Intervention de M. Robert Ophèle, sous-gouverneur de la Banque de France, au colloque « La réforme bancaire : pomme de discorde ? » du 23 juin 2014.
Je suis persuadé que M. Ophèle nous montrera que beaucoup de raffinements sont envisageables avant d’en arriver aux extrémités que je viens de rappeler… qui n’ont d’ailleurs pas été utilisées.
Robert Ophèle
Je voudrais aborder la problématique sous un angle franco-français.
Nous avons connu une évolution réglementaire très lourde au cours des dernières années et ce n’est pas terminé.
Comment cet ensemble de réglementations, qui bouleverse en profondeur l’organisation du système financier, influera-t-il sur l’évolution de notre système bancaire dans les années qui viennent ?
Je me permets de souscrire à ce que disait M. Pollin tout à l’heure : les entreprises françaises sont aujourd’hui celles qui ont l’accès au crédit (au sens large) le plus facile de la zone euro. La France est le pays de la zone dans lequel, tant au regard du taux de réponses positives qu’au regard du prix (le taux d’intérêt auquel ces demandes sont satisfaites), les choses se passent le mieux. Mieux qu’en Italie et en Espagne et même mieux qu’en Allemagne. En termes de crédit bancaire la France est également le pays de la zone euro où les entreprises ont l’accès le plus facile à l’endettement de marché. L’endettement de marché des entreprises non financières françaises, c’est en gros 60 % de leur endettement bancaire en France (c’est 15 % en Allemagne, 15 % en Italie, 5 % en Espagne). La France est le pays dans lequel les besoins sont les mieux couverts, même si tout n’est pas parfait.
Pourtant ce modèle va profondément évoluer dans l’avenir. Il est déjà en train d’évoluer fortement.
La France présente en effet un certain nombre de caractéristiques :
Du fait que nous n’avons ni fonds de pensions ni fonds souverains importants, nous finançons les besoins à long terme par une transformation de ressources à court terme. L’épargne réglementée en est une bonne illustration dont une partie est centralisée à la Caisse des dépôts. Ce système permet de financer des emplois à long terme par le fonds d’épargne de la Caisse des dépôts à partir d’une épargne à vue réglementée (Livret A, LDD etc.).
La deuxième caractéristique française réside dans ses modalités d’intermédiation. La transformation de ressources courtes en emplois longs ne se fait pas directement dans les livres des banques entre les dépôts des ménages et les crédits aux entreprises ou à long terme. En France, les ménages ne déposent que peu leur épargne dans les banques. L’assurance-vie, qui représentait il y a vingt ans 50 % des dépôts des ménages dans les banques, représente aujourd’hui 125 % de ces dépôts. L’assurance-vie capte l’essentiel de l’épargne des ménages. Les ménages français sont ainsi débiteurs nets du système bancaire. Ce ne sont donc pas les dépôts des ménages qui financent les crédits aux entreprises. Les assureurs investissent et ils achètent du papier émis par les banques. L’intermédiation se fait par ce biais avec des ressources de marché. C’est par le détour de l’assurance-vie que se fait le bouclage.
Or toutes les réglementations d’aujourd’hui pointent pour favoriser dans le bilan des banques un adossement des crédits à des dépôts de ménages. Et les réglementations de la liquidité ont même une tendance assez naturelle à faire de la « dé-transformation » : le crédit court aux entreprises devra être financé par des ressources de marché plus longues. La raison en est simple : les crédits consentis aux entreprises, même courts, devront être renouvelés parce que les ressources de marché peuvent se tarir, le marché peut se détourner.
La tentation est de favoriser la désintermédiation, soit en abolissant le monopole bancaire du crédit et en permettant à tous les agents de financer les besoins des emprunteurs, soit en favorisant la titrisation, c’est-à-dire la vente des crédits à des investisseurs institutionnels. Ces deux mouvements que l’on voit à l’œuvre aujourd’hui, vont du crowdfunding (financement participatif désintermédié) à la relance de la titrisation ou à l’investissement direct dans des crédits aux entreprises par un certain nombre d’assureurs ou de caisses de retraite.
Ces mouvements sont potentiellement dangereux.
En effet, faire du crédit, c’est prendre des risques et quand on ne sait pas analyser le risque, quand on n’est pas outillé pour le faire, on tombe dans l’anti-sélection (les banques gardent les bons crédits, les mauvais vont à qui veut les acheter). C’est de cette manière que se forment les « bulles » qui mènent à la catastrophe.
Nous devons donc amorcer ce mouvement de façon extrêmement prudente et nous munir d’un certain nombre de garde-fous. En effet, assurer le crédit aux entreprises est quand même le métier des banques. Mais le fait qu’elles gèrent leurs comptes courants leur donne un avantage, une asymétrie d’information extraordinaire (quand on gère un compte, on est informé avant tout le monde quand son titulaire rencontre des problèmes). Cette asymétrie d’information ne doit pas se transformer en une anti-sélection où les particuliers, les caisses de retraite etc., prendraient les mauvais risques, les banques se réservant les bons. Tout cela doit être extrêmement encadré et je me félicite que la France ne s’engage que très prudemment dans cette voie-là.
Le deuxième point que j’évoquerai est le problème de la résolution.
Comment gérer « proprement » un défaut bancaire sans que ce défaut entraîne une crise générale du système financier et sans que l’État se voie contraint de faire des chèques extraordinairement importants pour éviter la transmission du défaut à un cercle trop étendu ?
C’est un sujet très compliqué. Un certain nombre de principes ont été posés mais il faudra probablement 10 ans avant que nous puissions maîtriser le process.
La France est particulièrement concernée parce qu’elle concentre les établissements les plus importants, ceux dont la résolution des crises serait la plus difficile à gérer.
L’une des difficultés est l’harmonisation entre les règles nationales, les règles de la zone euro, les règles de l’espace économique européen et les règles mondiales.
L’Europe finalement s’est accordée sur des règles, avec la BRRD (Bank Recovery and Resolution Directive) selon laquelle, au-delà des fonds propres, les fonds qui ne sont garantis ni par un système d’assurance de dépôt ni par des collatéraux pourront être utilisés pour couvrir des trous. Ce principe est contesté au niveau international car il y a doutes sur le fait qu’on puisse effectivement recourir à l’argent d’un créditeur senior. On avance la solution de couches de ressources subordonnées, constituées non de dettes senior [1] standard mais de dettes qui ont en soi une clause de subordination afin que personne ne soit surpris si on les actionne. Deux logiques difficilement conciliables se télescopent. La BRRD concerne tous les établissements de crédit européen tandis qu’au niveau international on ne traite que des grands établissements. Il est difficile de trouver la bonne solution.
Le plan de résolution d’un grand établissement, comme ceux que nous connaissons en France, est extrêmement compliqué. La séparation permet de faire des « boîtes » indépendantes, ce qui facilite la tâche de la résolution. Mais cela ne signifie pas que ces boîtes doivent être étanches entre elles. Simplement, cela permet d’isoler donc de vendre plus facilement une partie de l’activité.
Tout le travail en cours consiste à mesurer exactement, sous-activité par sous-activité, à documenter, grande banque par grande banque, ce qui est dans l’ensemble des boîtes qui travaillent à la BFI (banque de financement et d’investissement) [2]. C’est un travail long que nous avons entrepris depuis déjà 2 ans. Si nous avions dû attendre la règle européenne, nous aurions perdu 5 ou 6 ans. Quelle que soit la décision finalement prise au niveau européen, le jour où elle s’appliquera, le travail que nous avons engagé restera quelque chose d’extrêmement positif qui, quoi qu’il arrive, aidera à résoudre les questions de résolution d’établissements de très grande taille.
Les banques françaises, les plus grandes de la zone euro, ont une organisation juridique très particulière. Nous avons en France le réseau de banques mutualistes et coopératives le plus important de la zone. Or la résolution de la crise d’une banque mutualiste n’a rien à voir avec celle d’une banque cotée sur les marchés.
Leur organisation interne est aussi originale. Dans une organisation à l’américaine, une holding peut n’avoir aucune activité si ce n’est détenir du capital, des fonds propres, et assurer le financement des boîtes qu’elle chapeaute. Dans le modèle français, les têtes de groupes sont des banques de plein exercice, ce qui complexifie ces exercices théoriques de résolution. C’est un point sur lequel nous devrons réfléchir en France : on peut tout séparer mais de quoi faisons-nous dépendre toutes ces boîtes ?
C’est une problématique en soi et je crois que nous avons fait un pas très important dans la bonne direction. Poursuivons jusqu’au bout en observant comment les choses évoluent sur ce plan particulièrement sensible.
Jean-Pierre Chevènement
Vous nous avez convaincus, Monsieur Ophèle, que des pas avaient été faits dans la bonne direction. Vous souhaitez que nous allions jusqu’au bout. Mais combien de pas encore faudra-t-il faire pour aller jusqu’au bout ?
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[1] Une dette senior est une dette ordinaire ; elle se distingue d’une dette junior ou subordonnée dont le remboursement vient seulement après celui de la dette senior en cas de liquidation de l’emprunteur.
[2] Les BFI (banques d’investissement et de financement) sont les secteurs (organisés sous forme de département interne ou de filiales) qui abritent les opérations de marché et les opérations de crédits pour les grandes entreprises ; elles sont usuellement distinguées des banques de détail constituées des réseaux d’agences orientées vers les clientèles de proximité (ménages, PME, collectivités locales…).
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Le cahier imprimé du colloque « La réforme bancaire : pomme de discorde ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation
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