Chine, Occident, deux visions de la mondialisation

Note de lecture du livre de Régis Debray, essayiste, philosophe et médiologue, et de Zhao Tingyang, figure intellectuelle chinoise et professeur de philosophie à Harvard « Du ciel à la terre. La Chine et l’Occident » (Les Arènes ; 2014), par Paul Zurkinden.

Régis Debray et Zhao Tingyang proposent, dans cet échange épistolaire qu’ils ont décidé de publier, un regard croisé sur la vision du monde qu’entretiennent la Chine, puissance montante, et l’Occident, lentement déclinant. À l’occasion d’un échange de vues sur les problèmes que traversent à la fois la Chine et l’Occident, le but est de jeter un pont entre les civilisations. Abordant une myriade de sujets, tous cousus autour du fil rouge des nouveaux défis qu’apportent le rapprochement des continents et des cultures, ces lettres abordent successivement des thèmes aussi variés que la crise économique, la métaphysique, la modernité, la révolution.

C’est en effet sur ce dernier thème que débute l’échange, les deux intellectuels ayant été confrontés de manière opposée à ce concept : Régis Debray, combattant durant sa jeunesse au côté de Che Guevara et lui fournissant une doctrine politique ; et Zhao Tingyang, ayant connu la cruauté de la révolution culturelle chinoise. L’un se battant pour un idéal révolutionnaire, l’autre connaissant la terreur de ce qui peut en suivre. Zhao Tingyang écrit ainsi de la révolution à l’ère moderne qu’elle « essaie de transformer la réalité par la force en suivant un idéal, mais la réalité de la nature humaine, décevante, a toujours conduit, in fine, les révolutions à l’échec. La révolution peut changer beaucoup de choses, sauf la nature humaine. C’est ce paradoxe qui la rend ontologiquement tragique. » [1] Cette différence de vécu entre les deux auteurs marque la suite de leurs échanges et distingue aussi, ce qui semble d’un côté être un mode de pensée occidental moderne – guidée par l’idéal, la passion, la volonté de se déterminer soi-même – et un mode de pensée chinois semblant très largement s’articuler autour de la rationalité, du systématisme et du nécessaire. Tombant d’accord sur le constat que la révolution laisse, au bout d’un certain temps, nécessairement la place à la nature et aux intérêts humains (la révolution mange ses enfants), les deux intellectuels en tirent toutefois des conséquences opposées en ce sens que pour Zhao Tingyang, cette tragédie de révolution doit conduire à vouloir l’éviter, tandis que pour Régis Debray « Rien ne [lui] enlèvera de l’idée que le credo communiste, avec ses diverses chapelles, a eu l’immense mérite d’incarner, autour du mythe Révolution et pendant une centaine d’années un essai de culture commune et transfrontière. […] [Il] attache toujours beaucoup de prix à ce qui peut faire lien entre les hommes, les tribus et les continents, de l’Est à l’Ouest et du Nord au Sud. » [2] L’idéal révolutionnaire devient une fin en soi, une sorte de mystique qui serait autant nécessaire à l’Homme que la respiration.

Le Tianxa, un gouvernement antiimpérialiste au niveau mondial

Cette opposition concernant l’attitude à adopter face aux révolutions est symptomatique de la différence de point de vue qui existe entre les deux intellectuels et qui se cristallise autour du débat sur les suites souhaitables de la mondialisation. Penseur audacieux, Zhao Tingyang avance l’idée d’un gouvernement mondial calqué sur le mode de gouvernement tel que décrit dans la tradition philosophique chinoise à partir de la dynastie Zhou, il y a trois mille ans : le système universel du Tianxa (« tout ce qui est sous le ciel »). « [Il] a établi un système universel […] dont la nature politique fondamentale est d’être un système mondial bâti sur un réseau ouvert au monde. Bien qu’il ne recouvrît qu’une partie de la Chine actuelle, ce système politique pouvait, sur le plan théorique, englober toutes les cultures et toutes les nations dans une même famille mondiale. Sur le plan pratique, il était formé d’un pays noyau et de centaines de pays membres ou duchés (zhuhou). Chaque pays était doté d’un grand pouvoir comparable ; chacun bénéficiait d’une grande autonomie ; le pays noyau était responsable de la régulation des relations politiques de l’ensemble du système et des intérêts communs. » [3] Ce système d’équilibre entre nations jouissant d’une relative autonomie, mais n’étant pas pour autant indépendant permettrait ainsi de résoudre les peurs de la mondialisation en créant une « harmonie » [4] entre nations qui donnerait une garantie de la conservation des cultures et modes de vie des différents pays. Largement opposé à une mondialisation qui aurait une vocation impérialiste de diffusion de la culture et des pratiques dominantes, tel que c’est le cas sous nos latitudes, Zhao Tingyang dans sa proposition de gouvernement mondial, s’il conçoit bien l’existence d’un hegemon fixant les normes de la mondialisation, n’assigne cependant pas à cet hegemon un rôle de domination culturelle, mais bien au contraire celui de respecter et de maintenir une biodiversité des cultures. En somme, le nationalisme chinois, serait, dans son essence même, mondialiste [5].

Le concept du Tianxia est une parabole de ce en quoi la philosophie chinoise diffère de la philosophie occidentale car elle se saisit bien plus de ce qui relie, plutôt que de ce qui se distingue. « Nous, depuis la Grèce antique, nous avons pris l’habitude […] de dédoubler le monde, en cloisonnant le sensible et l’intelligible, le matériel et le spirituel, le trivial et le noble, alors que vous faites circuler l’un dans l’autre ces deux compartiments chez nous étanches, avec une souplesse aussi malicieuse que pragmatique. » [6] écrit ainsi Régis Debray. Cette tendance à voir ce qui unit, lie et rapproche est d’ailleurs à mettre en lien avec le fait que la philosophie chinoise est bien souvent considérée comme « féminine » [7] dans ce qu’elle traite de ce qui rassemble harmonieusement au lieu de traiter de ce qui distingue.

Régis Debray, sceptique, donne la prime au gouvernement des hommes sur l’administration des choses. [8]

Or, c’est précisément sur cette tendance à vouloir unifier les choses que Régis Debray semble sceptique à l’égard de la vision du monde chinoise et particulière du concept de Tianxia. « S’il peut exister, un jour, une civilisation mondiale, ce ne peut être que moyennant la coexistence de cultures originales, donnant lieu à toutes sortes de coalitions mais aussi de confrontations. Pour vous, en résumé, c’est le manque d’unité qui est à déplorer ; pour moi, c’est l’excès d’unité, l’uniformité ou l’indistinction. La sauvegarde de ce que Lévi-Strauss appelait nos ‘écarts différentiels’ devient un enjeu crucial. » [9]

Scepticisme ensuite, à l’égard de concepts qu’il considère comme difficilement applicable et donc non réalistes, peignant au passage un portrait peu reluisant des inventeurs de concepts hors sol, tels qu’Habermas « ce doux universitaire qui a cru qu’on faisait une patrie avec une constitution, sans territoire, sans langue et sans mémoire » [10]. Si le concept de Tianxia est certes fort séduisant, il ne semble pratiquement que difficilement envisageable (qui gouverne dans un gouvernement mondial ? comment éviter des rapports de force ?). De plus, il pose le problème de ce qu’une constitution mondiale – outre qu’elle pose la question du demos – serait une règle gravée dans le marbre, infranchissable et nierait les dynamiques propres à l’histoire. Et Régis Debray de conclure : « Je tiens pour fort enviable votre idéal d’harmonie, paix et prospérité, mais je ne peux me défaire d’une lecture de l’histoire qui court de Héraclite à Marx en passant par Hegel : toute réalité collective est instable et en déséquilibre, aucun ordre établi, même s’il se dit révolutionnaire, n’est intouchable ou immuable. Pourquoi ? Parce qu’il abrite une inégalité, une contradiction interne (entre dominants et dominés, par exemple), qui le met en mouvement. Ce conflit permanent (« le travail du négatif ») lui sert de moteur. Il n’est pas seulement destructeur, il est stimulant. » [11]

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[1] Debray, Régis, Tingyang, Zhao, Du ciel à la terre, Éditions des Arènes, Paris, 2014 : page 14.
[2] Ibidem, pages 39-40.
[3] Ibidem, pages 54-55.
[4] La notion d’harmonie, en chinois he, est un concept traduisant en philosophie chinoise le fait de « chercher à construire des relations complémentaires optimales entre les diversités » (Entre ciel et terre, page 137). Pour Jean-Paul Tchang, ce concept a quelque chose d’inquiétant car une société harmonieuse est entièrement tendue « vers la « petite prospérité » pour tous et la construction d’une société harmonieuse, permettrait le cas échéant toutes les dérives autoritaires. » (Qu’est-ce que le communisme chinois ?, Fondation Res Publica
[5] [Zhe, Ji, Tianxia, retour en force d’un concept oublié]url: http://www.laviedesidees.fr/Tianxia-retour-en-force-d-un.html, La vie des idées, 3 décembre 2008.
[6] Du ciel à la terre, page 194.
[7] Ibidem, page 194.
[8] Expression du comte de Saint-Simon.
[9] Du ciel à la terre, page 72.
[10] Ibidem, page 116.
[11] Ibidem, pages 80-81.

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