La refondation de la pensée islamique
Intervention de M. Ghaleb Benckeikh, auteur avec Antoine Sfeir de « Lettre ouverte aux islamistes » (Bayard, 2008), au colloque « La France et la République face à la radicalisation », lundi 9 mars 2015.
Notre nation a connu une terrible épreuve en début d’année civile. L’ignominie et le terrorisme abject ont frappé au cœur de Paris. Et nous ne pouvons pas nous contenter seulement de réprouver et de dénoncer ces actes qui nous révulsent et de condamner leurs auteurs, sans réserve, ni nous résoudre dans une résignation morose à subir la prochaine attaque…
D’ailleurs, qui dit dénoncer entraîne aussitôt qu’il faut annoncer : clamer haut et fort qu’aucune raison, si légitime soit-elle, ne saurait justifier le massacre des innocents et aucune cause, si noble soit-elle, ne prépose la terreur aveugle. Nous scandons jusqu’au ressassement ce que nous avons toujours proclamé : on ne peut pas et on ne doit pas se prévaloir d’un idéal religieux pour semer la haine et consacrer le ressentiment.
Or, des individus fanatisés affiliés à des groupes islamistes djihadistes ont décidé de déclencher une conflagration généralisée s’étalant sur un arc allant depuis le nord Nigéria jusqu’à l’Île de Jolo en passant par la corne africaine. Et, l’élément islamique y est franchement impliqué. Chaque jour que « Dieu fait », des dizaines de vies sont fauchées par une guerre menée au nom d’une certaine idée de l’Islam avec toutes les logorrhées dégénérées qui usurpent son vocabulaire et confisquent son champ sémantique, devenus anxiogènes. Les exactions qui sont commises nous scandalisent et offensent nos consciences. L’incendie ne semble pas fixé, bien au contraire, ses flammes voudraient nous atteindre en Europe et nous brûler, chez nous, en France.
Cette guerre réclame de nous tous, qui que nous soyons, hommes et femmes de bonne volonté, mais surtout de nous autres citoyens musulmans, de l’éteindre. Il est de notre responsabilité d’agir et de nous opposer à tout ce qui l’attise et l’entretient. Nous ne le faisons pas pour obéir à une quelconque injonction ni parce que nous sommes sommés de nous « désolidariser » de la bête immonde. Nous agissons de la sorte, avec dignité, mus que nous sommes par une très haute idée de l’humanité et de la fraternité.
Nous ne cèderons jamais à la psychose. C’est une déclaration de résistance et d’insoumission face à la barbarie. C’est aussi notre attachement viscéral à la vie, à la paix et à la liberté. Et, tout comme l’enseigne l’Ecclésiaste, il y a un temps pour tout, il y a un temps pour les actions sous le ciel, alors, après l’affliction et la torpeur, le temps de l’analyse doit se succéder à celui du panurgisme émotionnel. Ces dernières semaines, plusieurs décryptages de l’événement ont fait concurrence. Des lectures sociologisante, politique, géostratégique, psychologique, millénariste et théologique ont été présentées doctement. Et, tout en reconnaissant à chacune d’elles sa pertinence propre, nous affirmons qu’aucune n’est susceptible d’épuiser, à elle seule, un sujet si complexe. C’est pour cela qu’il faut plus de distanciation et de hauteur pour une vision panoptique des choses en séparant les variables et en distinguant les registres. Certes, il y a des facteurs endogènes propres aux contextes islamiques et des raisons intrinsèques qui sont venues les alimenter et les aggraver. Nous ne nous y appesantissons pas. Parce que le drame réside surtout dans le discours martial puisé dans la partie belligène du patrimoine religieux islamique – conforme à une conception du monde dépassée, propre à un temps éculé – qui n’a pas été déminéralisée ni dévitalisée.
Il est temps de reconnaître, dans la froideur d’esprit et la lucidité, les fêlures morales graves d’un discours religieux intolérant et les manquements à l’éthique de l’altérité confessionnelle qui perdurent depuis des lustres dans des communautés musulmanes ignares, déstructurées et crispées, repliées sur elles-mêmes. Des sermonnaires doctrinaires le profèrent pour « défendre » une religion qu’ils dénaturent et avilissent. Plus que sa caducité ou son obsolescence, il est temps de le déclarer antihumaniste.
Au-delà des simples réformettes, par-delà le toilettage, plus qu’un aggiornamento, plus qu’un rafistolage qui s’apparentent tous à une cautérisation d’une jambe en bois, c’est à une refondation de la pensée théologique islamique qu’il faut en appeler, je ne cesse pour ma part, de le requérir et je m’étais égosillé à l’exprimer. En finir avec la « raison religieuse » et la « pensée magique », s’affranchir des représentations superstitieuses, se soustraire à l’argument d’autorité, déplacer les préoccupations de l’assise de la croyance vers les problématiques de l’objectivité de la connaissance, relèvent d’une nécessité impérieuse et d’un besoin vital. L’on n’aura plus à infantiliser des esprits ni à culpabiliser des consciences. Les chantiers sont titanesques et il faut les entreprendre d’urgence : le pluralisme, la laïcité, la désintrication de la politique d’avec la religion, l’égalité foncière et ontologique entre les êtres par-delà le genre, la liberté d’expression et de croyance, la garantie de pouvoir changer de croyance, la désacralisation de la violence, la démocratie et l’État de droit sont des réponses essentielles et des antidotes primordiaux exigés.
Ce n’est plus suffisant de clamer que ces crimes n’ont rien à voir avec l’islam. Le discours incantatoire ne règle rien et le discours imprécatoire ne fait jamais avancer les choses. Ce n’est plus possible de pérorer que l’islam c’est la paix, c’est l’hospitalité, c’est la générosité… c’est irresponsable et c’en est devenu insupportable. Occulter les raisons du mal laisse les plaies grandes ouvertes.
Bien que nous le croyions fondamentalement et que nous connaissions la magnanimité, la mansuétude et la miséricorde enseignées par sa version standard, où jamais l’assassinat n’est la mesure de l’offense ! C’est bien aussi une compréhension obscurantiste, passéiste, dévoyée et rétrograde d’une partie du patrimoine calcifié qui est la cause de tous nos maux. Et il faut tout de suite la dirimer. Nous ne voulons pas que la partie gangrène le tout. Les glaciations idéologiques nous ont amenés à cette tragédie généralisée. Nous devons les dégeler. La responsabilité nous commande de reconnaître l’abdication de la raison et la démission de l’esprit dans la scansion de l’antienne islamiste justifiée par une lecture biaisée d’une construction humaine sacralisée et garantie par « le divin ». Il est temps de sortir des enfermements doctrinaux et de s’émanciper des clôtures dogmatiques. L’historicité et l’inapplicabilité d’un certain nombre de textes du corpus religieux islamique sont d’évidence, une réalité objective. Nous l’affirmons. Et nous en tirons les conséquences. L’ancrage dans la modernité ne saurait se faire sans une modernité intellectuelle fondée sur l’esprit critique. Je regrette que nous ne l’ayons pas fait dans notre pays, en France. Aucun colloque de grande envergure n’a pu se tenir, aucun symposium important n’a été organisé en vue de subsumer la violence « inhérente » à l’islam ; pas la moindre conférence sérieuse n’a été animée pour pourfendre les thèses islamistes radicales. Nous avons vécu sur la défaite de la pensée et l’abrasement de la réflexion. Il est vrai que la pusillanimité et la frilosité de nos « hiérarques » nous ont causé beaucoup de torts. Leur incurie organique nous laisse attendre, tétanisés, la dramatique séquence d’après. Or, face à la barbarie, il vaut mieux vivre peu, debout, digne et en phase avec ses convictions humanistes que de végéter longtemps en louvoyant, en étant complice, par l’inaction, de ce qu’on réprouve.
Le silence et la complaisance ont toujours été de discrets facteurs générateurs et amplificateurs des grandes tragédies.
Encore de nos jours, dans de nombreux pays, à populations majoritairement musulmanes, des régimes politiques sévissent sans aucune légitimité démocratique. Ils gouvernent en domestiquant la religion et en idéologisant la tradition. Ils manipulent la révélation pour des fins autres que spirituelles. Il leur arrive de participer à la coalition qui bombarde le prétendu « État islamique » alors que les criminels fous furieux du califat de la terreur appliquent leurs doctrines et soutiennent leurs thèses ! La monstruosité idéologique, dénommée Daesh, c’est le wahhâbisme en actes, rien d’autre. C’est le salafisme dans les faits, la cruauté en sus.
Nous sommes encore dans des contrées sous « climat » islamique, à l’ère de la criminalisation de l’apostasie, des châtiments corporels, de la minoration de la femme, de la captation des consciences et de la discrimination fondée sur la base religieuse. Et cela au XXIème siècle, après en avoir « mangé » une décade et demie ! Or, on ne jauge le degré d’avancement éthique d’une société qu’à l’aune du sort des minorités en leur sein. Même si nous savons que, in fine, dans une société libre, laïque et démocratique, il n’y a de majorité qu’au Parlement et la « minorité » y est appelée opposition. Parce que le citoyen doit être appréhendé sous la voûte commune de la laïcité in abstracto de l’appartenance confessionnelle et des spécificités singulières…
Un corpus polémologique virulent a existé dans la tradition islamique classique. Il est le seul référentiel des groupes djihadistes. Il doit être totalement proscrit. Il n’est plus suffisant d’énoncer qu’il faut savoir relativiser le texte à son contexte et ne pas l’utiliser comme un prétexte pour un nouveau contexte. Nous avons la responsabilité et le devoir de combattre la réactivation de tous les processus qui l’installent et l’érigent en commandements célestes. Il incombe aux dignitaires religieux, aux imams, aux muphtis et aux théologiens de décréter plus que son inconvenance, mais le reconnaître comme attentatoire à la dignité humaine et contraire à l’enseignement d’amour, de bonté et de miséricorde que recèle grandement la Tradition. Renouer surtout avec l’humanisme d’expression arabe qui a prévalu en contextes islamiques à travers l’histoire et le conjuguer avec toutes les sagesses et les conceptions philosophiques éclairées du progrès et de la civilisation. Il est consternant que cet humanisme soit oblitéré, complètement effacé des mémoires et totalement occulté. Les noms d’al-Asma’i, de Tawhidi, de Miskayawayh sont inconnus à cause d’une présentation de l’histoire atrophiée et mutilante. C’étaient eux et leurs émules qui avaient assis les fondements éthiques d’une civilisation impériale à l’architecture palatiale défiant l’éternité. Il est plus affligeant encore que, dans la régression terrible que nous connaissons, ces grands noms soient ignorés de leurs propres et lointains héritiers.
Savoir endiguer la déferlante extrémiste, ravaler le délabrement moral, guérir du malaise existentiel, en finir avec l’indigence intellectuelle et la déshérence culturelle. Aller vers l’universel. Ne pas s’arcbouter sur les particularismes irrédentistes. Telle est la vision programmatique pour sortir de l’ornière dans laquelle nous nous débattons. L’extrémisme est le culte sans la culture ; le fondamentalisme est la croyance sans la connaissance ; l’intégrisme est la religiosité sans la spiritualité.
L’éducation, l’instruction, l’acquisition du savoir, la science et la connaissance sont les maîtres-mots combinés à la culture et l’ouverture sur le monde avec l’amour de la beauté et l’inclination pour les valeurs esthétiques afin de libérer les esprits de leurs prisons, élever les âmes, flatter les sens, polir les cœurs et les assainir de tous les germes du ressentiment et de la haine.
La relation triangulaire entre la démocratie, la religion et les droits de l’homme est centrale dans la pensée subversive qu’il faut élaborer. Elle est d’autant plus fondamentale qu’il faut savoir transgresser tous les tabous qui l’entravent et l’encombrent. Cette pensée héritière de l’aufklärung et des secondes Lumières dans le sillage des maîtres du soupçon aura à déconstruire tout un patrimoine sclérosé. Elle saura déplacer les études du « sacré » vers d’autres horizons cognitifs et porteurs de sens. Le recours à la batterie de disciplines des sciences de l’homme et de la société ainsi que l’outillage intellectuel aiguisé pour les maîtriser constituent le mode opératoire qu’il faut adopter. L’université française et par-delà européenne, y contribuera grandement. Des instituts d’islamologie appliquée seront les lieux des études et des recherches pour une production savante assainie des scories d’une construction humaine sacralisée par ignorance et méconnaissance. L’herméneutique, la philologie, la paléographie, la sémiotique, la linguistique, la médiologie, la codicologie, l’historiographie, l’exégèse moderne concourent à l’intelligibilité de la foi mise à l’épreuve du temps. Ce n’est pas une raison de s’enferrer dans le patrimoine religieux lorsqu’il s’agit de produire du droit et d’établir la norme juridique. Une proposition d’émergence d’une « nouvelle » raison prendra en charge cette grande entreprise intellectuelle pour une sociologie de l’espérance et une eschatologie terrestre de la grandeur de l’homme. La raison émergente, chère à Mohammed Arkoun, saura allier à la fois les ressources inventives de la technoscience et de la nanotechnologie à l’invariant besoin de transcendance ainsi qu’à la soif inextinguible d’une spiritualité vivante. Il en résulte que la production du droit devient une émanation rationnelle des hommes s’appliquant aux hommes. C’est tout simplement la « déjuridicisation » de la révélation coranique qui est à mener avec intelligence et détermination. Le droit positif est à appréhender en étudiant ses fondements à la lumière de sa philosophie. Il est salutaire de ne pas donner aux quelques passages prescriptifs dits « législatifs » une valeur atemporelle et anhistorique, assurément inopérante et inappropriée.
La modernité est à ce tribut et elle ne pourra advenir que lorsque la théologie aura déblayé en amont une pensée de la liberté. Aussi le progrès sera-t-il la conséquence heureuse du passage opéré du tout théocratique au tout démocratique où l’impératif absolu du respect de la conscience humaine est non négociable. Il est le préalable à toute œuvre de démocratisation, à commencer par la liberté d’esprit au niveau individuel comme une révolution opérée dans les mentalités, avant de prétendre mener celle des nations entières. La dignité de l’homme réside dans son aptitude à répondre à l’appel transcendant en homme libre et conscient. Le libre choix politique va de pair avec le libre examen métaphysique. Comment peut-on s’imaginer un instant pouvoir contraindre par la coercition ou par la menace, croire imposer par la terreur et la violence ou même par un simple regard inquisiteur, à ce qui relève en principe d’une adhésion personnelle spontanée, immédiate dans un acte libre d’un ego libre. Le pire des méfaits serait alors un crime de lèse-conscience.
Il est affligeant de constater que la moindre critique – au sens académique – du Texte ne peut être qu’impiété ! Le recours abusif à la criminalisation de l’hérésie comme une massue brisant tout argument contrariant est un scandale intolérable qu’il faut récuser avec force et condamner comme tel. Nous ne voulons plus réciter le commentaire du commentaire, en situant la dévotion dans l’abaissement de l’intelligence et dans l’imitation servile des pieux anciens. C’est en France que ce travail de refondation de la pensée théologique islamique pourra et devra être mené à bien. Ce ne sera pas à Ryad ni à Khartoum ni à Alger où les mosquées sont édifiées pour y enseigner la sainte ignorance. Les musulmans français et surtout les intellectuels parmi eux doivent fonder des sociétés savantes et amorcer la reconquête de l’esprit et l’instauration d’un nouvel humanisme.
Gageons qu’après cette terrible tragédie, il y aura un véritable éveil des consciences afin de conjurer les ombres maléfiques de l’intolérance et du rejet pour construire ensemble, chez nous, en France, une nation solidaire et fraternelle avec un engagement commun au service de la justice et de la paix. Notre nation est en devenir et elle a un avenir. Elle reconnaîtra tous ses enfants sans exclusive, sans ostracisme. Notre modèle de vie dans une société ouverte, libre et démocratique, respectueuse des options métaphysiques et garante des orientations spirituelles de ses membres, pourra être transmis ailleurs et devra inspirer davantage les sociétés majoritairement musulmanes. Pour peu, surtout, que les rapports internationaux ne soient plus empreints de realpolitik ni d’indignations sélectives, ni de complaisance vis-à-vis des autocrates, ni de compromission avec des États « intégristes ». Faisons de cet événement tragique un avènement spécifique : un moment historique, inaugural d’une ère promise d’entente et de paix entre les peuples et les nations.
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Le cahier imprimé du colloque « La France et la République face à la radicalisation » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation
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