Bribes d’un itinéraire au cœur de l’islam en France

Intervention de M. Farid Abdelkrim, auteur de « Pourquoi j’ai cessé d’être islamiste » (Les Points Sur Les I, Février 2015), au colloque « La France et la République face à la radicalisation », lundi 9 mars 2015.

Merci, bonsoir.

Je me présenterai en disant qui je ne suis pas. Je ne suis pas sociologue (j’ai commencé des études de sociologie mais je me suis arrêté en cours de route). Je ne suis pas un spécialiste des questions évoquées ce soir. Je ne suis pas un intellectuel. Je ne suis pas un penseur.

Je suis là parce que j’ai écrit un livre qui s’intitule « Pourquoi j’ai cessé d’être islamiste », sous-titré « Itinéraire au cœur de l’islam en France ». En réalité le sous-titre aurait pu être le titre et le titre le sous-titre.

Il paraît que mal nommer les choses c’est ajouter à la misère du monde. Ne pas les nommer du tout ne vaut peut-être pas mieux. J’ai voulu en écrivant ce livre raconter de l’intérieur ce qui a amené un jeune issu de l’immigration, né en France, non pratiquant (bien qu’issu d’une famille algérienne qui pratiquait l’islam dit traditionnel), à déraper à un moment donné, à rompre avec l’institution scolaire, puis avec sa famille, avec la société en général pour devenir un véritable délinquant avant que, suite à un drame bouleversant, la mort d’un ami tué d’une balle en plein cœur par un gendarme auxiliaire en 1985 [1], il tente de trouver des réponses qu’il ne trouve nulle part en dehors de la religion musulmane.

En effet, à l’époque, j’avais besoin de faire le deuil et je n’en ai trouvé le moyen que dans la religion musulmane. Nous fréquentions alors un centre socio-culturel dans la ville de Nantes d’où je viens, et, au moment de la mort de Redouane, nous avons décidé de vider une pièce où nous avons posé un bout de moquette et un poste à cassettes et nous avons inscrit sur la porte : « Interdit d’entrer avec ses chaussures ». Nous faisions tourner le Coran en boucle, seule façon que nous avions trouvée de faire face à cet événement. Derrière cela il n’y avait aucun imam, aucun salafiste, aucun fondamentaliste. Nous n’étions même pas pratiquants, nous consommions des stupéfiants, nous buvions de l’alcool, nous sortions avec les filles, nous volions… c’est dire les bons musulmans que nous étions à l’époque !

De fil en aiguille, parce que j’ai besoin de trouver de la stabilité dans ma vie après cet événement qui m’a véritablement bouleversé, je vais trouver cet équilibre dans la religion musulmane. Je le fais presque seul.

À la maison, je suis un pratiquant clandestin. Je ne veux pas montrer à ma mère (mon père était mort quand j’étais en cinquième) que je suis devenu pratiquant, conscient que, sachant quel énergumène je suis, elle n’accordera pas le moindre crédit à ma démarche et je ne veux pas qu’elle se moque de moi et me sorte l’un de ses dictons favoris : « Il ne suffit pas de passer une nuit avec les batraciens pour se prendre pour une grenouille le lendemain ».

Donc je deviens ce musulman pratiquant et je vais changer « radicalement » d’existence. Je vais devenir quelqu’un de « clean », comme on le disait à l’époque. Du jour au lendemain je ne bois plus, je ne fume plus, je ne sors plus avec les filles, je ne vole plus, je ne dis plus de gros mots, je ne mens plus et, chose étrange, je me réconcilie avec les études parce qu’un bon musulman doit être un bon étudiant. Donc je vais fréquenter la mosquée de plus en plus souvent. C’est dans cette mosquée du quartier de Malakoff que je vais faire la connaissance des Frères musulmans, dont j’ignorais l’existence en France.

Un mot résume assez bien mon état d’esprit : c’est la fascination.

J’ai toujours aimé éprouver de la fascination, fascination d’enfant d’abord pour Bruce Lee, puis, surtout, pour un personnage de film (c’était ma culture, on ne lisait pas à la maison, je n’ai commencé à lire qu’en entrant en fac de sociologie), le rôle principal de « Scarface » de Brian de Palma, incarné par Al Pacino, Antonio Montana, Toni pour les intimes. Antonio Montana va me fasciner d’autant plus que je suis très complexé et frustré.

Lorsque je vais venir à l’islam, je vais trouver le pendant religieux, islamique, d’Antonio Montana en la personne d’Hassan el-Banna, un égyptien qui a vécu au début du siècle dernier, fondateur de la confrérie des Frères musulmans, que je vais connaître uniquement à travers des discours car je n’ai pas accès à la littérature, ne lisant pas encore l’arabe littéraire. Cette fascination va me donner l’envie d’en être, sans oser espérer que ça puisse arriver un jour.

Et cela arrive. Je vais intégrer la confrérie des Frères musulmans, selon un rituel que je découvre : je vais prêter allégeance, m’engageant devant le Dieu tout puissant à pratiquer sa religion sans faute, à la transmettre à qui de droit, à ne jamais faillir, à être obéissant et discipliné vis-à-vis de ma confrérie, de mon groupe, cela en prenant Dieu à témoin. J’ai à l’époque un peu plus d’une vingtaine d’années. Très rapidement, je reçois mission de transmettre cette religion aux jeunes issus de l’immigration qui ne parlent que le français.

Je voudrais qu’on comprenne ce qui a déterminé mon orientation après la mort de mon père, après la mort de Redouane, après ma conversion à l’islam. Je me trouvais devant un vide spirituel abyssal. J’étais en quête de sens mais, comme je le dis souvent, je n’avais pas le sens de la quête. Donc, faute de grives on mange des merles et comme je n’avais rien à me mettre sous la dent j’ai développé une sorte de boulimie militante. Ce militantisme a pris forme au sein de cette religion musulmane. Alors, j’ai mêlé la guerre d’Algérie, la colonisation, l’immigration, le racisme, la mort de Redouane, celle de mon père etc. C’était mon moteur, c’était mon carburant. C’est comme ça que j’ai fonctionné pendant des années et personne ne m’a dit que j’étais dans l’erreur. Je suis devenu un zélateur acharné et j’ai commencé à parcourir la France en tenant des discours plus ou moins cohérents. Dans mon esprit le monde était façonné selon une perception binaire : « Nous » et « Eux ». « Eux », c’était l’Occident, la France. « Nous » désignait les détenteurs de la vérité, de la parole vraie, de l’islam.
Dans ce « nous » le « je » disparaît. Tout est conjugué à la première personne du pluriel, ce qui fait qu’on se débarrasse d’une partie de soi-même. Je cite un exemple : dans ma jeunesse, inspiré par Elvis Presley, je chantais dans un groupe de rhythm and blues et lorsque je me suis converti à l’islam, le changement fut si radical que j’ai même arrêté la musique parce que c’était illicite (une certaine lecture de l’islam interdit la musique). Je me souviens que les membres du groupe s’étonnaient : comment une religion peut-elle interdire la musique ? J’ai donc laissé une partie de moi-même à l’entrée de l’islam. Farid n’existait plus ou il n’existait qu’à travers ce fameux « Nous ». C’est ainsi que se construit un monde de rupture dans lequel la forme s’oppose au fond. C’est bien souvent parce qu’on n’a pas de fond qu’on met le paquet sur la forme. Ce qui se développe aujourd’hui chez un certain nombre de jeunes vient de là : longue barbe, qamis, hijab, quand ce n’est pas assez niqab, quand ce n’est pas assez burqa… La place prise par la forme dans la pratique religieuse dénote une misère dans le fond lui-même.

En effet, partir en quête de Dieu est extrêmement compliqué, surtout quand on vit dans un pays où la « religion référente » n’est pas l’islam. On débarque avec une religion venue avec les immigrés eux-mêmes. Comment parler de Dieu, du Dieu de l’islam ? Comment faire qu’il reste au centre des préoccupations de celui qui est en quête ?

Je me suis intéressé aux discours tenus dans les mosquées à la lumière de mes études de sociologie. Ces dix dernières années un phénomène assez extraordinaire s’est produit : Dieu a totalement disparu du discours pour laisser la place à « l’islam dit », « le Coran dit », « le Prophète dit », « tel savant dit ». C’est une tendance générale. On a beaucoup de mal à parler de Dieu. C’est pourquoi on verse dans une sorte de normolâtrie, d’adoration de la norme, la norme pour la norme. La forme et le fond : il faudrait pouvoir régler cette opposition. Vaste chantier que celui-là !

La fascination fonctionne toujours. Dans la scène finale de Scarface, Antonio Montana meurt les bras ouverts et demande à ce qu’on lui tire dessus et semble ne pas ressentir les balles. Cette scène m’a beaucoup marqué. En voyant un Coulibaly s’extraire de l’hyper casher et se faire arroser, la fascination saisit l’esprit de certains. Et la fiction devient réalité.

Quand j’étais islamiste, j’étais devenu un promoteur de cette approche de la religion par le biais du politique. Mais je suis en quête de cohérence depuis mon enfance et, avec les années, je me suis rendu compte que l’islamisme faisait beaucoup de mal à cette religion qu’est l’islam. L’islamisme dont je parle est celui des Frères musulmans, cette confrérie à laquelle j’ai adhéré. C’est pourquoi j’essaie de retrouver le sens de cette quête et je me suis séparé de cette idée loufoque selon laquelle on devrait transmettre à tout prix cette religion parce qu’elle serait l’unique vérité sur cette planète.

J’ai réussi à comprendre, à travers un certain nombre de rencontres, le monde dans lequel je vis, les règles qui régissent ce monde. Là je parle de la France, de la République laïque et de son histoire, qui a sa culture ou ses cultures. Je me raconte pour que ce récit puisse faire partie de cette histoire de France, parce que je suis devenu islamiste en France, pas en Algérie, ni en Égypte.

Après avoir quitté la confrérie des Frères musulmans, d’islamiste je suis devenu humoriste. Mes spectacles traitent de ces questions de manière humoristique. Cela fait grincer des dents, certains en perdent même parfois. J’ai la particularité de faire suivre mon spectacle d’un débat avec le public. Cela permet d’aborder des sujets qui pourraient fâcher de manière un peu plus sereine, les zygomatiques détendus. Je joue actuellement « Le chemin de la gare ». J’organise en général les représentations avec des associations. Vous y êtes les bienvenus.

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[1] Le 21 mars 1985, Redouane Farhane, 32 ans, marocain, est tué d’une balle en plein cœur par un gendarme auxiliaire près de Nantes, alors qu’il tentait de fuir après un cambriolage.

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Le cahier imprimé du colloque « La France et la République face à la radicalisation » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

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