L’ingérence humanitaire ou le droit du plus fort

Intervention de M. Rony Brauman, professeur associé à Sciences Po Paris, ancien Président de Médecins Sans Frontières, au colloque « L’Ingérence », lundi 19 janvier 2015.

Pour commencer, je dirai quelques mots de MSF (Médecins sans frontières) et de sa création car il me semble que la manière dont celle-ci est généralement présentée nous dit quelque chose sur la suite. Je donne tout de suite la clé de l’intrigue : on procède généralement une reconstruction a posteriori pour mieux soutenir un certain nombre de raisonnements ou de projets.

J’ai en tête toutes les situations qui ont été évoquées plus quelques autres que j’évoquerai. Ce qui me frappe, c’est le poids du mensonge, de la fabrication des faits – ou de leur distorsion – dans ce qui est perçu comme une entreprise morale. Une morale qui se construit sur du mensonge ne doit pas avoir une très grande confiance en elle-même pour ne trouver que des bobards propagandistes pour se soutenir.

L’expérience de la guerre du Biafra a été présentée par M. le professeur Latty comme fondatrice de Médecins Sans Frontières car elle aurait fait naître l’idée de se démarquer des pratiques de la Croix rouge, respectueuses de la souveraineté des États. L’association Médecins Sans Frontières a été créée deux ans après la guerre du Biafra. Il s’est produit une sorte de choc des faits qui n’est que rarement pris en compte. Si Kouchner et ses amis étaient au Biafra avec le CICR, c’est bien que le CICR était au Biafra. Sans attendre qu’on lui donne l’autorisation, il avait mis en place un pont aérien avec les églises, notamment scandinaves, et quelques autres organismes plus ou moins religieux, plus ou moins caritatifs, plus ou moins humanitaires. Mais tout ce grand déploiement s’était bel et bien produit dans une zone que le gouvernement nigérien interdisait de parcourir. Il n’était donc pas nécessaire de protester contre cette interdiction puisqu’elle était déjà largement surmontée ! Par ailleurs on a construit la thématique d’un génocide au Biafra pour mieux justifier un déploiement, ce qui ne m’empêche pas de constater que la guerre au Biafra était particulièrement cruelle et que l’aide d’urgence, l’aide alimentaire, l’aide médicale qui ont été apportées dans cette région étaient particulièrement bienvenues. Elles ont aidé un grand nombre de gens et cela doit être salué. Mais de là à faire du Biafra une sorte d’acte de naissance, voire un événement de justification par anticipation du droit d’ingérence, il y a un pas qu’à mon avis il faut se garder de franchir et qu’on peut éviter de franchir si on s’en tient à la matérialité des faits. À l’occasion d’un débat, j’avais eu une de mes premières passes d’armes avec Mario Bettati au sujet de ces premières résolutions, déclarations d’Assemblée générale (notamment la 4251 déjà citée) car je lui avais fait remarquer que toutes les considérations évoquées par ces textes en appelaient d’abord à la souveraineté des États, ce qu’Alain Dejammet a rappelé, et marquaient un recul par rapport aux conventions de Genève qui, elles, mettent en avant « l’intérêt supérieur des victimes… les exigences de la conscience publique », se situant d’une certaine manière au-dessus des États. Il me semble qu’il y avait là aussi une sorte de tromperie, au moins dans la présentation. Et jamais aucune ONG, aucune institution humanitaire internationale, dans aucune situation, n’a jamais appelé à l’application de ces déclarations qui sont restées lettre morte. C’était une sorte de « coup de communication » mais cela n’allait pas plus loin.

Ma deuxième remarque liminaire portera sur un bref historique du droit/devoir d’ingérence. La confusion entre « droit » et « devoir » dit bien ce qu’il faut de la confusion qui entoure cette notion d’ingérence, qui, se voulant morale, n’est en réalité qu’une traduction rhétorique des rapports du fort au faible. Les forts pratiquent l’ingérence, les faibles, eux, sont « agressifs », « turbulents ». C’est une des raisons pour lesquelles ces notions de droit et de devoir sont confondues.

Mais pour en comprendre le développement il faut en rappeler les différentes étapes :

La première étape est la survenue de la formule « droit d’ingérence », oxymore ou retournement rhétorique, selon le lieu où l’on se place : oxymore parce que le droit à l’effraction est une contradiction dans les termes, retournement rhétorique parce que le principe de non-ingérence est retourné rhétoriquement en son contraire. On est en 1977, à l’époque de la Guerre froide. Les droits de l’homme sont devenus l’arme principale du soft power et un certain nombre d’intellectuels (Olivier Todd, Jean-François Revel, André Glucksman…) qui se situent dans la mouvance antitotalitaire proposent la notion d’ingérence non pas comme une forme d’intervention mais comme une parole de soutien aux intellectuels dissidents de l’autre côté du « rideau de fer ». Le devoir d’ingérence est, pour ces intellectuels des démocraties libérales de l’Europe occidentale, une obligation vis-à-vis de leurs homologues de l’autre côté du « rideau de fer » qui se traduit par des aides financières, la publication des manuscrits sortis clandestinement du camp soviétique et autres formes de soutien qui n’ont rien de critiquable. Qui s’opposerait à la publication des textes des dissidents, de Vaclav Havel à Soljenitsine ? Cela se passe dans le cadre du soft power, de la Guerre froide, des droits de l’homme et de la libre expression perçue comme telle.

Le bond vers l’humanitaire se produit au début des années 1980 lorsque l’expression est utilisée pour qualifier le franchissement illégal de frontières. Nous intervenions dans des conditions comparables au Salvador, dans les zones contrôlées par la guérilla, en Afghanistan, au Tchad, en Angola, dans quelques pays qui d’ailleurs se situaient dans une configuration géopolitique singulière, à savoir que le voisin soutenait la guérilla qui se déroulait dans l’autre pays. C’était le cas du Zaïre qui soutenait l’UNITA (Union pour l’Indépendance totale de l’Angola) de Savimbi en Angola ; c’était le cas du Pakistan qui soutenait la guérilla des Moudjahidines en Afghanistan ; c’était le cas du Soudan qui soutenait les érythréens en Éthiopie. En tout, cinq ou six situations de ce type. Je suis allé dans tous ces pays, je peux témoigner que nous ne faisions rien d’autre que soigner des gens qui en avaient besoin, apporter une aide, assurer une présence médicale, symbolique, fraternelle. Tout cela était totalement pacifique, répondant bien à ce qui a été évoqué de l’arrêt de la Cour internationale de justice sur le Nicaragua [1], à savoir les principes de la Croix rouge, légèrement aménagés et modernisés mais tout à fait clairement appliqués.

Dans les années 90, on assiste à un regain de multilatéralisme sous conduite américaine. Ce que Pierre Hassner appelait le « wilsonisme botté » [2] caractérise cette parenthèse multilatérale qui va de la chute du Mur de Berlin aux attentats du 11 septembre 2001. Cette décennie est marquée par une série d’interventions militaires qu’il faudrait toute une séance pour distinguer parce qu’elles sont motivées juridiquement et politiquement par des considérations très différentes. Le droit d’ingérence se militarise, il s’habille en kaki, c’est nouveau. C’est bien de cela que nous parlons aujourd’hui.

Je voulais lui donner une certaine perspective, une certaine profondeur historique non pour y voir une sorte d’« illusion rétrospective de la fatalité » [3] comme aurait dit Aron, mais des moments de cristallisation politique et les aventures d’une formule qui désigne, dans les différentes décennies où elle est appliquée, des choses et des enjeux assez différents.

Avant d’enchaîner sur les « bobards », je terminerai cette perspective historique par une évocation du tournant des années 70-80. Les pratiques d’ingérence étaient alors nombreuses, avant même que la formule n’apparût. C’est dans des conditions qui relèvent de cette catégorie que l’année 1980 vit la chute d’Amin Dada (Ouganda), de Bokassa (République centrafricaine), du Shah d’Iran et de Somoza (Nicaragua). Les circonstances étaient assez différentes mais cette année fut célébrée ici et là – on l’a tout à fait oublié – comme une « année de la liberté et des droits de l’homme ». Bokassa fut renversé par l’opération « Barracuda » dont les conséquences lointaines sont encore visibles en Centrafrique. Aujourd’hui les opérations ne portent plus des noms d’animaux carnivores et effrayants mais des noms de papillons (« Sangaris [4]»). Sans doute faut-il y voir le triomphe de la communication. Je ne dis pas du tout que l’opération actuelle en Centrafrique ressemble à celle de 1980, les deux sont motivées par des considérations humanitaires différentes.

L’opération de 1980 était motivée par le supposé cannibalisme de Bokassa qui aurait mangé de la chair de bébé entreposée dans ses frigos ! Cette intoxication avait été lancée avec l’aval d’Amnesty international, avant que cette organisation ne revînt sur ce bobard par la suite.

De même, un peu plus tard, le bobard des bébés tués dans les couveuses koweitiennes par les Irakiens [5], produit lui aussi par une organisation de défense des droits de l’homme, servit de justificatif à une intervention.

Ce sont les Soviétiques qui interviennent en Afghanistan pour des raisons qui, à bien les examiner, ne sont pas loin de l’argumentation humanitaire du maintien de l’ordre, de la sécurité des populations et de quelque chose qui ressemble à la responsabilité de protéger. Résultat : un million de morts, cinq millions de réfugiés, dix millions de personnes déplacées.

C’est aussi l’Irak qui attaque l’Iran avec l’appui à peu près unanime des démocraties occidentales. La radicalisation iranienne est à la clé.

C’est Israël qui attaque le Liban, c’est la Tanzanie qui envahit l’Ouganda, le Vietnam qui envahit le Cambodge…

On a un nœud d’interventions particulièrement frappant dont on voit a posteriori dans un certain nombre de pays les conséquences désastreuses. Je ne peux m’empêcher de voir un lien entre les groupes terroristes qui nous préoccupent tant aujourd’hui – et de façon bien compréhensible – et ces interventions désastreuses, ravageuses, meurtrières. Hezbollah, Daesch, les Talibans… tous sont nés dans les décombres de ces interventions.

Cela doit nous amener à réfléchir sur les conséquences non intentionnelles mais assez prévisibles de ce genre de situation.

M. Hennekinne a parlé du Kosovo, je ne saurais qu’approuver tout ce qu’il a dit. J’ajouterai simplement que l’affaire a commencé par le plan « Fer à cheval » (Hufeisen Plan), présenté le 8 avril 1999 par le ministère allemand de la Défense à Bonn. Selon ce plan, inventé de toutes pièces par les services secrets allemands, les forces serbes de Slobodan Milošević auraient prévu, dès la fin 1998, de prendre en étau la population albanaise du Kosovo pour l’expulser de la province. Et on prévoyait un million de morts sur les deux millions que compte la population du Kosovo, plusieurs centaines de milliers de personnes auraient déjà été assassinées au moment où ce supposé plan a été révélé ! C’est un journal allemand, Der Spiegel qui a démonté ce bobard propagandiste. Notre ami Kouchner, quant à lui, parlait de 100 000 morts déjà à déplorer… un carnage, une boucherie, bref quelque chose devant quoi il était exclu de rester les bras croisés. Finalement, les équipes d’experts du TPY ont identifié 2 700 cadavres dont une bonne partie de combattants. Donc, l’entrée en scène de cette guerre humanitaire moderne par excellence se construit sur cet énorme mensonge propagandiste. Il semblerait – je parle sous le contrôle des diplomates – que les conditions édictées par la Conférence de Rambouillet contre Milošević eussent été tout simplement irrecevables. Aucun pays n’aurait jamais accepté que son territoire fût parcouru par des militaires étrangers sans avertissement, sans aucune précaution… Déclarer la Yougoslavie territoire ouvert à tout vent était une façon de dire que l’intervention était là. Pour illustrer cet état d’ébriété dont je parlais tout à l’heure, il me revient que Vaclav Havel – que l’on a connu mieux inspiré – était allé jusqu’à parler de « bombardements humanitaires pour le Kosovo » !

On se souvient des armes de destruction massive détenues par l’Irak….

À l’époque où a été adoptée la R2P (Responsibility to Protect), une grande campagne internationale fut organisée sur la guerre du Darfour et le supposé génocide en cours sur ce territoire. Et l’on battit tambour, et l’on mobilisa pour une intervention. Je rappelle qu’en 2007, au moment de la campagne présidentielle, tous les candidats, à l’exception des « extrêmes » se sont succédé à la tribune de la Mutualité, sous la conduite de notre grand leader Bernard-Henry Lévy, pour appeler à une intervention et garantir que le XXIe siècle ne s’ouvrirait pas sous les auspices d’un nouveau génocide, celui qu’on avait laissé commettre au Rwanda mais qu’on interdirait au Darfour ! Il était alors impossible de lutter contre cette affirmation qui ne reposait sur rien d’autre que des trucages de chiffres et de faits. On ne peut prouver une proposition négative mais on pouvait prouver à cette époque qu’il n’y avait pas de génocide contre les Darfouriens : 2,5 millions de personnes déplacées (supposées être exterminées) trouvaient protection dans les villes de casernement, c’est-à-dire là où se trouvait l’armée darfourienne (supposée les exterminer). Je connais beaucoup de Tutsies de 1994 ou de Juifs allemands qui auraient aimé trouver une telle protection auprès de l’armée de leur pays ! De même un million de Darfouriens vivaient à Khartoum et pas un seul d’entre eux n’a été inquiété pendant toute la durée de ce conflit. Il était possible de prouver que les crimes bien réels commis au Darfour étaient d’une part très exagérés dans leur ampleur, d’autre part hyperbolisés dans leur signification, dans leur objectif. Mais une énorme campagne s’est développée et on a frôlé de peu une intervention.

En Birmanie, un événement beaucoup moins connu, le cyclone Narguis, a donné lieu à des débats parmi les juristes internationalistes sur l’opportunité d’étendre le champ d’application de la Responsabilité de protéger aux catastrophes naturelles et à l’obligation d’assistance en situation de catastrophe naturelle. En 2008, un énorme cyclone balaya la côte méridionale de la Birmanie, le delta de l’Irrawaddy (le grand fleuve qui traverse le pays nord-sud), provoquant des dizaines de milliers de morts (on a parlé de 135 000 victimes…) et d’énormes dégâts matériels. La junte kleptocratique qui dirigeait alors la Birmanie, réfugiée dans sa capitale à l’écart de la côte, Naypyidaw, ne fit rien pour venir en aide à la population. Monta à ce moment-là une vaste protestation justifiée mais fondée sur des éléments très exagérés. Il faut savoir que les catastrophes naturelles ne sont jamais suivies d’une deuxième vague de mortalité. Les risques souvent avancés d’épidémie provoquée par les cadavres des hommes et des animaux ou de famine due à la destruction des récoltes sont absolument nuls (la même polémique avait eu lieu au moment du tsunami de 2004). Pourtant un certain nombre d’ONG et même d’États ont publié des communiqués aux termes desquels un risque mortel pesait sur des centaines de milliers de personnes en Birmanie. Une ONG britannique a même parlé de 1,5 million de personnes en risque imminent de mort !

C’est à ce moment qu’on a vu ressurgir la discussion sur la R2P (Responsibility to Protect) qu’on proposait d’élargir, faisant de la non-assistance à personne en danger un crime contre l’humanité qui entrerait dans le champ de compétence de l’application de la Responsabilité de protéger. Or cette imputation était intégralement fausse. Médecins Sans Frontières avait des équipes en Birmanie, les secours fonctionnaient, il n’y a pas eu de surmortalité, aucune mort n’a été causée par un retard des secours. En revanche, les croiseurs britanniques, français et américains qui avaient commencé à se regrouper autour de la côte birmane avaient stimulé la paranoïa de la junte militaire qui avait un peu plus encore verrouillé le pays, retardant l’arrivée des secours des Nations Unies sur le territoire ! Je peux témoigner que, pour avoir fait quelques déclarations contestant le bien-fondé de cette pression militaire, contestant l’existence même d’un risque mortel pour une grande partie de la population, je me suis vu renvoyé au rang des supporters de la junte !

Je terminerai par la Libye. Cette affaire fut, pour ce que j’ai pu en connaître, une succession de mensonges destinés à construire l’acte d’accusation irrécusable qui allait s’abattre sur Kadhafi, le premier de ceux-ci étant l’attaque aérienne des manifestants de Tripoli le 23 février, à savoir une semaine exactement après le soulèvement de Benghazi. L’énormité de ce mensonge, qui choque la conscience civique et politique, continue aujourd’hui de me travailler. Les gens qui s’intéressent à la Libye savent que les Tripolitains ne sont pas des supporters inconditionnels de la population de Benghazi. Mais indépendamment de la position attentiste que pouvait avoir la population de Tripoli, je rappelle qu’on était seulement quelques jours après le soulèvement et si l’on pouvait déplorer quelques morts ou quelques dizaines de morts, on était très loin des flots de sang que l’on commençait à décrire. Cet événement fut le lever de rideau de la guerre de Libye. En effet, Obama, Sarkozy et Cameron, les trois « usual suspects » de l’intervention internationale (qu’on avait déjà vus au large des côtes birmanes), déclarèrent en chœur qu’un homme qui envoie son aviation attaquer sa propre population est indigne de gouverner et doit quitter le pouvoir. On n’entend pas tous les jours trois membres permanents du Conseil de sécurité déclarer qu’un chef d’État en exercice doit quitter son office ! Ces déclarations se référaient à ces bombardements, « ces actions que tout le monde a pu voir »… mais que personne n’a vues parce qu’elles ne s’étaient pas produites. Je ne voudrais pas m’acharner sur Bernard-Henri Lévy qui n’est pas là pour se défendre mais c’est lui qui avait réussi à imposer cette formule des images « que tout le monde a vues » alors que personne ne les avait vues. Régis Debray, déjà cité par Loïc Hennekinne, a assez clairement montré que l’Occident moderne voit ce qu’il croit au lieu de croire ce qu’il voit. La croyance était première et le spectacle construit par cette croyance est venu ensuite. On inventa des milliers de morts et puis cette fameuse colonne de chars qui allait faire couler des rivières de sang dans Benghazi. À cette époque, les smartphones étaient déjà généralisés, or, m’étant rendu en Libye pendant la guerre, je n’ai jamais vu la moindre photo de cette colonne de chars pour la bonne raison qu’elle n’existait pas. La menace sur Benghazi n’était pas inexistante mais, selon moi, elle était largement construite pour justifier cette intervention. On connaît la suite, je ne m’y attarde pas.

Le Kosovo, l’Irak, le Darfour, la Birmanie, la Libye : cinq interventions ou préludes d’interventions majeures qui auraient pu se justifier dans l’esprit de la R2P (Responsibility to Protect) ou à partir de la R2P mais qui relèvent entièrement de la fantasmagorie propagandiste la plus éhontée, laquelle, malheureusement, a rencontré bien peu de résistance dans notre pays.

Je ne parlerai pas ici de la Syrie mais je veux simplement rappeler que la Responsabilité de protéger, version moderne d’un supposé droit d’ingérence, se fonde sur les critères de la guerre juste (déclaration publique par une autorité légitime, juste cause, proportionnalité, dernier recours, chances de succès). Parmi ces critères, le plus politique, le plus profond, est le cinquième. Or bien malin qui pourrait calculer les chances de succès que pourrait avoir une intervention en Syrie, et cela depuis longtemps ! Au-delà des cadres juridico-moraux plantés par le R2P, il y a aussi un principe de faisabilité, de réalité politique qui ne peut pas être ignoré des décideurs. Et nos « usual suspects », les dirigeants américain, britannique et français, doivent se réveiller tous les matins en priant pour que la Russie et la Chine ne changent pas d’avis et n’offrent pas au Conseil de sécurité un champ d’application à la R2P pour la Syrie car c’est là que de nouveaux ennuis commenceraient.

Je planterai un dernier clou dans le cercueil de l’ingérence en évoquant la radicalisation que celle-ci induit. Cette vision juridico-morale, que j’oppose à la vision historico-politique, a pour effet de tendre les positions, de les durcir, de les radicaliser. À propos du Kosovo, il faut se souvenir de la manière dont avait été traité Ibrahim Rugova, l’homme qui cherchait à établir une médiation car il pensait que la guerre n’était pas la meilleure solution pour faire advenir un régime plus démocratique au Kosovo. Il fut traité de tous les noms, y compris par des intellectuels français que j’aurai la bienveillance de ne pas citer, il était le « Pétain » kosovar, le traître qui entrait dans une transaction inadmissible ! Sur l’affaire libyenne, quatre ou cinq tentatives de médiation avaient été proposées par la Turquie, de la part de pays africains en particulier. Toutes furent écartées comme indignes, indécentes, irrecevables. Seule la guerre était morale !

Avec la R2P (Responsibility to Protect) la guerre redevient morale. Paradoxalement, ce sont les Nations Unies qui ont obtenu ce résultat.

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[1] Le 27 juin 1986 la CJI a condamné les violations (multiples) commises par les États-Unis contre la légalité internationale :
– violations des principes de non-intervention, de non-recours à la force et de souveraineté d’un autre État, et cela en entraînant, armant, équipant, finançant et approvisionnant les forces contras ; en attaquant Puerto-Sandino, Corinto, Potosi, San-Juan en 1983-1984 ; en survolant le territoire nicaraguayen, en posant des mines dans les eaux intérieures ou territoriales du Nicaragua ;
– encouragement à commettre des actes contraires aux principes généraux du droit humanitaire, en produisant en 1983 un manuel intitulé Operaciones sicologicas en guerra de guerilla (« Opérations psychologiques dans la guerre de guérilla ») ;
– violations du traité d’amitié, de commerce et de navigation entre les parties par les attaques contre le territoire du. Nicaragua et par l’embargo général sur le commerce avec ce pays imposé le 1er mai 1985.
(« si les États-Unis peuvent certes porter leur propre appréciation sur la situation des droits de l’homme au Nicaragua, l’emploi de la force ne saurait être la méthode appropriée pour vérifier et assurer le respect de ces droits (paragraphe 268) »)
[2] in Pierre Hassner, « États-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire », Cahiers de Chaillot, n° 54, sept. 2002.
[3] « La rétrospection crée une illusion de fatalité qui contredit l’impression contemporaine de contingence » in Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire. Essai sur les limites de l’objectivité historique (1938), éd.Gallimard, 1986, p.224.
[4] Sangaris », un papillon rouge prisé des collectionneurs, s’est imposé pour l’intervention en Centrafrique, annoncée comme « courte »: « Un papillon, ce n’est pas méchant, ça ne dure pas très longtemps, c’est considéré comme joli et politiquement correct« , souligne le directeur de recherches de l’Iris Jean-Vincent Brisset.
[5] En 1990, dans le cadre d’une vaste campagne de communication lancée aux États-Unis pour inciter le pays à s’engager dans la guerre, on annonce que, selon des sources koweïtiennes, les soldats irakiens auraient débranché les alimentations en oxygène des incubateurs des hôpitaux de Koweït City et tué les bébés qui s’y trouvaient, cela pour récupérer l’appareillage médical et l’envoyer à Bagdad.

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Le cahier imprimé du colloque  »L’ingérence » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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