Débat final

Débat final, animé par Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica, au colloque « L’ingérence », lundi 19 janvier 2015

Jean-Pierre Chevènement
Merci, très sincèrement, Rony Brauman. Cette revue de détail a beaucoup de poids dans votre bouche parce que vous parlez en connaissance de cause, pour avoir été l’un des créateurs de Médecins Sans Frontières. Je ne confonds pas Médecins Sans Frontières avec d’autres ONG, comme Amnesty International, Human Rights Watch (HRW) et autres qui sont à l’origine souvent des bobards dont vous avez dit qu’ils étaient l’adjuvant indispensable de l’ingérence. Car l’ingérence n’a pas seulement besoin de juristes, elle a besoin aussi de metteurs en scène et de gens qui inventent et propagent les bobards dont vous parlez. Je l’observe dans beaucoup de situations que je suis amené à connaître de près. Il y a un pilonnage médiatique tel que les gens s’en sont rendu compte après la première guerre du Golfe qui, elle, n’était pas en principe une « ingérence » puisqu’il y avait une décision quasiment unanime du Conseil de sécurité. Je voudrais expliquer à ceux qui l’ignorent que cette unanimité avait été obtenue à la faveur d’un amendement demandé par Édouard Chevardnadze, dernier ministre des Affaires étrangères de l’URSS. Le projet, qui avait été mis sur la table par les Américains autorisait « l’usage de la force ». Chevardnadze expliqua qu’il ne pouvait voter ce texte en l’état en raison du Pacte de secours mutuel entre l’URSS et l’Irak et demanda que « l’usage de la force » fût remplacé par « l’usage des moyens nécessaires » [1], ce qui, dans les faits, revint au même.

Je suis tombé tout à fait par hasard sur une petite brochure diffusée par l’Institut François Mitterrand où Roland Dumas raconte que le 3 août au matin, François Mitterrand l’avait consulté : « Le président Bush et Mme Thatcher veulent faire la guerre à l’Irak. Quelle doit être la position de la France ? Participer ou non ? » Cette petite brochure est très intéressante parce qu’elle montre que cette intervention avait été décidée dans le Colorado dès le début d’août avant tout effort de diplomatie visant à obtenir le retrait du Koweït des troupes irakiennes. Sans doute les Américains souhaitaient-ils se passer d’un gendarme régional et disposer dans le Golfe de leurs propres troupes de manière permanente.

Alain Dejammet a dit qu’il fallait négocier toujours, jusqu’au bout. Une des raisons que j’entends quelquefois proférer pour ne pas négocier est la présence au Conseil de sécurité de la Chine et de la Russie. Mais je me dis que pendant la Guerre froide l’URSS y siégeait. C’était beaucoup plus difficile de négocier parce que les conceptions de la finalité et de l’organisation de la société étaient radicalement incompatibles entre l’Est et l’Ouest. Aujourd’hui se côtoient plusieurs variétés de capitalismes. Le capitalisme chinois et le capitalisme russe ne sont pas le capitalisme anglo-saxon. L’un comporte un puissant parti communiste, l’autre, quoi qu’on dise, a une organisation beaucoup plus légère. On parle des oligarques mais ceux-ci sont quand même agréés par un pouvoir qui résulte d’une élection, quoi qu’on en pense. Donc, il me semble qu’on peut négocier mieux qu’hier avec la Russie et même avec la Chine. On l’a vu pour la Libye. Je pense que le détournement de la résolution 1973 [2] a eu un effet sur la Russie qui hésitera beaucoup à faire confiance aux Occidentaux après cette affaire libyenne. Moi-même, je dois l’avouer, je n’en suis pas autrement fier, je m’étais abstenu quand, quatre mois après l’intervention, le Parlement avait été saisi. J’étais le seul sénateur de gauche, en dehors des communistes (qui ont voté contre), à ne pas voter pour. C’était pour moi un peu plus difficile parce que je n’avais pas de sympathie pour Kadhafi mais, en même temps, j’avais le sentiment qu’on allait vers le grand n’importe quoi. De même en Irak : je ne prends pas Saddam Hussein pour un agneau. C’était un dictateur laïque certainement redoutable mais quand on fait le compte des victimes de la guerre, du blocus, de l’invasion, de la destruction de l’Irak, de la guerre civile, on aboutit à quelque chose qui est assez effrayant, enfin du point de vue irakien. La Fontaine disait : « Selon que vous serez puissant ou misérable, / Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir » [3]. Régis Debray le formule autrement.

La souveraineté, disait le général de Gaulle, est l’art de rendre égales les choses inégales. De lui aussi « la souveraineté et la démocratie sont comme l’avers et le revers d’une même médaille ». Et pourtant, quand on pense au sort des Juifs dans l’Allemagne hitlérienne on se dit qu’une intervention est parfois nécessaire. Mais j’observe que la Charte des Nations Unies prévoit les moyens d’agir sans qu’il soit besoin de créer un droit d’ingérence. C’est ce que j’ai cru comprendre en écoutant Alain Dejammet.

Sans en dire davantage, je vais redonner la parole aux intervenants que je veux remercier pour leurs interventions toutes brillantes et nourries d’expérience.

Alain Dejammet
La Responsabilité de protéger est malgré tout un progrès, c’est la raison pour laquelle Mario Bettati se range plutôt derrière cette notion. Même s’il peut se considérer comme l’un des pères du droit d’ingérence, il n’a jamais réclamé un droit d’ingérence à la discrétion individuelle d’un État qui déciderait ou qui entraînerait certains coalisés dans une opération. Même s’il a utilisé pour gagner des soutiens cette formule délibérément provocante de « droit d’ingérence », Mario Bettati a toujours considéré qu’il fallait passer par les Nations Unies.

Les Nations Unies constituent une étape supplémentaire qui donne une chance à la réflexion et à la discussion. C’est préférable à l’intervention brutale, directe, telle qu’elle fut finalement décidée pour le Kosovo. Je répète que dans l’affaire du Kosovo, contrairement à ce que l’on entend dire, il n’y a pas eu de délibération préalable du Conseil de sécurité en février 1999. Si on avait demandé aux Russes s’ils étaient disposés à ce que l’on attaquât Belgrade, ils auraient dit non. Les Chinois auraient très certainement été hostiles à ce que des missiles de croisière s’égarassent sur l’ambassade chinoise. Il y aurait eu vraisemblablement des vetos… mais il n’y a pas eu de réunion du Conseil de sécurité. En revanche, au mois de janvier, les Russes et les Chinois avaient agréé une déclaration très vigoureuse contre les Serbes soupçonnés ou accusés d’avoir commis le drame de Račak.

On en revient au Conseil de sécurité. Je crois que c’est malgré tout une bonne chose que l’on puisse s’opposer à l’intervention individuelle.

Quiconque se prévalant de la morale et de louables intentions pourrait en effet décider d’intervenir militairement… Cela s’est fait : Brunswick, en 1792, considérant ce qu’il jugeait être la Terreur qui frappait la France (crime contre l’humanité !) décida d’intervenir [4]. Car le droit d’ingérence a été revendiqué dès cette époque. Il fut invoqué par Chateaubriand [5] à propos de l’affaire d’Espagne : estimant que les Cortès [6] se comportaient mal, nous sommes intervenus en 1823 en Espagne (contre l’avis de la plupart des autres membres de la Sainte Alliance). Les mots « crime contre l’humanité » et « nécessité d’intervention humanitaire » furent repris textuellement par Lamartine [7]. C’est une vieille affaire. En 1860, nous sommes intervenus au Levant parce que nous avions le sentiment que le Pacha turc se comportait très mal vis-à-vis des Chrétiens [8]. Intervention au nom de l’humanité ! Les notions de crime contre l’humanité, d’intervention humanitaire, ne sont pas l’invention de quelques juristes français qui en 1980 ou en 1990 auraient découvert l’excellence de ces termes et auraient rallié les suffrages. Cela date du manifeste de 1792 et des considérations de Burke sur la Révolution française.

Mais c’est un progrès de ne pas avoir d’intervention unilatérale et d’aller aux Nations Unies pour discuter. Malheureusement, sur ce point je suis obligé de rejoindre Rony Brauman et de reconnaître qu’on y discute (trop) vite et qu’on y prête l’oreille aux bobards.

Il faut négocier, bien sûr. Négocier toujours ? Oui, certainement. Négocier indéfiniment ? Non, parce que de temps en temps il faut quand même clore une négociation. Mais négocier longtemps, certainement, et – c’est là où on bute sur l’obstacle – essayer de faire un tri entre toutes les informations qui viennent. C’est la raison pour laquelle je me méfie d’un Conseil de sécurité très élargi. En effet, la propension à écouter les bobards augmentera avec le nombre de membres du Conseil de sécurité. Si, sur les quinze membres du Conseil de sécurité il s’en trouve quelques-uns qui reçoivent leurs informations de leurs ambassades, qui disposent de fils AFP, Reuters etc., d’autres ont pour seule seule source d’information le New York Times ! Lors d’un échange avec quelqu’un qui était candidat à devenir membre du Conseil de sécurité, qui est devenu le président d’un petit pays de l’Union Européenne et qui souhaite d’ailleurs être secrétaire général des Nations Unies, je lui avais demandé quelles étaient ses sources d’information. « Le New York Times ! Tout est dans le New York Times ! », m’avait-il répondu. On sait aujourd’hui qu’avant le déclenchement de la guerre du Kosovo, il y avait eu 1 000 morts. Mais, à l’époque, tous les jours, l’ambassadeur de la République Fédérale Yougoslave diffusait aux membres du Conseil de sécurité ses propres informations sur des assassinats qui auraient été perpétrés contre les « miliciens »… une appellation malheureuse qui témoigne d’une absence de sens de la propagande : il aurait dû appeler ces gens-là « agents humanitaires », « gardes champêtres »… mais « assassinats de miliciens », voilà qui commençait déjà à justifier la sympathie pour les insurgés. Il arrivait avec une documentation relativement précise que l’on aurait pu vérifier pour savoir ce qui se passait réellement sur le terrain. Mais toute précaution était balayée par l’émotion, comme ce fut le cas plus tard à propos du Darfour. Il est très difficile d’éliminer ce risque de désinformation. Je suis certain qu’il ne faut pas élargir démesurément le Conseil de sécurité parce qu’il deviendrait plus perméable aux bobards. Mais il faut recommander à tous ces diplomates d’être extrêmement rigoureux, précis, de rechercher l’information la plus étendue qui soit, d’écouter… Ce n’est malheureusement pas encore le cas et on se détermine sur quelques informations beaucoup trop rapides. Au lieu de faire venir les témoins qui avaient pu aller à Račak, on se contentait du témoignage de M. Walker, le chef américain de la mission de l’OSCE au Kosovo pendant l’hiver 1998-1999. Mais il y avait d’autres personnes dans l’OSCE et, pour une fois, deux grands journaux français, Le Monde et Le Figaro avaient eu une évaluation différente de celle des Nations Unies concernant les responsabilités et la situation exacte à Račak. Mais c’est volontairement qu’on a déclenché une guerre sur cet événement. Comme vous l’avez dit justement, le papier de Rambouillet n’était pas acceptable car il remettait les Yougoslaves sous la coupe de l’OTAN. Mais on pouvait négocier, cela aurait pu durer quelques semaines supplémentaires. Il faut négocier, même s’il arrive un moment où il faut renverser la table. En 1995, dans les négociations de Dayton, à propos de la Bosnie-Herzégovine, l’Américain Richard Holbrooke avait montré qu’on pouvait rester longtemps à la table des négociations : un mois sans la quitter, sans parler à la presse ! Richard Holbrooke était un personnage impétueux mais il tenait bon et savait de temps en temps écouter les gens. C’est la clé : écouter.

Je répète que la Responsabilité de protéger, en prévoyant cette phase de la concertation onusienne, apporte une toute petite garantie.

Vous avez parlé justement du passage des frontières, indispensable à quiconque veut être pris au sérieux. C’est indispensable. Jean-François Deniau passait, selon lui, son temps à franchir les frontières autour de l’Afghanistan. Gilles Kepel a relaté dans son livre « Passion arabe » un passage de frontière [9]. Il faut passer la frontière. Si vous ne mettez pas le pied de l’autre côté, vous n’avez pas passé la frontière, vous n’êtes pas crédible. On oppose souvent les organisations non gouvernementales au CICR (Comité international de la Croix-Rouge) [10]. Mais le CICR avait passé la frontière au Biafra ! Le CICR est tenu à une neutralité absolue mais, aux Nations Unies, il est parfaitement possible aux présidents successifs du Conseil de sécurité de recevoir le représentant du CICR. Les informations qu’il donne (en privé, à condition qu’on ne se jette pas vers la presse pour les divulguer) sont remarquables et devraient parfois ramener à la raison les diplomates. Mais les diplomates aiment tant jouer à la guerre.

Franck Latty
J’ai beaucoup apprécié la plaidoirie de Rony Brauman. Il est vrai que des bobards sont proférés, que les faits sont manipulés, exagérés. Mais il y a très souvent aussi des situations effectivement préoccupantes sur le terrain. Au Kosovo, pendant une dizaine d’années, l’adaptation du système juridique avait créé une discrimination systématique envers les Kosovars albanais et du nettoyage ethnique avait été mené sur le terrain. Le nombre de morts a été amplifié, il y a eu beaucoup de bobards, mais il y avait quand même des situations réelles sur le terrain. Cela justifiait-il pour autant l’intervention ? On peut en discuter.

Si, au-delà des bobards, il était avéré qu’un État mène une politique de génocide vis-à-vis d’une partie de sa population, seriez-vous en faveur d’une intervention militaire à but humanitaire ? L’autorisation du Conseil de sécurité joue-elle un rôle dans votre appréciation en la matière ?

Rony Brauman
Je ne suis ni pacifiste ni anti-interventionniste de principe. J’éprouve simplement une grande méfiance vis-à-vis des vertus que l’on prête à l’emploi de la force. Il me semble que la première de ces vertus est d’assurer la sécurité du territoire et de la population dont la force est issue, c’est-à-dire la défense. C’est une vertu absolument irrécusable. Mais la transformation d’une situation politique en une autre par une force extérieure demande pour être réussie tant d’attributs, de qualités, de circonstances particulières qu’il me semble que celle-ci doit être employée avec un grand esprit de précaution.

Dans l’ensemble, ces interventions ont fait beaucoup plus de mal que de bien, du mal immédiat et du mal à long terme. Elles sont donc à proprement parler désastreuses.

Mais j’ai approuvé l’intervention en République centrafricaine. J’ai jugé pertinente l’intervention française en Côte d’Ivoire, même si elle a été indûment rabattue sur la R2P car la dimension de protection des populations était quasiment absente. Les massacres ont bien eu lieu mais les Français étaient impuissants à les prévenir. On ne peut adresser de reproches à l’armée française, c’était une impossibilité. En revanche, la sortie de crise de la Côte d’Ivoire a été conduite, du point de vue politique, avec beaucoup de tact, beaucoup de doigté. Même s’il y a eu quelques bobards, on était dans un périmètre de décence, et les bobards provenaient principalement des deux protagonistes, Gbagbo et Ouattara, beaucoup plus que de la France en l’occurrence.

Jean-Pierre Chevènement
L’intervention au Mali peut aussi être qualifiée de juste et, j’ajoute, de judicieuse.

Rony Brauman
En effet. Je n’ai donc pas de position anti-intervention de principe.

À propos du Kosovo, vous dénonciez la purification ethnique, la discrimination juridique. Ces pratiques sont constatées en Palestine, où s’ajoutent l’occupation, le pillage des ressources… Qui a jamais invoqué la nécessité d’intervenir militairement contre Israël, y compris au moment de la boucherie de Gaza ? C’est vraiment la morale du fort. Là se trouve le véritable oxymore.

Vous parliez, du point de vue du juriste, de la contradiction entre souveraineté et intervention. De ma position d’observateur-acteur, je n’y vois qu’harmonieuse complémentarité : souveraineté du fort et intervention chez le faible. C’est conçu de cette manière et cela s’engrène parfaitement bien.

François Gouyette
Je reviendrai sur le sujet de la Libye où j’étais présent lors du « soulèvement » de février 2011 [11]. Vous m’aviez invité à m’exprimer dans ce cercle lors d’un colloque sur « les printemps arabes » [12] que la Fondation avait organisé trois mois jour pour jour après mon retour de Tripoli.

J’abonde tout à fait dans le sens de Rony Brauman sur le prétendu bombardement de Tripoli. J’ai d’ailleurs eu l’occasion de le dire devant les parlementaires de la commission des Affaires étrangères qui m’avait auditionné dès le 8 mars 2011, soit une dizaine de jours après mon retour. Nous étions présents sur place et n’avons jamais vu d’avions tirer en piqué sur la foule.

Pour le reste, je serai amené à nuancer ce que Rony a dit.

Mon sentiment, à l’époque, était qu’il existait bien une menace. Quelles qu’aient pu être les conséquences ultérieures de l’intervention, ma position n’a pas varié. Il y avait indéniablement une menace, non seulement contre Benghazi mais aussi contre d’autres villes, à l’ouest de Tripoli, comme par exemple Zaouïa, qui tombaient coup à coup aux mains des insurgés. L’insurrection s’étendait progressivement à l’ensemble du territoire. Pour la première fois, le régime semblait vaciller et Kadhafi et ses proches ont été déstabilisés, avant de se ressaisir, à partir du 22-23 février, en planifiant la reprise de Benghazi, peut-être à l’instigation de Saïf al-Islam, qui passait jusque-là pour un modéré ou un moderniste mais qui est apparu alors sous son vrai visage, un visage d’une très grande violence. Je ne peux pas témoigner de la réalité des colonnes de chars fonçant vers Benghazi, car nous avions fermé et évacué l’ambassade le 26. Mais, indéniablement, il y avait une volonté de reconquête de cette ville par tous les moyens. Kadhafi était manifestement déterminé à user de la force pour anéantir la rébellion et, encore une fois, pas seulement en Cyrénaïque.

Ensuite il y a eu l’enchaînement décrit, les résolutions 1970 et 1973, avec le détournement, supposé ou réel, des buts poursuivis pour ces résolutions. Les historiens jugeront, je ne puis aujourd’hui porter de jugement. Et puis il y a les conséquences à terme.

La négociation était-elle possible ? C’est la vraie question. Je reste, là aussi, persuadé, je n’ai pas, là non plus, varié de point de vue, que l’état d’esprit qui était alors celui de Kadhafi l’entraînait dans une démarche suicidaire. Il était déterminé à aller jusqu’au bout. Sa fin, à Syrte, l’a montré.

Il est vrai qu’au départ, des tentatives de médiation de l’Union africaine, peut-être rejetées par les Occidentaux, n’avaient pas abouti. Mais il y eut tout de même des tentatives de négociation. Ayant suivi le dossier à Paris, je puis en témoigner. Je me souviens ainsi que jusqu’en avril-mai, Alain Juppé s’était engagé, avec l’aval de l’Union africaine, dans l’une des dernières tentatives pour essayer de convaincre Kadhafi d’accepter une formule au terme de laquelle il accepterait de se retirer « sous la tente », à Syrte en abandonnant le pouvoir exécutif à un gouvernement de transition : cette proposition pouvait apparaître irréaliste, mais, en tout cas, on a essayé. Il y eut encore des tentatives en juin et en juillet lorsque Béchir Salah, le directeur de cabinet de Kadhafi, s’est rendu à Paris puis à Djerba. Sans doute des conditions très contraignantes étaient-elles alors posées par les Occidentaux, il ne s’agissait plus à ce moment-là de tergiverser. Je tiens d’ailleurs d’interlocuteurs libyens que lorsque Béchir Salah était retourné à Tripoli, il avait été alors accusé par Saïf al-Islam de trahison car il avait osé transmettre au « Guide » des conditions inacceptables qui constituaient, selon son fils, un véritable diktat. Donc il y a bien eu des tentatives jusqu’au bout. Ont-elles été menées suffisamment loin ? Je ne puis l’affirmer. Mais je reste persuadé que Kadhafi n’aurait jamais accepté d’abandonner le pouvoir, sa fin l’a montré.

On peut évidemment aussi s’interroger sur les suites de l’intervention. Ont-elles été pensées ? Sans doute pas suffisamment. A-t-on vraiment réfléchi au « jour d’après » ? On a prétendu le faire, mais ce n’était évidemment pas suffisant.

Je tenais quand même à apporter ce témoignage pour nuancer les propos de Rony Brauman, même s’il y a évidemment beaucoup de choses justes dans ce qu’il a dit.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur l’ambassadeur de ce témoignage.

Je précise que les jugements que j’ai portés concernaient les suites de cette opération. Supposer qu’elle eût été pensée auparavant serait encore une circonstance aggravante. Non, elle n’avait pas été pensée. Sauf peut-être par Bernard-Henri Lévy.

Michel Suchod
J’apporterai un point de témoignage sur une affaire citée par Rony Brauman dont on peut dire qu’elle avait bien tourné en ce sens qu’il n’y avait pas eu d’ingérence, pas de bombardement, pas de débarquement. C’est l’affaire du Darfour. Elle avait pourtant mal commencé et Bernard Kouchner, le nouveau ministre des Affaires étrangères de Nicolas Sarkozy, avait convoqué à Paris une immense conférence qui avait pour but d’établir un couloir humanitaire pour le Darfour, couloir militarisé, bien entendu, mais couloir humanitaire.

Cette idée de couloir, qui avait surgi dans les affaires biafraises, avait surtout été mise en œuvre en 1979, quand les mêmes avaient conçu le fameux couloir pour le Cambodge, qui du reste n’a jamais atteint le Cambodge mais se déroulait en Thaïlande. Cela avait donné lieu à la plus grande manifestation mondaine diplomatique de tous les temps, puisqu’il y avait là Liv Ullmann, Joan Baez, Bernard-Henri Lévy et une multitude de gens de toutes les nations y compris américaine. Ce couloir pour le Cambodge n’avait malheureusement servi à rien.

Le projet de couloir pour le Darfour suscita donc une grande réunion convoquée par le ministre des Affaires étrangères français, à Paris, dans le grand salon de l’avenue Kléber (ce salon, qui avait accueilli la conférence sur la paix au Vietnam, vendu par l’État, est devenu un palace international). Les cinquante-huit États de l’Union africaine avaient évidemment été invités mais l’UA avait décidé de ne pas soutenir ce projet. C’est probablement la raison pour laquelle il avait échoué. Dans cette salle se pressaient tous les Européens, on croisait les Lettons, les Lithuaniens, les Estoniens… Les anglo-saxons, Canadiens compris, tenaient le haut du pavé. Mais aucun État africain, même parmi les meilleurs amis de la France, n’était représenté. En effet, les Africains ne voulaient pas soutenir cette affaire de corridor dont ils voyaient bien qu’elle allait mal tourner et déboucher sur une intervention qu’ils ne voulaient absolument pas. Donc, aucun représentant de l’Union africaine ni de la Ligue arabe. Deux personnes noires avaient toutefois accepté de se joindre à ces 400 Lettons et autres Estoniens : Condoleezza Rice et Rama Yade. La forte opposition de l’Union africaine fit qu’il n’y eut jamais de couloir pour le Darfour, ni d’intervention, en dépit des bobards qui n’avaient pas manqué de circuler.

Voilà au moins une affaire qui s’est bien passée.

Gilles Casanova
Je voudrais soulever la question de l’ « effet boomerang » de ces interventions.

On sait que tout « bombardement humanitaire » est précédé d’un intense bombardement médiatique ciblant, sur un temps très court, les pays susceptibles d’être membres de la coalition. L’effet en retour, c’est que l’intervention terminée, souvent échouée, l’information réelle apparaît aux populations. Cela nourrit une théorie du complot particulièrement dévastatrice diffusée aujourd’hui via l’Internet et les réseaux sociaux, alternatives aux télévisions, qui entretient largement tous les extrémismes. Cet effet est favorisé par le fait que les opérateurs privés de ces bombardements médiatiques s’en font gloire ensuite pour faire des affaires. Lors de l’épisode des couveuses, qui avait emporté la décision pour la guerre du Golfe, nous avions tous vu le film réalisé par la société de production qui avait monté l’opération. On y voyait comment l’ambassadeur du Koweit avait été « relooké », nouvelles lunettes, dents limées, pour avoir l’air convenable. Sa fille, qui avait endossé le rôle de représentante d’une ONG, avait lu le texte écrit pour elle. Ce « making of », tourné par cette société privée en vue d’attirer de nouveaux clients, avait ensuite été massivement répandu.

Après cela, allez expliquer aux jeunes générations de nos banlieues que la théorie du complot repose sur du sable !

Claude Gaucherand
Je voudrais rappeler quelques faits et apporter un témoignage.

M. James Baker, secrétaire d’État américain, avait déclaré, lors de la réunion du 8 janvier 1991 qu’il avait tenue à Genève avec son homologue irakien, à la veille de la guerre, qu’il « ramènerait l’Irak à l’âge de pierre » !

Plus tard, en 1995, Mme Albright, représentante des États-Unis au Conseil de sécurité, avait écrit dans le New-York Times : «  500 000 enfants morts en Irak, c’est beaucoup mais c’est le prix à payer » [13] … à payer quoi ? Nous ne le saurons jamais.

En 2003, je m’étais rendu avec une délégation conduite par M. Philippe de Saint-Robert en Irak. Nous avions été reçus, nous avions pu visiter ce que nous voulions visiter. Nous étions arrivés convaincus qu’il n’y avait pas d’armes de destruction massive mais, à notre départ, nous étions détrompés, il y avait bien, selon la formule de M Philippe de Saint-Robert, une arme de destruction massive (plus d’un million de morts), c’était l’embargo de l’ONU.

Je me tourne vers les juristes et vers les diplomates. Peut-on encore accoler le mot « droit » lorsque l’ONU est elle-même le criminel ? Cet embargo décidé par l’ONU a fait des dégâts absolument épouvantables dans la population irakienne.
Je fais aussi de l’humanitaire, j’ai travaillé un peu avec Médecins Sans Frontières dans le cadre d’Aviation Sans Frontières. Et là, j’ai vu le beau travail, le beau côté, le côté lumière de l’ONU, avec le HCR, tous les organismes onusiens qui sont autour du HCR et les ONG avec qui je travaillais. Nous travaillions sur les deux camps de réfugiés du Darfour (donc, évidemment, hors des frontières du Darfour).

Cela pour vous dire que je ne suis pas entièrement négatif mais que globalement, et même dans le détail, je suis en parfait accord avec M. Rony Brauman et avec M. Hennekinne. Le cadre du droit est bien, comme vous l’avez dit (après La Fontaine), la raison du plus fort.

Laura Simon
J’avais une question concernant le tout début de l’intervention de M. Latty. J’ai entendu que les États-Unis avaient été condamnés en raison de leur intervention au Nicaragua en 1986. Je voudrais à ce sujet entendre les diplomates et M. Latty. Quelle est la valeur (au-delà de l’aspect symbolique), quelle est l’efficacité, la portée de ces condamnations de la Cour internationale de justice ? De quels effets sont-elles suivies ? J’étais au Nicaragua en 1979 pour participer à l’organisation de la campagne d’alphabétisation. Il apparaissait clairement qu’aux yeux des États-Unis ce petit État ne devait pas consolider son processus révolutionnaire car c’était toute l’Amérique centrale qui risquait alors de s’enflammer. Après le Salvador, le Guatemala, le Nicaragua eût été le pays de trop.

Kadhafi a été assassiné en 2011. Mais il avait déjà été la cible d’une tentative d’assassinat en 1980, si je ne me trompe pas. Sa maison avait été pilonnée, une de ses filles assassinée. À l’époque je travaillais pour l’Agence internationale de développement, une agence qui apporte de l’aide financière, technique, mais organise aussi la pénétration américaine dans une vingtaine de pays. Lorsque cette tentative d’assassinat de Kadhafi avait échoué, j’avais vu les diplomates de cette agence exploser de colère. Que reprochait-on à Kadhafi à cette époque ? Je pense qu’on lui reprochait le fait de vouloir constituer une union d’États africains affranchis du pouvoir des Occidentaux ou revigorer un panarabisme affranchi des sbires comme l’Arabie saoudite.

Bien avant et plus que les menaces de Kadhafi d’anéantir la rébellion, les causes de l’agression contre la Libye en 2011 sont autres et remontent très loin.

Franck Latty
Je répondrai en juriste à la question : Que se passe-t-il quand un État est condamné par la CIJ ?

En droit international, le juge n’est pas obligatoire, sauf si les États ont accepté d’être jugés. Les États sont souverains et le monde tel qu’il a été construit n’a pas à imposer un juge aux États sans qu’ils y aient consenti. C’était le cas des États-Unis qui, à l’époque, reconnaissaient la compétence de la Cour internationale de justice ; c’était aussi le cas du Nicaragua. C’est la raison pour laquelle le Nicaragua a pu saisir la CIJ contre les États-Unis d’Amérique, ce que n’aurait pas pu faire l’Irak en 2003 parce que les États-Unis, à cette date, avaient retiré leur reconnaissance de la compétence de la Cour.

La portée de cet arrêt de 1986 est immense. Dans les relations internationales le symbole a un rôle très important. Les États sont très attachés à leur bonne image internationale. Or, dans ce cas, un micro-État, le Nicaragua, réussit à saisir la Cour internationale de justice contre une superpuissance. La Cour ne se laisse pas impressionner et donne raison à ce micro-État face à l’une des deux superpuissances de l’époque. Les États-Unis ont très mal vécu cette affaire. D’un autre côté, la Cour internationale de justice a regagné de la crédibilité, notamment dans les États du sud qui considéraient jusque-là que la CIJ était une instance aux mains des Occidentaux. On s’est rendu compte que quand la superpuissance mondiale viole le droit international, la Cour ne se laisse pas impressionner par ce rapport de force totalement inégal. La Cour applique le droit, elle constate des violations du droit et elle condamne. Les États ne recherchent pas une indemnisation financière. Le Nicaragua voulait seulement que la Cour reconnût que les États-Unis avaient attenté à sa souveraineté. Il avait obtenu gain de cause. De ce point de vue, le Nicaragua avait été très satisfait de l’arrêt de la Cour internationale de justice.

Je reviens sur la question concernant l’embargo irakien. Était-il dans le droit ? Je suis au regret de dire que oui. L’article 41 de la Charte des Nations Unies prévoit que le Conseil de sécurité peut décider de sanctions économiques, de sanctions d’embargo. Cela pose la question du contrôle des actes du Conseil de sécurité, totalement inexistant à l’heure actuelle. Là encore, le système juridique international est beaucoup moins élaboré que les systèmes nationaux où le juge est obligatoire, où l’administration est contrôlée par le juge administratif. Au niveau de l’ONU rien de tel, c’est regrettable mais c’est ainsi. À noter tout de même que le Conseil de sécurité a fait évoluer les pratiques en matière de sanctions. Il applique maintenant des « smart sanctions » (sanctions intelligentes) qui ne visent que les dirigeants. Un embargo pèse en effet sur toute une population qui en pâtit alors que les dirigeants arrivent toujours à se nourrir, à se soigner etc. La nouvelle pratique du Conseil de sécurité est inverse, elle cible les sanctions sur des personnes nommément désignées (interdiction de voyager, saisie de leurs avoirs à l’étranger etc.). Cette évolution montre que l’ONU n’a pas été insensible à toutes les critiques justifiées concernant la pratique d’embargo, notamment contre l’Irak.

Alain Dejammet
En ce qui concerne Kadhafi, il ne faut quand même pas en faire un saint. Ce personnage avait mené une politique déstabilisatrice en Afrique pendant longtemps ; il avait tenté incontestablement d’enfreindre la souveraineté du Tchad ; il avait mené une guerre. Kadhafi avait fini par ne pas nier que c’était lui-même ou des gens proches de lui qui avaient détruit l’avion de la Panam à Lockerbie [14] et l’avion d’UTA [15] … Il avait quand même pas mal de morts sur la conscience, ce qui ne l’empêchait pas de recevoir des théories de dignitaires africains parce qu’il avait de l’argent qu’il dispensait à sa guise. C’était un personnage indéniablement nuisible.

Ce n’est pas en 1980 mais en 1986 qu’il fut effectivement l’objet d’une attaque de la part des Américains qui rattachaient à Kadhafi la responsabilité d’un attentat contre une boîte de nuit en Allemagne où plusieurs soldats américains avaient été tués. La France n’avait alors pas accepté que les avions américains qui partaient d’une base au Royaume-Uni survolassent le territoire français, donc froissement avec les Américains. Mais indéniablement, nombre de pays d’Occident et du Conseil de sécurité voulaient sanctionner Kadhafi. Les sanctions avaient notamment pour but de l’amener à résipiscence dans l’affaire de Lockerbie et de l’UTA et de le convaincre de livrer les supposés coupables à un tribunal étranger à la Libye.

L’autre aspect des choses est l’effet de la négociation, le fait de discuter malgré tout. Kadhafi ne voulait entendre parler d’aucune négociation mais un diplomate libyen fut un temps envoyé aux Nations Unies pour s’enquérir de la conduite à tenir. On lui avait conseillé d’aller à Washington car les Français et autres Européens, au-delà de bonnes paroles, n’auraient rien fait. Il était allé à Washington, il avait longuement négocié. Et Kadhafi avait finalement renoncé à l’arme nucléaire, il avait accepté que ses proches fussent déférés devant un tribunal international. Kadhafi avait changé. Au bout des années on arrive par la négociation à faire évoluer la situation. Évidemment c’est très long, l’impatience peut venir, on peut se demander s’il n’aurait pas mieux valu se débarrasser du personnage, bombarder, faire ce qu’on a fait plus tard vis-à-vis de Kadhafi ou de l’Irak. Mais pendant un temps il y a eu une évolution. Les Anglais, il faut le reconnaître, étaient heureux de ce que Kadhafi eût coupé toute aide à l’IRA (mouvement indépendantiste en Irlande du nord). Cela montre qu’il est possible de voir les gens évoluer. Ce fut le cas de la junte birmane. Les Anglais et les Américains se sont félicités de ce que Mme Aung San Suu Kyi [16] eût recouvré sa liberté de mouvement. Des évolutions sont possibles, même si cela prend du temps. Il ne faut pas oublier cela.

En ce qui concerne l’embargo sur l’Irak, la décision du Conseil de sécurité avait été appuyée massivement. Valait-il mieux la guerre ou le maintien sous contrôle ? On ne savait pas trop ce que faisait Saddam Hussein, donc il fallait le mettre sous contrôle.

Mme Albright n’a pas écrit dans le New York Times ce que vous lui avez attribué. Elle ne l’a pas fait en 1995, mais en avril 1996 à Ohio State University [17], il lui a échappé effectivement une parole extraordinairement malheureuse sur la mort de jeunes enfants irakiens. Elle a bien prononcé la phrase infiniment condamnable que vous avez rapportée.

L’embargo, effectivement très sévère, a abouti au résultat que vous avez décrit, principalement à casser totalement l’apparence de société civile, de classe moyenne, qui se dessinait en Irak et dont on pouvait penser qu’avec le temps, peut-être, elle aurait pu amener le régime à une évolution démocratique. Peut-être est-ce du wishfull thinking mais l’Irak était un pays laborieux, assez respectueux de l’existence de religions. Les Chrétiens d’Irak défilaient au Vatican pour dire combien ils souhaitaient qu’on ne fît pas la guerre à l’Irak. Ils n’aimaient pas Saddam Hussein mais bénéficiaient quand même d’une certaine protection et ils lui en savaient gré. On pouvait imaginer que les travailleurs irakiens, très différents de certains habitants dans le Golfe, pourraient faire émerger une classe moyenne qui contesterait un jour pacifiquement le régime plutôt dur de Saddam Hussein.

Il est vrai que les sanctions ont été extraordinairement dures. Ces sanctions avaient détruit cette classe moyenne et mis l’Irak absolument à quia. Mais, comme vous l’avez rappelé, le Conseil de sécurité a su tenir compte de cette expérience et applique aujourd’hui une politique de sanctions beaucoup plus pertinente et ciblée. C’est la raison pour laquelle, en ce qui concerne l’Ukraine, les sanctions qui vont au-delà des mesures touchant les individus sont prises par l’Union Européenne ou par les États-Unis mais en-dehors du Conseil de sécurité (il est vrai qu’au Conseil de sécurité la Russie et la Chine mettraient leur veto). Mais les sanctions des Nations Unies sont mieux définies et même dans les cas où on ciblait les cas individuels d’une manière peut-être un peu expéditive, des réactions violentes et la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union Européenne, ont conduit à la création de systèmes de contrôle. On a mis en place un Ombudsman (médiateur) qui, au Conseil de sécurité, vérifie si les listes de personnages visés par les sanctions ne sont pas excessives. Donc il faut quand même faire un peu confiance au travail continu, il peut y avoir des améliorations, on peut négocier, on peut aboutir à des résultats plus raisonnables
.

Rony Brauman
Là, je n’arrive pas à vous suivre. Je me suis reconnu dans beaucoup des propos que vous avez tenus. Mais la phrase « Il fallait maintenir Saddam Hussein sous contrôle » qui inaugure votre raisonnement m’inspire immédiatement la question : de quel droit ? Dans quelle perspective ? Au nom de quelle morale ? Il faut rappeler qu’on avait aidé l’Irak à agresser l’Iran, avec des conséquences désastreuses sur le plan politique, sur le plan humain et sur le plan de la sécurité. Le soutien à cette guerre, qui n’était ni plus ni moins qu’une guerre d’agression encouragée et soutenue financièrement par tout le monde, aurait dû peser. Cet homme qu’on avait encouragé à faire le pire devait soudain être placé « sous contrôle » et rien n’était plus pressé que de faire la guerre puis d’asphyxier la population irakienne ! En disant cela je ne fais pas de Saddam Hussein, ni de Kadhafi, ni de quiconque d’ailleurs, des saints ou des parangons de vertu. Ce sont des chefs d’État dictatoriaux qui ont torturé, enfermé… je n’ai absolument aucune illusion. Mais c’est d’une vision plus politique et des usages circonstanciels de la morale que je parle. L’ONU n’est pas capable de reconnaître le désastre à l’origine duquel elle se trouve. Je ne sais pas s’il y eut 500 000 enfants morts (j’ai été épidémiologiste dans une vie antérieure et je manipule les chiffres avec plus de prudence qu’on ne le fait généralement) mais il est certain que beaucoup de gens ont souffert, y compris un grand nombre d’enfants, c’est absolument incontestable. C’était une erreur et une faute. C’était une erreur politique qui, comme vous l’avez très justement dit, a brisé la société irakienne. C’était une faute parce qu’on s’en est pris à des innocents tout en renforçant le clan de ceux qui étaient au pouvoir. Tout cela pour déboucher sur l’invasion de 2003, le désastre qui vient accomplir la promesse du désastre précédent. Il me semble que l’ONU a perdu une large partie de sa crédibilité dans cette affaire comme dans deux ou trois autres que je pourrais développer. Vos propos m’ont semblé adopter un point de vue un peu trop interne à l’ONU.

Jean-Pierre Chevènement
Nous n’allons pas nous engager dans un exposé sur les mérites de l’ONU.

Loïc Hennekinne
Sur les sanctions, je partage très largement ce que vient de dire Rony Brauman. J’ajoute que ces sanctions comportent un élément d’immoralité parce qu’il y a des gens qui la tournent. Alain Dejammet sait très bien que les sanctions prises à l’égard de Saddam Hussein, de l’Irak, ont permis à une bonne partie des sociétés américaines de gagner beaucoup d’argent en tournant les interdictions qui étaient faites. Bien entendu leurs interlocuteurs n’appartenaient ni à la classe moyenne ni au petit peuple mais à la classe dirigeante de l’Irak. Il faut quand même être lucide.

Concernant la nécessité de négocier, je suis tout à fait d’accord avec Alain Dejammet, à condition qu’à la fin de la négociation sortent des textes clairs. Une expression comme « les mesures appropriées » – qui suggère qu’on peut liquider le dirigeant d’un pays dans des conditions scandaleuses – figurant dans le texte d’une résolution me semble caractériser la nullité absolue de l’issue de la négociation.

Alain Dejammet

Je pense que l’on peut être tous d’accord sur le fait que les sanctions doivent être mesurées, pesées au trébuchet. Elles ont eu des effets bénéfiques, elles ont fait évoluer Kadhafi, elles ont empêché Saddam Hussein de renouveler certaines opérations auxquelles il avait procédé.

« Maintenir Saddam Hussein sous contrôle », c’était se rappeler qu’il avait déclenché, assurément sans notre encouragement, une agression contre le Koweït, ce qui n’est guère conforme au droit. Maintenir Saddam sous contrôle, c’était donc à tout le moins ne pas lui livrer de nouvelles armes. Dans quelle perspective ? Celle aussi de faire en sorte qu’il puisse répartir les revenus des exportations de son pétrole entre toutes les communautés irakiennes, Chiites et Kurdes compris. D’où l’utilité de maintenir en Irak des représentants de l’ONU, des agences spécialisées, des ONG qui veilleraient autant que faire se peut à ce que le retour au développement de l’économie irakienne se fasse au bénéfice de tous. Voilà ce que signifiait le maintien de Saddam Hussein sous contrôle. Ce n’était pas le maintien d’un embargo quasi-total qui asphyxiait effectivement le pays. Nous avons donc proposé le maintien de l’interdiction de la livraison d’armes mais la suspension de l’énorme appareil de sanctions qui paralysait l’Irak, comptant que la présence de très nombreux représentants des Nations Unies suffirait à prévenir des dérives possibles du régime. Notre proposition de suspension fut appuyée par la Chine, la Russie, le Brésil, l’Égypte etc. Elle fut rejetée par nos amis occidentaux. Ce n’est pas l’ONU qui est en cause, ce sont les États. Certains, vous le savez, au maintien du contrôle, préféraient une autre solution : le changement radical de régime, l’élimination pure et simple de Saddam Hussein. On connaît la suite, en Irak comme en Libye.

Jean-Pierre Chevènement
Je remercie tous les intervenants pour leur contribution et je laisse à chacun dans la salle le soin d’apprécier les arguments, souvent concordants d’ailleurs.

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[1] Résolution 677 du 28 novembre 1990
« Le Conseil de sécurité, (…)
Résolu à faire pleinement respecter ses décisions,
Agissant en application du Chapitre VII de la Charte, (…)
2. Autorise les États membres qui coopèrent avec le Gouvernement koweïtien, (…) à user de tous les moyens nécessaires pour faire respecter et appliquer la résolution 660 (1990) et toutes les résolutions pertinentes adoptées ultérieurement et pour rétablir la paix et la sécurité internationales dans la région ;
3. Demande à tous les États d’apporter l’appui voulu aux mesures envisagées au paragraphe 2 ci-dessus ; »
[2] Résolution 1973 adoptée par le Conseil de sécurité à sa 6498e séance le 17 mars 2011. La situation en Jamahiriya arabe libyenne.
[3] dans Les Animaux malades de la peste, Jean de La Fontaine, Les Fables, Livre VII.
[4] Le 25 juillet, le manifeste de Brunswick menace Paris de destruction « s’il est fait la moindre violence, le moindre outrage, à Leurs Majestés, le Roi, la Reine et la famille royale »
[5] Chateaubriand fut ministre des Affaires étrangères du gouvernement Villèle du 28 décembre 1822 au 6 juin 1824.
[6] En 1820, le roi d’Espagne Ferdinand VII fait face à un soulèvement populaire conduit par les libéraux. En 1822, des élections aux Cortès donnent la victoire à Rafael del Riego. Le roi Ferdinand VII d’Espagne, retiré à Aranjuez, se considère comme prisonnier des Cortès. S’appuyant sur les thèses du Congrès de Vienne, il sollicite l’aide des monarques européens, rejoignant la Sainte-Alliance (formée par la Russie, la Prusse, l’Autriche et la France pour restaurer l’absolutisme). Le 22 janvier 1823, un traité secret est signé lors du congrès de Vérone, qui permet à la France d’envahir l’Espagne pour rétablir Ferdinand VII en monarque absolu.
[7] Le 18 juin 1845, en Algérie, le colonel Pélissier fait asphyxier plus de 1 000 personnes, hommes, femmes et enfants, des Ouled Riah, qui s’étaient réfugiées dans la grotte de Ghar-El-Frachih dans le Dahra. Faisant allusion à ces « enfumades » Le poète Lamartine, député dira lors de la première session de l’assemblée parlementaire de 1846: « Je pourrais vous parler d’autres actes qui y ont fait frémir d’horreur et de pitié la France entière les grottes du Dahra où une tribu entière a été lentement étouffée. J’ai les mains pleines d’horreur, je ne les ouvre qu’à moitié »!
En 1853, Flaubert évoquera « Lamartine avec son humanitarisme religieux » (Correspondance ).
[8] L’expédition française de1860-1861concernait la province ottomane de Syrie (qui englobait le Liban actuel). De mars à juillet 1860, après une rencontre avec Ahmet Pacha, gouverneur de Damas, les chefs druzes se livrèrent à des massacres dans les villes chrétiennes puis à Damas même. Les chiffres, qui varient entre 10 000 et 14 000 morts, rapportés aux cours européennes, suscitèrent une vive émotion. Les milieux catholiques français réclamèrent à l’Empereur une intervention. Napoléon III accepta d’intervenir au Liban. Toutefois, afin de ne pas mécontenter les autres puissances européennes, cette intervention fut décidée et organisée au cours de conférences réunissant à Paris des représentants de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Autriche, de la Prusse, de la Russie et de la Turquie.
[9] Dans le dernier chapitre de son livre Passion arabe. Journal, 2011-2013 (Collection Témoins, Gallimard, 21-03-2013), Gilles Kepel raconte qu’il a franchi clandestinement la frontière turque pour entrer en Syrie libérée et y être confronté à l’horreur de la guerre civile.
[10] En tant qu’association privée constituée au sens du Code civil suisse, l’existence du CICR ne découle pas en soi d’un mandat conféré par des gouvernements. Par contre, ses fonctions et ses activités, qui ont pour but de fournir protection et assistance aux victimes de conflits armés, sont prescrites par la communauté internationale des États et fondées sur le droit international, en particulier sur les Conventions de Genève. (…) En conséquence, on reconnaît au CICR, comme à toute organisation intergouvernementale, une « personnalité juridique internationale » ou un statut à part. Il jouit donc de privilèges et d’immunités comparables à ceux dont bénéficient les Nations Unies, leurs institutions et d’autres organisations intergouvernementales. (…) Le CICR s’est vu accorder le statut d’observateur à l’Assemblée générale des Nations Unies et bénéficie d’un statut similaire auprès d’autres organisations internationales et intergouvernementales.
[11] Nommé ambassadeur de France en Libye en décembre 2007, François Gouyette prit ses fonctions début 2008. Après le déclenchement de la révolte libyenne contre le régime de Kadhafi, l’ambassade de Tripoli fut fermée et l’ambassadeur et son personnel rapatriés en France le 26 février 2011. Il poursuivit cependant sa mission jusqu’à son remplacement en octobre 2011.
[12] M. François Gouyette s’était exprimé lors du séminaire « Un printemps arabe », organisé par la Fondation Res Publica le 26 mai 2011 à la Maison de l’Amérique latine.
[13] Dès mars 1996, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) publiait un rapport alarmant sur dégradation de la situation sanitaire en Irak (Rapport – Synthèse). L’OMS attribuait directement aux sanctions l’augmentation de 600 % de la mortalité juvéno-infantile depuis 1990.
L’OMS impute également à l’embargo le développement et la réapparition de maladies infantiles qui étaient en voie de disparition. L’Unicef a publié un rapport en août 1999 montrant que les sanctions contre l’Irak ont contribué à la mort de 500 000 enfants.
Le 12 mai 1996, Madeleine Albright, alors secrétaire d’État, avait été interrogée sur les conséquences des sanctions par la journaliste Leslie Stahl qui lui demandait :
« Nous avons entendu qu’un demi-million d’enfants [en] sont morts. C’est supérieur au nombre d’enfants tués à Hiroshima. Est-ce que cela en valait vraiment la peine ? »
Mme Albright avait répondu : « Je pense que c’est un choix très difficile, mais nous pensons que cela en vaut la peine »
[14] Le 21 décembre 1988, le vol 103 de la compagnie américaine Pan American World Airways qui assurait la liaison Londres – New York fut victime d’un attentat qui causa la mort de 270 personnes. Le Boeing 747-100 avait explosé au-dessus du village de Lockerbie en Écosse.
[15] Le 19 septembre 1989, l’attentat du DC-10 d’UTA coûta la vie aux 170 passagers et membres d’équipages du vol UT-772 reliant Brazzaville à Paris, via N’Djaména au Tchad. Il avait explosé au-dessus du désert du Ténéré au Niger.
[16] Mme Aung San Suu Kyi, secrétaire générale de la Ligue nationale pour la démocratie (LND), un parti opposé à la dictature en place en Birmanie fut placée en résidence surveillée après annulation par la junte militaire en place des élections remportées par son parti. Elle fut libérée le 13 novembre 2010 et élue députée le 1er avril 2012.
[17] Lors de l’émission « Sixty Minutes » (CBS-News), le 12 mai 1996, Leslie Stahl interroge Mme Albright (ambassadrice des États-Unis au siège de l’ONU à New York) sur la nécessité de l’embargo imposé à l’Irak par l’ONU et lui demande si la vie d’un demi-million d’enfants était le prix pour chasser Saddam Hussein du pouvoir. À quoi Mme Allbright répond : « C’est un choix difficile, mais le prix… Nous pensons que c’est le prix à payer. »

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Le cahier imprimé du colloque  »L’ingérence » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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