De la Françafrique à l’AfricaFrance

Intervention de M. Antoine Glaser, spécialiste de l’Afrique. Ancien directeur de la Lettre du Continent. Auteur de plusieurs ouvrages dont « AfricaFrance. Quand les dirigeants africains deviennent les maitres du jeu » (Fayard, 2014), au colloque « Que peut faire la France en Afrique subsaharienne » du 15 décembre 2014.

Je crains d’être beaucoup moins structuré que Georges Courade.

Je dois tout d’abord avouer que j’ai longtemps hésité à intervenir dans ce colloque. Je ne suis en effet, ni responsable politique, ni analyste, ni chercheur et ce n’est pas, à mon avis, le rôle du journaliste de répondre à la question « Que peut faire la France en Afrique subsaharienne ? »

Toutefois après avoir analysé, décrypté et commenté, pendant plus de quarante ans, la politique africaine de la France, je suis devenu – à mon corps défendant – une sorte de spécialiste de la « Françafrique ».

La Françafrique, un terme qui a deux acceptions :
– celle de l’ancien président Félix Houphouet-Boigny et de Jacques Foccart, le « Monsieur Afrique » du général de Gaulle. Tous deux croyaient sincèrement à une communauté de destin entre la France et l’Afrique.
– Et la seconde, la Françafrique de tous les réseaux affairistes, critiquée par un certain nombre d’associations des droits de l’homme qui dénoncent les relations incestueuses entre certains dirigeants africains et leurs réseaux d’influence en France.

Je ne vais pas m’éterniser sur cette période révolue. Je crois toutefois qu’il n’est pas possible de comprendre les difficultés de la France à engager un nouveau type de relations et un dialogue équilibré avec ce continent sans rappeler ce qu’a été la période si particulière de la guerre froide qui a suivi les indépendances africaines.

De 1960 jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989, la France a vécu dans ses anciennes colonies d’Afrique occidentale et centrale une période historique singulière, atypique : la mise en place d’un système – totalement intégré – politique, militaire, diplomatique, économique et financier.

Comme tout système, il avait sa propre cohérence interne.

Au plan politique : un certain nombre de dirigeants africains avaient été ministres ou députés en France avant les indépendances (je pense au président sénégalais Léopold Sédar Senghor ou le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny). Tous avaient baigné dans l’histoire de France et sa politique assimilationniste.

Sur le plan militaire et stratégique, des clauses secrètes dans les accords de défense garantissaient à la France l’accès prioritaire à des matières premières, en particulier pétrolière et minières, comme l’uranium. En contrepartie, l’ex-métropole garantissait aux dirigeants africains, qu’elle avait souvent cooptés, leur maintien au pouvoir.

Au plan diplomatique, la France bénéficiait aux Nations Unies d’un bloc de 14 voix qui ne lui faisaient jamais défaut. Ces voix d’Afrique sub-saharienne lui ont permis de poursuivre ses essais nucléaires dans le Pacifique ou d’écarter, par exemple, les résolutions proposées par les Américains condamnant la France pour la guerre d’Algérie.

Au plan économique, pendant près de trente ans, les entreprises françaises ont évolué dans un espace hyper protégé. La concurrence était très faible : au nom de la lutte contre l’implantation de l’Union soviétique en Afrique, les alliés occidentaux de la France lui laissaient le contrôle des marchés de ses anciennes colonies. L’aide était liée : tous les projets financés par la France en Afrique étaient attribués de facto aux entreprises tricolores. La Zone franc, avec le franc CFA d’avant la dévaluation de janvier 1994, permettait aux entreprises françaises de transférer librement leurs bénéfices avec une parité fixe. De même, les conventions d’établissement signées avec les États africains leur étaient extrêmement favorables, en matière fiscale notamment. Enfin, ces entreprises ont longtemps vécu en situation de monopole avec des clauses de protection de leurs industries. Le moindre petit problème que rencontraient ces entreprises se réglait dans la journée par un coup de fil de l’ambassadeur de France au président du pays concerné.

Bref, un certain nombre de ces entreprises se sont longtemps crues chez elle dans les pays africains et ont eu du mal à prendre la mesure de la nouvelle donne sur le continent : l’arrivée des puissances émergentes, en particulier chinoise, indienne et turque et, surtout, l’ouverture des marchés à leurs alliés traditionnels européens et américains. D’autant qu’au moment où les pays occidentaux arrivaient au bout d’une décennie d’annulation des dettes des pays africains, ces derniers se ré-endettaient auprès de la Chine.

Et ce n’est plus une aide au développement à l’étiage qui peut changer la donne.

Au cours de la dernière décennie, la France a perdu environ la moitié de ses parts de marchés, que ce soit dans les pays du Maghreb ou en Afrique subsaharienne. Ils ont été réduits de moitié, de plus de 10% à 5%, même si en volume les exportations globales augmentent en raison de la croissance de certains pays. Mais même l’Allemagne, 4ème exportateur vers ce continent, est passée devant la France.

Pour toutes les statistiques et la perte d’influence de la France en Afrique, je vous renvoie à l’excellent rapport d’information des sénateurs Jeanny Lorgeoux et Jean-Marie Bockel (« L’Afrique est notre avenir ») paru en octobre 2013 ainsi que celui d’Hubert Védrine, commandé en décembre 2013 par le ministère de l’économie et des finances (« Un partenariat pour l’avenir »).

Tout y est. Comme le dit si bien Védrine, non sans euphémisme : « la France ne semble pas avoir totalement pris la mesure du nouveau contexte africain, ni de la bataille économique qu’elle doit y livrer ». L’ancien ministre des Affaires étrangères pointe du doigt, entre autres, la désastreuse politique des visas qui fait fuir les hommes d’affaires et les étudiants vers d’autres horizons ainsi que le mépris de la diaspora africaine en France.

J’irai plus loin. La France a aussi sans doute sous-estimé des dirigeants africains qui, même dans son pré carré, n’étaient déjà plus depuis très longtemps dans un rapport de dépendance. Loin d’être des pantins et des « béni-oui-oui », ils ont, plus souvent qu’on ne le croit, su manœuvrer et instrumentaliser leurs interlocuteurs à Paris, au-delà même de leurs propres réseaux d’influence. Et aujourd’hui, ils ont le monde entier dans leur salle d’attente.

Pour faire court, le maintien, voire le déploiement de l’armée française dans son pré carré traditionnel ne doit pas servir de cache-misère à une présence française en déshérence.

« Laissons la France assurer la sécurité, nous on fait des affaires » chuchotent les partenaires traditionnels de Paris.

Le paradoxe est que dans cette Afrique mondialisée – où la Chine est partout ! – chaque ancienne puissance coloniale demeure dans son pré carré. Et ce n’est pas le fait que de la France.

Le Royaume-Uni qui, contrairement à la France, a maintenu son aide au développement sur le ratio de 0,7% de son revenu national brut (RNB) ne met quasiment plus d’argent bilatéral dans les pays de la zone sahélo-saharienne.

On a même vu que pour les opérations de lutte contre Ebola, les Britanniques n’interviennent qu’en Sierra Leone, les Français en Guinée et les Américains au Libéria (créé en 1822 pour les esclaves noirs américains libérés). On a l’impression que c’est quelque chose qui est acquis, qui ne change absolument pas. Aujourd’hui, à l’heure où nous parlons, le Forum international de Dakar sur la Paix et la Sécurité en Afrique, dont tous les participants sont francophones, se déroule dans la capitale sénégalaise en présence de notre ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian. Au même moment, se tient à Abuja le sommet des chefs d’État d’Afrique de l’ouest sur la sécurité, avec Goodluck Ebele Jonathan, Président du Nigeria et la présidente de la Commission de l’Union africaine, Mme Dlamini-Zuma ! On a l’impression que chacun reste dans son pré carré et cela ne facilite pas la coordination générale sur ce qu’il faut faire en Afrique.

D’où l’importance pour la France de se réinventer par une connaissance de l’Afrique réelle qui ne lui ressemble pas. Il faut sortir de l’ambiguïté franco-africaine. Il ne sert à rien de passer d’une « Françafrique incestueuse » à une « Françafrique vertueuse » car cela reste une forme de Françafrique. Et tout ce qui vient de Paris est sur-interprété, que ce soit par les dirigeants africains ou leurs opposants.

Pour sortir cet anachronisme historique, la France doit totalement changer de logiciel dans la nouvelle AfricaFrance. La France n’a pas d’amis en Afrique, mais ses interlocuteurs sont des Africains mondialisés qui entendent être respectés, sans forcément être francophiles, même s’ils sont francophones.

Ces Africains attendent de la France qu’elle enseigne dans ses écoles, non seulement l’histoire de la période coloniale – et ce que l’Afrique et ses soldats ont apporté à la France pendant les deux guerres mondiales (tirailleurs sénégalais…) – mais l’Afrique des civilisations rayonnantes de l’antiquité, des traditions orales, des royaumes, des ethnies, de toutes les cultures, des fantastiques potentialités de ce continent qui n’est pas un pays.

Il y a, autant en Afrique que dans la diaspora africaine en France, un problème identitaire et une soif de reconnaissance extrêmement forte. Les prémices d’un Black Caucus à la française sont déjà perceptibles. Faute d’être écoutés les Africains vont se constituer en bloc communautaire.

Pendant un demi-siècle, la France n’a dialogué en Afrique qu’avec les dirigeants qu’elle avait souvent cooptés au pouvoir. Contrairement à certains de ses concurrents, elle connaît mal les sociétés civiles africaines qui sont aujourd’hui à la manœuvre pour changer leur pays.
Au Sénégal, c’est le mouvement sénégalais « Y en a marre » qui a vraiment fait renoncer le président Abdoulaye Wade à se maintenir au pouvoir.

Au Burkina Faso, c’est la mobilisation des jeunes du « Balai citoyen » qui a fait chuter Blaise Compaoré. Pas seul bien évidemment. Sans doute le fait qu’une partie de la bourgeoisie burkinabé n’avait plus accès aux marchés verrouillés par des proches du chef de l’État a-t-il aussi joué.

Demain, d’autres peuples africains avec une population tout aussi jeune – qui n’ont que faire de la Tour Eiffel – vont se soulever contre des pouvoirs issus ou héritiers de la période de la guerre froide. Ce n’est qu’une fois qu’elle aura abandonné toute attitude paternaliste que la France pourra défendre sur ce continent ses intérêts stratégiques et économiques au même titre que les puissantes émergentes.

Si aujourd’hui la France se « bunkerise » et ne va pas à la rencontre d’une Afrique mondialisée, elle subira demain les retombées négatives du bouillonnement d’un continent de 2 milliards d’habitants sans profiter de ses nouvelles opportunités économiques et culturelles.

Jean-Pierre Chevènement
Qu’est-ce qui nous empêche de « laisser l’Afrique aux Africains » ? Si le rapport de l’Afrique avec la France est incestueux, ne vaudrait-il pas mieux le rompre ?

Antoine Glaser
C’est une question de générations. Je connais bien les milieux d’affaires en France. On y rencontre les enfants des gens qui étaient en Afrique à l’époque où 50 000 Français faisaient tourner la machine à Abidjan et étaient présents à tous les niveaux de toutes les administrations tandis que le président Houphouët-Boigny gérait l’Afrique de jour avec ses conseillers français à la présidence et l’Afrique de nuit, avec ses réseaux informels africains le soir. Aujourd’hui on constate une prise de distance chez les jeunes Africains. Seules les anciennes générations veulent maintenir un lien étroit entre la France et l’Afrique. Les choses sont en train de changer mais on a l’impression qu’en France on vit encore dans un anachronisme historique.

Georges Courade
Je suis tout à fait d’accord avec ce que vient de dire Antoine Glaser.

Quand je suis arrivé au Cameroun en 1970 il y avait 15 000 étudiants. Ils sont aujourd’hui entre 200 000 et 300 000. Les professeurs français, nombreux à l’époque, sont maintenant très minoritaires. Nous entrons dans une nouvelle donne où les échanges entre francophones se font sur la base de l’égalité. De même que nous étudiions ce qui se passait dans la banlieue de Yaoundé, les Africains observent ce qui se passe en Seine-Saint-Denis pour faire des recherches croisées, à égalité. C’est en allant dans ce sens qu’on peut sortir de la Françafrique.

Jean-Pierre Chevènement
Devant le phénomène démographique que vous décriviez tout à l’heure, 180 millions d’Africains en 1950, 960 millions aujourd’hui, 2,1 milliards en 2050, il n’est pas nécessaire d’avoir lu Engels pour comprendre que le changement de quantité introduit un changement de qualité. Face à cette croissance démographique impressionnante, montée de la vie et source de croissance, il faut investir, notamment dans la formation. Avant d’arriver à l’université il faut alphabétiser, donner une formation élémentaire, puis secondaire… ce n’est pas si simple ! La France ne pourrait-elle pas dans ce domaine faire beaucoup plus qu’elle ne fait ?

Vous avez pointé le caractère régalien de la présence de la France (l’armée, la monnaie…) mais j’observe que la sécurité est aussi une condition du développement.

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Le cahier imprimé du colloque « Que peut faire la France en Afrique subsaharienne ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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