Le domaine de l’internet, tellement développé par les Américains, et le traité transatlantique sont deux axes majeurs où nous, Européens, pourrions nous démarquer. Je pense que les Allemands l’ont compris et ne s’entêteront pas sur une ligne pro-américaine. Je ne parle pas des Anglais dont on connaît l’alignement par nature…
Ces deux questions sont très importantes pour l’avenir.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, M. Beffa pour cette intervention pleine d’acuité.
Je répondrai d’abord à la question que me posait Alain Dejammet : « Et l’Europe dans tout cela ? »
Dans un livre récent, « Le choc des empires » [7], un de nos amis, Jean-Michel Quatrepoint, évoque trois empires. Il ne parle pas de la Russie qui ne fait que 1,9 % des exportations mondiales, il parle de la Chine, des États-Unis et… de l’Allemagne ! (et non pas de l’Europe). L’Allemagne, avec un excédent de 7 % de son PNB (200 milliards d’euros par an), a maintenant une position dominante. C’est le seul pays européen qui soit excédentaire sur la Chine, qui joue dans la cour des grands et qui, même aux États-Unis, est très bien implanté et très excédentaire. J.M. Quatrepoint montre (je résume très succinctement) que l’Allemagne exerce une influence prépondérante sur au moins trois institutions européennes : la Commission, la Banque centrale et le Parlement européen. Il reste la Cour de justice [8] où, je crois, l’influence française reste assez manifeste. On peut observer qu’il ne parle pas de la dimension politico-militaire. En effet, si l’Allemagne d’aujourd’hui a un projet économique, elle n’a pas de projet perceptible de domination politico-militaire.
L’Europe est enlisée aujourd’hui dans l’affaire ukrainienne qui manifeste à quel point elle n’est pas capable de penser réellement « mondial ». La complémentarité entre l’Europe et la Russie est évidente sur le plan énergétique et sur le plan industriel. La Russie est un grand pays par sa superficie, c’est un grand pays par son histoire, c’est un grand peuple européen mais d’une taille moyenne parmi les nations (140 millions d’habitants) et notamment par rapport aux pays milliardaires que sont la Chine et l’Inde. En même temps, la Russie tient un immense espace… et peut-être vaut-il mieux que ce soit elle qui le tienne plutôt que d’autres. Mais c’est une réflexion qui mérite sans doute d’autres développements.
Beaucoup s’étonnent de l’axe Moscou-Pékin et le désignent comme l’axe des régimes autoritaires. Le Monde a même consacré un éditorial à ce sujet. Cela m’a fait réfléchir et je ne pense pas que ce soit exact. D’abord parce qu’il y a plusieurs capitalismes à la surface de la planète. Le capitalisme financier américain n’est pas le seul, même si nous nous y sommes ralliés. Il y a des capitalismes mixtes. La Corée, avec 50 millions d’habitants, donne l’exemple d’un l’État stratège que nous aurions pu demeurer si nous avions fait d’autres choix. Le Japon est aussi un État stratège, à sa manière : ses grands groupes ont colonisé l’État, constituant un agrégat qu’on pourrait appeler « Japan Incorporated ». La Chine s’est ouverte au marché mondial mais l’État que dirige le PCC garde un rôle central. Dans la période qui a suivi l’implosion de l’Union soviétique, après une privatisation chaotique, la Russie a d’abord été dominée par ses oligarques. Et comme elle avait une tradition d’État – contrairement à l’Ukraine – la Russie a entrepris, notamment avec Poutine mais avant lui avec Primakov, de reconstruire un État, autour de ce que Poutine appelait la « verticale du pouvoir ». Je vois quand même beaucoup d’horizontalités dans un système qui est assez compliqué. On ne peut pas dire que ce soit un miracle d’ordre… On a dit beaucoup de choses à propos de la Russie… mais j’observe que l’opposition y est quand même très divisée et qu’il n’y a pas actuellement de substitut au pouvoir de Vladimir Poutine, Président élu selon la Constitution de 1993 et qui fait consensus en Russie. Les élections lui ont donné 63 % des suffrages ; les sondages, paraît-il, lui donneraient aujourd’hui davantage. Il n’y a pas d’opposition qui puisse prendre la suite, même si, dans certains cas, une opposition peut s’affirmer, comme à Iekaterinbourg où le parti de Mikhaïl Prokhorov, « Plateforme civique », est devenu majoritaire.
Sur l’Ukraine nous nous trouvons à la fois instrumentés et victimes de nous-mêmes. Instrumentés parce que, de toute évidence, l’Europe, pas plus que l’Ukraine et pas plus que la Russie, n’ont intérêt à ce que la situation s’aggrave. Notre intérêt est de trouver un compromis possible sur des bases raisonnables : une certaine régionalisation, peut-être une neutralisation entre l’OTAN et la Russie, en tout cas une mise à niveau économique de l’Ukraine qui est un pays très endetté et qui pourrait parfaitement faire partie d’un espace de libre circulation de l’Atlantique au Pacifique. C’était d’ailleurs l’objet du partenariat Union Européenne-Russie (partenariat qui est en panne). Jean Cadet a cité en exemple la libéralisation des visas, on pourrait aussi parler du troisième paquet énergétique.
On peut remarquer également que dans le partenariat oriental [9], le grand pays qu’est l’Ukraine avec ses 45 millions d’habitants (par rapport à l’Arménie, la Moldavie etc.) a été traité indépendamment du partenariat avec la Russie alors que de toute évidence l’intrication économique de la Russie et de l’Ukraine est très grande ! Des dizaines de milliers d’entreprises de part et d’autre vendent dans le pays voisin ! Et qui connaît la réalité sait bien que beaucoup d’industries (l’industrie de l’armement, les hélicoptères etc.) ont leur base des deux côtés de la frontière.
Dans cette affaire ukrainienne, les institutions européennes portent une certaine responsabilité. Il n’y a pas eu de contrôle politique des grands États sur la Commission. On a laissé le Commissaire européen chargé de l’élargissement préparer cet accord sans prendre tous les contacts et toutes les précautions nécessaires pour veiller à ce que cela ne perturbe pas un équilibre entre l’Union Européenne et la Russie qui est et reste très souhaitable. Les Russes ont mis 15 milliards de dollars dans la balance là où l’Europe n’offrait que 560 millions de dollars à l’Ukraine. Les Russes ont abaissé le prix du gaz de manière très politique en supprimant la taxe à l’exportation, soit 100 dollars par millier de m3. Ils le relèvent aujourd’hui. Ce qui s’est passé après le report par Ianoukovitch de l’accord d’association avec l’Union Européenne fait partie d’un processus non contrôlé. D’un certain point de vue, Maidan est une révolution, on peut aussi y voir un coup d’État. L’accord du 21 février 2014 n’a pas été respecté. Dialectiquement, c’est à la fois l’un et l’autre.
On peut considérer que la réponse russe est mal ajustée. L’annexion de la Crimée peut être du point de vue russe un moyen de corriger une décision aberrante de Khrouchtchev mais constitue évidemment du point de vue de la légalité internationale une atteinte inacceptable, même si deux principes entrent en contradiction : d’une part le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des États et d’autre part le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Il y a entre l’Europe et la Russie des approches extrêmement différentes. Une certaine russophobie est très présente en France, ce que je pourrais développer longuement. Elle existe également dans d’autres pays mais pour des raisons essentiellement géopolitiques. En effet, la russophobie française n’a que des raisons idéologiques alors que d’autres pays (Pologne, Grande-Bretagne, Allemagne, États-Unis), ont ou ont eu des raisons très pratiques d’entrer en conflit avec la Russie.
L’Ukraine est un pays composite qui a lui-même plusieurs mémoires. Son histoire n’est pas la même à l’est et à l’ouest. À l’ouest il y a des territoires qui ont fait partie de l’Autriche-Hongrie, puis de la Pologne ou de la Roumanie et à l’est il y a des gens qui sont quand même très proches des Russes. Il se trouve que Belfort a été jumelée dans les années 1960 avec Zaporojie par un de mes prédécesseurs : je dois dire que, très longtemps, les habitants de Zaporojie ont été considérés comme des Russes ! Je constate aujourd’hui que ce sont des Ukrainiens…
Mon sentiment est que l’Europe n’existera que le jour où elle ne sera pas instrumentée, où elle saura se donner des objectifs qui lui permettront d’exister de manière relativement autonome, en tout cas conforme à ses intérêts.
Une Europe existant pour elle-même suppose qu’elle échappe aux vues des géopoliticiens, notamment américains. Tout le monde a lu « Le Grand échiquier » [10] où Zbigniew Brzeziński explique qu’il faut absolument empêcher la Russie de conserver l’Ukraine dans sa zone d’influence, car ce serait pour elle le moyen de reconstituer un jour son empire. Cela vaudrait un dégagement que j’ose à peine faire sous le contrôle des ambassadeurs ici présents. La Russie veut-elle réellement reconstituer l’URSS ? Ou n’a-t-elle simplement qu’un projet national ? Veut-elle seulement créer, comme l’a dit Poutine, un « grand État moderne » et respecté ? On cite volontiers un mot malheureux de Poutine : « La disparition de l’URSS est la plus grande catastrophe du XXème siècle ». Mais il a dit aussi : « Celui qui ne regrette pas l’URSS n’a pas de cœur, (ce qui, d’un point de vue russe, se comprend puisque 25 millions de Russes sont restés en dehors des frontières de la Russie) mais, ajoute-t-il, celui qui pense qu’il peut reconstituer l’URSS n’a pas de tête », ce qui n’est jamais cité, sauf par Dominique David dans une communication récente de l’IFRI.
Tout cela pour dire qu’il faudrait quand même que l’Europe essaye d’exister par elle-même et qu’elle comprenne que sa véritable dimension ne saurait exclure les pays de ce que Georges Nivat [11] appelle la « Troisième Europe », c’est-à-dire les pays européens qui faisaient partie du Pacte de Varsovie au titre de l’URSS. L’Ukraine, la Biélorussie, la Russie, sans doute aussi l’Arménie et la Géorgie qui sont incontestablement des pays de civilisation européenne. J’ajoute, comme Jean Cadet l’a dit, qu’il y a un tropisme européen très fort dans la jeunesse russe, qui regarde encore vers la France : 500 000 d’entre eux apprennent le français tandis qu’il n’y a que 15 000 russisants en France…
Je crois qu’il y a des compromis possibles. Il faut les chercher parce qu’une nouvelle guerre froide n’est ni dans l’intérêt de la France, ni dans l’intérêt de l’Europe, au sens réduit comme au sens large.
L’Europe dans tout cela ?
Il faudrait que l’Europe pense le XXIème siècle pour chercher à exister entre les États-Unis et la Chine. Une vue réaliste des choses devrait conduire les Européens à relativiser le poids de la Russie (140 millions d’habitants – un PNB de 1600 milliards de dollars) par rapport à la Chine (1400 millions d’habitants et 9000 milliards de dollars de PNB) et aux États-Unis (300 millions d’habitants mais 15 000 milliards de dollars de PNB). Vouloir isoler la Russie serait une grave faute du point de vue de l’idée européenne. L’Europe est-elle capable de penser un intérêt général européen ? Ou, au contraire, l’Europe n’est-elle déjà plus qu’une addition de pays voués à être des protectorats plus ou moins consentants… à l’exception peut-être de la France, mais elle a réintégré l’OTAN sans qu’on entende suffisamment sa voix comme le recommandait, dans un rapport récent, Hubert Védrine. Le vent de l’occidentalisme souffle très fort aujourd’hui. Or l’Europe ne doit pas se construire contre la Russie.
Je répondrai à M. Beffa qu’en effet il y a des choses à faire avec la Chine.
Les amendes astronomiques infligées à BNP Paribas et l’incroyable prétention de l’Administration américaine de mettre sous contrôle, pendant quinze ans, la principale banque française nous amènent à penser que si le traité transatlantique aboutit à transférer le règlement des litiges devant les juridictions américaines nous allons en prendre pour notre grade !
Il faut avoir l’esprit ouvert pour savoir comment nous pouvons rester indépendants, même si ce mot semble aujourd’hui faire peur à beaucoup.
Je passe la parole à Renaud Girard qui va nous apporter son questionnement et ses observations toujours pertinentes.
Renaud Girard
Je suis très heureux, M. le ministre, que vous m’ayez donné la parole. Mais je suis beaucoup moins expert sur ces régions-là que le panel ici présent.
J’ai récemment couvert les événements d’Ukraine et de Crimée en tant que reporter. Par une sorte de dilettantisme, l’Europe a manqué une chance extraordinaire de faire la paix en Ukraine :
Le mardi 18 février au soir, des amis m’appellent depuis l’Ukraine où tombent les premiers morts par balles. La journée du mercredi est assez dure. Il se trouve qu’un sommet franco-allemand se tient à Paris. Les Européens ont le bon réflexe : Fabius et Steinmeier, diligentés par leurs patrons respectifs, décident de partir au plus tôt pour Kiev où ils arrivent le jeudi matin. Ils sont reçus immédiatement par Ianoukovitch et les tirs cessent sur la place Maidan. Leur mission a un résultat concret immédiat, vérifiable avec les dépêches d’agences : à partir de 11h du matin, le jeudi 20 février il n’y a plus de morts sur la place Maidan. Les négociations se poursuivent toute la journée. Mais, de manière assez inexplicable, notre ministre des Affaires étrangères décide de partir pour Pékin où il devait préparer la visite du président chinois (et peut-être prévoir le menu du repas qui allait être donné au Trianon en son honneur…). Je pense que les autorités chinoises auraient très bien compris qu’il délègue son secrétaire général pour continuer à négocier, au vu et su de tout le monde, un accord extrêmement important. Au pied de l’avion, il laisse les journalistes sur une note pessimiste. En fait il se trompe : Steinmeier, l’Allemand et Sikorski, le Polonais vont négocier toute la nuit et à 7h un accord est obtenu. Après quelques heures de sommeil, à 13h30, la délégation se dirige vers Maidan avec Ianoukovitch pour faire accepter les dispositions de cet accord : le retour à la constitution de 2004, des élections anticipées et la formation immédiate d’un gouvernement d’union nationale. Courageusement, Steinmeier et Sikorski défendent cet accord devant les manifestants. Dernier round de négociation : l’accord est signé par tous les leaders de l’opposition ukrainienne, le fameux boxeur Klitchko, Iatseniouk, aujourd’hui Premier ministre et le chef du parti nationaliste Svoboda. À 16h, une photographie où on les voit tous immortalise cet accord miraculeux : non seulement il n’y a plus de morts à Kiev mais cet accord qui était impossible entre Ianoukovitch et son opposition est obtenu, il est signé ! Mais, étrangement, nos ministres n’ont pas compris qu’un accord de ce type doit se « baby-sitter » et ils décident de partir, de quitter le terrain, à la veille du week-end ! Ils n’ont pas retenu la leçon de Kissinger qui, après la guerre du Kippour, était resté des semaines au Proche-Orient pour « baby-sitter » les différents accords ou cessez-le-feu qu’il organisait. Dès que les ministres Steinmeier et Sikorski furent partis – Fabius était déjà en Chine – la foule commença à huer l’accord et il n’y avait personne pour dire aux chefs politiques ukrainiens : Vous avez signé un accord, il faut vous y tenir et conserver Ianoukovitch jusqu’à l’élection anticipée qui pourra le remplacer. à court terme, il fallait évidemment comprendre que Ianoukovitch était indispensable si l’on voulait maintenir l’unité de l’Ukraine. Après tout il avait remporté démocratiquement les dernières élections, non seulement présidentielles mais législatives, avec le quitus de toutes les ONG qui avaient vérifié la légalité de cette élection. On ne pouvait donc pas prétendre que Ianoukovitch ne représentait rien électoralement en Ukraine. D’ailleurs Fabius, revenu à Paris le samedi matin comprend que quelque chose se passe et s’inquiète dans une déclaration à la radio d’un possible éclatement de l’unité ukrainienne. Si nos ministres étaient restés, ils auraient pu convaincre la foule, qui les respectait, et les leaders politiques de se tenir à l’accord signé. Ils auraient pu se rendre à Moscou, où Poutine les aurait reçus, pour lui demander de signer l’accord que son émissaire avait paraphé. Et seraient-ils restés pour « baby-sitter » cet accord que le dimanche matin ils auraient pu empêcher la Rada, le parlement de Kiev, de voter cette mesure scélérate qui annulait le statut du russe comme deuxième langue officielle dans les régions russophones de l’est ! Ce vote de la Rada était un prétexte en or offert à Poutine pour susciter et exciter l’ire des russophones de l’est. C’est à partir de ce vote de la Rada que tout a dérapé. Poutine a cru que les Européens n’avaient pas été sincères. Il ne pouvait pas imaginer une seconde que les ministres européens avaient failli par dilettantisme et quitté la scène diplomatique pour aller passer le week-end dans leurs capitales respectives. Pour lui, ils avaient joué un double jeu avec la foule, ce qui n’était pas le cas. À Sotchi, il a convoqué sa vieille garde du KGB et a pris la décision, avec Serguiï Axionov, de fomenter le coup qui eut lieu le jeudi d’après, à l’aube, à Simféropol en Crimée.
C’est de ces petits détails que l’histoire est faite. Nous sommes passés à côté d’un deal qui aurait sans doute préservé l’unité politique de l’Ukraine.
Je vous remercie.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, M. Girard. Ce que vous venez de rapporter rejoint une observation plus générale que j’ai faite, c’est que l’Europe telle qu’elle est, avec ses vingt-huit gouvernements, ses vingt-huit commissaires, n’exerce pas un contrôle politique suffisamment approfondi sur sa relation politique avec la Russie, avec l’Ukraine, avec des voisins qui, pourtant, sont très importants pour elle. Nous touchons du doigt une réalité que les ambassadeurs ici présents pourront confirmer : il y a quand même un suivi politique très insuffisant de ce qui se passe dans les négociations UE-Russie. La Troïka a été une tentative méritoire d’échapper à cette malédiction des vingt-huit, qui est quand même un nombre très peu maniable, mais sans doute la Troïka elle-même montre-t-elle des signes de faiblesse. Je crois qu’il faut la renforcer et se garder d’abandonner la formule.
Jacques Warin
Je m’excuse de prendre la parole maintenant auprès de mes ex-collègues qui sont tous beaucoup plus compétents que moi sur la Chine et sur la Russie.
Je voudrais faire trois brèves observations concernant les convergences sino-russes possibles.
Jean Cadet a parlé d’une convergence entre la Chine et la Russie. S’il y a une convergence, c’est pour moi une convergence négative dans la manière dont est traitée la question des droits de l’homme. Je sais que ce mot est aujourd’hui un peu tabou mais c’est peut-être le moment de rappeler, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire des événements de la place Tienanmen, l’écrasement de la révolte démocratique des étudiants de Pékin et les 1200 morts et les 2000 à 3000 blessés, écrasés par les mitrailleuses et par les tanks de l’armée populaire chinoise. Le seul Premier ministre en Occident qui eût condamné cet acte assez contraire aux droits de l’homme fut à l’époque le Premier ministre de la France. C’est ce qui avait permis au modeste ambassadeur que j’étais en 1989 de déclarer dans une enceinte multilatérale, reprenant les paroles de Michel Rocard, que les Chinois s’étaient rendus coupables d’un crime contre l’humanité. Certes les Russes n’ont pas atteint un pareil niveau d’atrocité et si, dans les vingt-cinq dernières années, il y a eu un certain nombre d’atteintes aux droits de l’homme, de dissidents brutalement réprimés et de journalistes assassinés, rien n’a jamais atteint le degré de violence et de brutalité de la Chine. Mais il y a là quand même une convergence négative.
En revanche, je suis frappé par la profonde divergence dans le traitement des minorités nationales, ethniques ou linguistiques. Comme le rappelait Dominique David, la Chine est plus petite aujourd’hui que du temps de l’empire des Jin, de même que l’empire russe est devenu plus petit qu’il ne l’était du temps des tsars et a fortiori du temps de l’Union soviétique.
Les Russes sont donc tentés d’utiliser les minorités russes qui vivent à l’extérieur de leurs frontières actuelles pour déstabiliser certains pays. On a beaucoup parlé de l’Ukraine mais nous pensons aussi à ce qui s’est passé en Géorgie il y a quatre ans. On peut penser à la Moldavie possiblement, à la Lettonie et l’Estonie où vivent des minorités russes très importantes. On peut se demander ce qui pourrait arriver si les Russes faisaient état de violations des droits de l’homme massives et répétées en Lettonie et en Estonie. En effet, les Lettons et les Estoniens d’origine russe ne sont pas traités de la même manière que les nationaux.
La Chine est dans une position beaucoup plus défensive car des minorités chinoises très importantes sont disséminées dans le monde entier (elles se comptent par dizaines de millions) jamais la Chine n’a évoqué la moindre prétention sur ces minorités chinoises en Birmanie, en Thaïlande, à Singapour etc. En revanche elle est dans une position défensive dans les deux grandes provinces chinoises que sont le Tibet et Sin-Kiang. On a beaucoup parlé du Tibet pendant ces vingt-cinq dernières années mais le Sin-Kiang devient beaucoup plus inquiétant aujourd’hui. Des événements très graves se sont déroulés à Ouroumtsi encore l’année dernière, avec un véritable pogrom antichinois suivi d’une répression féroce de l’armée populaire chinoise. On voit là que les Chinois sont dans une position délicate. Ils pourraient assimiler tout cela à la lutte contre le terrorisme, se retrouvant avec les Russes pour lutter contre le terrorisme islamiste en Tchétchénie et au Sin-Kiang (les Ouïgours sont musulmans). Une collusion est possible ou plutôt des retrouvailles finales entre la Chine et la Russie dans cette lutte contre l’islamisme qu’ils ne seront pas les seuls à mener car même en Occident beaucoup de drapeaux se lèvent aujourd’hui pour lutter contre l’islamisme.
Merci.
Pascal Mas
Je suis le conseiller de Monsieur le ministre-représentant de la république du Tatarstan en France. Monsieur vient d’évoquer l’islam. En effet, le « Ouïgourstan » (Xīnjiāng) est une province très turbulente qui a des relations avec le Tatarstan puisque les Ouïgours et les Tatars sont de la même branche ethnique. Il y avait jusqu’à il y a une quinzaine d’années des relations directes entre Kazan et Ouroumtsi. Le mot de péril islamique ne convient pas pour la Russie. En effet, l’islam en Russie n’est pas une religion étrangère mais une religion endémique. Le Président Poutine a l’habitude de recevoir les oulémas et il utilise à l’occasion la proximité de certains peuples russes musulmans comme les Tatars pour faire de la diplomatie parallèle avec des pays arabes et avec des pays musulmans comme la Malaisie.
Il y a aux États-Unis une diaspora chinoise nombreuse et ancienne qui a toujours gardé des relations avec la mère-patrie. Il en est de même avec les autres diasporas d’Asie du sud-est. En Indonésie, ce sont les Chinois indonésiens qui maîtrisent la plus grande partie de l’économie, de même en Malaisie et à Singapour qui est une petite Chine en soi.
Je crois que le développement des relations entre la Chine et la Russie est plus facile actuellement. Cela a été mentionné par Messieurs les ambassadeurs, notamment à propos du voyage triomphal de Poutine à Shanghai et à Pékin. Mais j’ai l’habitude de dire que l’aigle russe a deux têtes qui regardent dans des directions opposées : l’une à l’est, l’autre à l’ouest. Comme l’ouest crache sur son bec, il regarde de l’autre côté et va faire des affaires avec des gens qui ne le dénigrent pas. Et lorsque Poutine mène pacifiquement un processus comme la réintégration de la Crimée en tant que sujet de la Fédération de Russie, les premiers pays à lui envoyer un message de sympathie et de félicitations sont la Chine et l’Inde…
Alain Dejammet
… qui s’abstiennent à l’assemblée générale des Nations unies lorsque la question est soulevée, malheureusement !
Dans la salle
Je rappelle que les États-Unis étaient prêts à faire la guerre nucléaire quand les Russes ont essayé d’installer des fusées à Cuba. À l’heure actuelle on est dans la même situation. L’avancée du « Pacte atlantique » aux frontières de la Russie fait qu’à l’heure actuelle la Russie d’Europe est indéfendable face aux fusées américaines. J’ai été surpris de ne pas voir cette hypothèse évoquée dans les exposés de ce soir.
Au moment où les États-Unis avaient décidé de bombarder les digues qui protégeaient Hanoï, un des bombardiers B 52 qui avaient essayé de passer avait été abattu, d’autres endommagés : les Russes venaient de donner l’autorisation au Vietnam d’utiliser ses armes… En cinq ou dix minutes tous les bombardiers avaient fait demi-tour et quitté le théâtre, sans doute sur un ordre qui venait de très loin.
Au dernier moment Obama a renoncé à intervenir en Syrie. A-t-il eu peur d’un conflit nucléaire avec la Russie, non directement mais par enchaînement ? C’est la raison pour laquelle la situation à l’heure actuelle aux frontières de la Russie et de l’Ukraine est explosive. Sur les chaînes russes qui diffusent en anglais, on voit apparaître des généraux de quarante-cinq ans qui sont prêts à en découdre…
Je suis très surpris de voir l’attitude incroyable de l’Europe : l’autre jour j’ai lu que Mme Merkel essayait d’arrimer la Géorgie et l’Abkhazie à l’Europe…
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur. Je crois quand même devoir rappeler que la France et l’Allemagne se sont opposées en 2006 à une procédure de préadhésion de l’Ukraine à l’OTAN et je ne sache pas que les positions aient varié sur ce sujet. J’ajoute que les États-Unis, à ce stade, n’ont pas manifesté l’intention d’étendre l’OTAN jusqu’à l’Ukraine même s’ils n’ont pas fait de déclaration en sens inverse. L’Ukraine, évidemment est un enjeu géopolitique entre les États-Unis et la Russie. Je pense que les Russes ont tendance à voir dans l’extension de l’Union Européenne la préfiguration d’une extension de l’OTAN. Mais je dois rappeler que même si le commissaire européen Olli Rehn a évoqué la perspective d’une adhésion de l’Ukraine à l’U.E., celle-ci avait été formellement écartée par un Conseil européen il y a quelques années, où il était dit explicitement que l’Ukraine n’avait pas vocation à intégrer l’Union Européenne. Alors je pense que sur les bases que j’ai rappelées tout à l’heure : régionalisation, neutralisation, remise à niveau économique, un compromis devrait être trouvé.
Je voudrais remercier très chaleureusement tous les intervenants ainsi que toutes les personnes qui ont assisté à ce colloque vraiment passionnant. J’ose espérer que le concours des experts ici réunis contribuera à éviter que se rallume une nouvelle guerre froide. Il y a place pour la politique et pour le compromis.
Merci.
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[1] Le Liáoníng (du nom de la province où il a été rénové), est le premier porte-avion en service de la marine chinoise. La construction de ce bâtiment de 300 m avait été lancée en 1985 par l’URSS. Après maintes péripéties, il a été restauré, complété, modernisé et enfin réarmé par la marine chinoise.
[2] En 2004, lors d’un déplacement en Chine, Jacques Chirac a demandé la levée de l’embargo de l’Union européenne sur la vente d’armes à la Chine, provoquant le courroux des ONG américaines comme Human Rights in China (HRIC).
[3] Jean Cadet a été ambassadeur de France en Russie de 2003 à 2006
[4] En 2013, Total annonce la décision finale d’investissement du projet onshore Yamal LNG en Russie dans lequel le Groupe détient une participation directe de 20 %.
En mai 2014, Total signe avec la compagnie russe Lukoil un accord finalisant leur coopération en vue d’une future exploitation commune du pétrole de schiste sur la formation de Bajenov en Sibérie occidentale.
[5] Le pétrolier russe Rosneft a racheté en 2012 la totalité de la coentreprise TNK-BP, faisant du groupe public le premier producteur d’or noir coté en Bourse dans le monde. Troisième producteur russe de pétrole, TNK-BP avait été créé en 2003 par BP et le consortium d’oligarques russes Alfa Access Renova (AAR).
[6] En mai 2014, l’opérateur russe de gaz naturel Yamal LNG, dans lequel Total détient une participation, signe un contrat de livraison de gaz avec China National Petroleum Corp. (CNPC).Dans le cadre de cet accord, Yamal fournira trois millions de tonnes de gaz naturel liquéfié par an à CNPC pendant 20 ans. Le projet Yamal prévoit la construction d’une usine de gaz naturel liquéfié dans le nord de la Russie. Il est détenu par Novatek (NVTK.MZ), premier producteur de gaz russe indépendant, à hauteur de 60%, par le chinois CNPC, qui en détient 20%, et par Total, qui détient également un intérêt de 20%.
[7] Le choc des empires, Jean-Michel Quatrepoint, coll. Le débat, éd. Gallimard, mars 2014.
[8] Voir le colloque « La Cour de justice de l’Union Européenne », organisé par la Fondation Res Publica le 11 février 2013.
[9] Lancé en 2009, le partenariat oriental est une initiative commune de l’UE, des États membres et des pays partenaires d’Europe orientale et du Caucase du Sud (Arménie, Azerbaïdjan, Biélorussie, Géorgie, République de Moldavie et Ukraine). Il permet aux pays partenaires intéressés de se rapprocher de l’UE en renforçant leurs liens politiques, économiques et culturels avec elle.
[10] Le Grand échiquier (The Grand Chessboard : American Primacy and Its Geostrategic Imperatives), Zbigniew Brzeziński, coll. Pluriel, éd. Hachette Littérature, 1997.
[11] Ukraine : vers une troisième Europe ?, article de Georges Nivat (Historien, enseignant à l’université de Genève) paru dans Le Monde le 22.03.2014.
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Le cahier imprimé du colloque « Etats-Unis – Chine : quelles relations ? Et la Russie dans tout cela ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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