Des responsabilités partagées

Intervention de M. Alexandre Adler, historien et journaliste, spécialiste des relations internationales, auteur de « Le Roman du siècle rouge », avec Vladimir Fédorovski (Le Rocher, 2012), à la table ronde « L’Ukraine » du 14 septembre 2015.

Merci beaucoup, Monsieur le ministre, cher Jean-Pierre.

Pour des raisons tenant probablement aux débuts de la sénescence, nous rapprochant donc des grands ancêtres, je vais me placer sous la figure du général de Gaulle qui déjà, partant pour « l’Orient compliqué », prônait l’usage des « idées simples ». Peut-être dirai-je les choses avec une simplification un peu abusive mais c’est que, au-delà de mon respect pour le général de Gaulle, un peu comme le mètre-étalon du pavillon de Breteuil, je donne exactement et constamment l’opinion moyenne de l’intelligentsia russe. Je la perçois sans beaucoup d’efforts et, les communications modernes m’y aidant, je ne me trompe pas beaucoup.

Je représente donc ici la troisième voix, celle de tous ceux qui ont été absolument consternés par la campagne épouvantable des media russes contre le peuple ukrainien, laquelle a profondément choqué le soviétisme qui sommeille toujours chez moi car, même si l’Union Soviétique n’avait pas que des vertus, elle avait au moins celle d’enseigner une certaine fraternité entre ses différentes composantes. Ce n’était pas un leurre, l’étendue des mariages mixtes entre Russes et Ukrainiens, et même bien au-delà, en témoigne. On ne voit pas comment on serait arrivé à ce résultat de rapprochement fusionnel des populations sans cette expérience soviétique qui, sur ce point, a été un progrès absolu dans l’histoire des peuples de l’empire russe. Outre le cas ukrainien, il y a beaucoup d’autres exemples et, bien sûr, tous ces gens déchirés entre leurs identités multiples sont les plus malheureux des hommes.

À ce propos, on nous invente une personnalité ukrainienne d’une complexité extraordinaire et dont les racines historiques pourraient remonter jusqu’à l’instaurateur de la Rus’ de Kiev, le prince Valdemar.

J’ai déjà réconcilié Russes et Ukrainiens, à l’occasion d’un colloque, en leur rappelant que Valdemar, soi-disant Volodymyr, parlait probablement un mélange de suédois et de grec à peu près incompréhensible et que, selon la célèbre expression restée dans les mémoires de tous les écoliers russes, il avait été accueilli dans cette région, qui était le point de contact du monde byzantin et de l’Europe du nord, par la célèbre injonction : « Venez et soyez nos maîtres ! ». C’est ce qui fait que, dans le vocabulaire russe, on appelle encore « Varègues » (les Scandinaves qui ont fondé Kiev) les gens qui sont bombardés à la tête d’une administration avec laquelle ils n’ont aucun lien. Lorsque le PC soviétique nommait un responsable du KGB qui n’avait jamais été en opération, on l’appelait un « Varègue ».

L’Ukraine a donc toujours été un mélange périphérique. C’est même le front pionnier de la Russie et on y trouve beaucoup de traits de complexité qui tendent à se simplifier avec le temps. Bien sûr il y a eu des moments où l’identité de l’Ukraine a été plus forte mais dans l’ensemble l’Ukraine a fait partie intégrante de la construction de l’État russe pendant plusieurs siècles et de manière vraiment peu discriminante. On a parlé du prince Kotchoubeï, protecteur du père de Gogol. Son nom, Kotchoubeï (Küçük bey, le petit bey, en turc), révèle que c’était un Tatar converti à l’orthodoxie. Il fut le principal représentant de la noblesse libérale au moment des débats sur l’abolition du servage. En fait, la grande noblesse ukrainienne n’existait pas, elle était russe. Bien sûr, l’armée était ouverte à des généraux ukrainiens et l’Union Soviétique a porté à sa tête à de nombreuses reprises des gens qu’on peut qualifier d’Ukrainiens même s’ils ne l’étaient pas.

Faisons aussi justice du terme « russophone ».

Brejnev (dont la mère était polonaise) et Khrouchtchev étaient de parfaits représentants de ce mélange intime du Donbass vers lequel paysans russes du nord et ouvriers ukrainiens de l’ouest avaient convergé pour en faire cette véritable « Ruhr » de la Russie. Dniepropetrovsk, Kharkov, Donetsk, ont toujours été des villes mixtes, mélangées, où une culture originale – d’ailleurs plus démocratique que dans le reste de la Russie – a émergé très tôt. Mais on ne peut pas s’amuser à séparer les populations de ces régions selon des critères historico-fantaisistes qui n’ont jamais existé. Qui pourrait soutenir que Khrouchtchev était un Ukrainien ? Pourtant il a fait toute sa carrière en Ukraine.

C’est encore vrai aujourd’hui : loulia Timochenko incarne aux yeux de beaucoup la pasionaria de la révolution démocratique ukrainienne (la « révolution orange »). Je ne lui conteste absolument pas ce rôle mais elle est native de Novossibirsk et ses photos de jeunesse (quand elle ne portait pas encore la perruque de « Maroussia va à l’école » [1]) montrent une belle brune, très brune, ressemblant un peu à l’actrice arménienne/américaine Cher, et pour cause puisque son père est arménien et sa mère juive ! Elle est venue à Kiev en se mariant avec M. Timochenko, un nom qui exprime toute la gloire de l’Ukraine, à la fois civile [2] et militaire [3]. Comme le disait un de mes amis à Moscou : « Si elle est ukrainienne, nous sommes tous les deux japonais ! ».

Le gouvernement ukrainien comporte d’ailleurs un nombre extraordinaire de gens originaires d’autres régions de l’ancienne Union Soviétique qui ont pris racine en Ukraine. Pourquoi pas ? Mais alors, si on parle vraiment de « nation ukrainienne », c’est sur la base du droit du sol. Porochenko lui-même n’est pas un pur Ukrainien. On a vu à la tête de la province de Dniepropetrovsk, qui malgré sa russicité ne s’est pas rangée du côté des séparatistes, un oligarque juif, toujours détenteur d’un passeport israélien, qui est l’un des gangsters les plus avérés du pays. Sans oublier le principal oligarque, Akhmetov, qui est un Tatar, et les ministres arméniens. Sur ce plan, l’Ukraine, je la cherche encore…

En même temps, penser qu’il n’y a pas de sentiment ukrainien serait une grave erreur.

Ce sentiment ukrainien, qui apparaît de manière cyclique dans l’histoire russe, résulte aujourd’hui – cela a été dit à deux reprises dans ce débat – de la misère ukrainienne actuelle et du contact avec la Pologne. Pour les Ukrainiens, l’Europe, dont ils ne connaissent ni les contours ni véritablement l’avenir, c’est la Pologne ou la République tchèque, c’est-à-dire ces Slaves de l’ouest qui, depuis leur entrée dans l’Union européenne, ont bénéficié d’aides multiples, d’une assistance, d’investissements et surtout d’un climat de liberté. Lorsqu’un jeune Ukrainien se trouve à Varsovie, il a le sentiment qu’un progrès énorme y a été réalisé pendant que son Ukraine stagnait. Pour les jeunes qui, à Kiev, sont immédiatement contrôlés par des policiers qui les rackettent à la sortie des boîtes (c’est la raison pour laquelle ils n’y vont plus en voiture), l’Europe c’est pouvoir vivre libres. Et comme les Ukrainiens ont une sensibilité libérale, dans laquelle se mêlent le meilleur et le pire, l’anarchie cosaque et l’appétence à la modernité, qui vient de villes comme Odessa, construite par le duc de Richelieu, comme de la vieille Kiev, qui est encore aujourd’hui une des plus belles villes de Russie, un sentiment s’est cristallisé.

Mon opposition totale à la propagande et à l’attitude d’une partie de l’opinion russe et de certaines forces politiques vient du fait qu’on est en train de construire un sentiment ukrainien à coup d’insultes, de falsifications, de violences et de mauvaise foi.

Dire par exemple à l’immense majorité des Ukrainiens qu’ils ont eu une attitude tout à fait ambigüe pendant la Deuxième guerre mondiale, voire qu’ils sont une bande de racistes qui ne rêvaient que de s’enrôler sous le drapeau du IIIème Reich, c’est cracher à la figure de toutes ces familles ukrainiennes au sein desquelles il y a eu pendant la guerre exactement le même nombre de victimes que dans les familles russes. Je ne crois pas qu’on ait enregistré des désertions massives parmi les conscrits ukrainiens dans la Deuxième guerre mondiale, ni que l’Ukraine se soit dérobée, y compris dans le mouvement des Partisans, à ses devoirs patriotiques. Je ne crois pas que n’importe quel ancien combattant de l’Union Soviétique qui garde un peu sa tête sur les épaules ait eu le sentiment que quand ils étaient dirigés par des hommes comme Timochenko, Romanenko et même cette sombre brute de Gretchko (héritier de la cavalerie rouge de Boudienny), ils étaient dirigés par des Ukrainiens. Parmi les scènes pathétiques que j’ai vues dans cette période, je citerai l’attitude du président Koutchma (un des moins mauvais des chefs d’État successifs de cette Ukraine indépendante) qui, arrivant à Saint-Pétersbourg, s’agenouilla devant le cimetière militaire où son père repose, disant : « Il est mort pour défendre Leningrad ». C’était un moment d’intense émotion qui remettait un peu les pendules à l’heure.

Il faudrait démentir cette propagande anti-ukrainienne qui injurie aujourd’hui la réalité même de ce qu’est ce peuple ukrainien.

Quelle qu’en soit la définition, on sait au moins que ce peuple existe.

Ajouterai-je que l’idée selon laquelle l’Ukraine a été essentiellement constituée par une aspiration occidentaliste et libérale n’est pas nouvelle ? En 1965, Alexandre Werth, dans le dernier livre qu’il ait écrit en visitant l’Union Soviétique au début du brejnevisme, relate un entretien avec son vieil ami Ilya Ehrenbourg qui, dans son immense sagesse, lui disait à propos des rassemblements de jeunes qui commençaient déjà à l’époque à Kiev, sous la statue de Taras Chevtchenko : « Ils prennent des attitudes nationalistes mais ce n’est pas du tout le nationalisme exclusif que nous avons connu dans notre jeunesse, c’est tout simplement une aspiration contestataire libérale qui, si elle est prise avec sagesse, ne devrait jamais déboucher sur les choses que tu crains ». Et pourtant tous les Juifs russes avaient peur des Ukrainiens ! Dans un livre désopilant des frères Weiner, on lit une anecdote où le héros, rentré ivre mort d’une virée dans Moscou, se réveille dans un cauchemar : un de ses amis est là, habillé en Petlioura (le chef nationaliste ukrainien). En fait, il porte un polo bleu et un pantalon jaune, les couleurs nationales ukrainiennes qui font encore frissonner de peur tous les Juifs russes qui se souviennent à la fois du pogrom de Kiev, le plus important réalisé avant le génocide, et bien sûr des idées de M. Bandera et de ses acolytes. Je crois que l’analyse d’Ilya Ehrenbourg reste valable.

Au moment où les gens du GRU [4], sans armes apparentes, avançaient en Ukraine avec la facilité la plus totale, j’ai été bouleversé par un petit reportage qui montrait un bataillon d’Ukrainiens en guenilles qui avaient été encerclés par les civils du GRU. Ils étaient là, humiliés. Et à un moment donné, ils ont tenté une sortie démonstrative avec leurs officiers, drapeau en tête. Ce drapeau n’était pas le drapeau ukrainien mais le vieux drapeau régimentaire de la guerre patriotique ! à leur manière, ils disaient : vous nous humiliez, vous nous foulez aux pieds alors que nous avons été – et que nous sommes – des vôtres.

Je ne peux pas vous dire à quel point je suis indigné de la campagne épouvantable que mènent les media russes du clan nationaliste et de la façon dont ils ont aggravé les choses. Il faut absolument arrêter ce processus autodestructeur, car il est suicidaire pour la Russie, et rétablir les choses de manière à ce que les réalités profondes, le long terme et la vie, l’emportent sur le court terme de la crise et de la mort. Ce n’est pas impossible. Un jour, je suis persuadé que la raison va l’emporter. À moyen terme c’est très probable.

À court terme, les responsabilités de l’Occident sont écrasantes dans l’aggravation de la situation. Dans un mélange de bêtise et de mauvaise foi, nous avons tout fait pour qu’on en arrive à cette situation.

Les vieilles offenses ne sont pas oubliées en Russie et elles ont de conséquences sur la politique russe.

La dernière année de Gorbatchev, les services secrets américains avaient agité très fortement la population ukrainienne alors que, à la rencontre de Malte, Bush s’était engagé à ne jamais toucher aux frontières et à ne jamais faire adhérer les Pays baltes à l’OTAN. Pendant ce temps-là, la CIA avait mobilisé des effectifs considérables pour agiter le nationalisme ukrainien et toutes les vieilles officines domiciliées à Munich depuis que le général Gehlen [5] avait transmis tous ses actifs pour faire une nouvelle carrière dans la défense du monde libre. Mon ami Constantin Melnik [6], qui nous a quittés – et je ne voudrais pas faire parler les morts – s’est dit très choqué par l’attitude de ses amis de la CIA vis-à-vis du nationalisme ukrainien. Lui-même, petit-fils du médecin du Tsar, porte un nom ukrainien et chez lui patriotismes russe et ukrainien ont toujours été intimement mêlés avec un sentiment français très fort. Il n’a pas pardonné. C’est la première chose qu’il m’ait dite : Bush a délibérément mobilisé tous les effectifs qui étaient à sa disposition pour faire monter ce nationalisme ukrainien qui était évitable à ce moment-là.

C’est une responsabilité. La France n’y était pour rien mais c’est cette ligne générale qui était menée.
Il était facile ensuite de développer chez les Polonais – qui avaient le souvenir de l’appui que Piłsudski avait apporté à Petlioura [7] – un sentiment de revanche : cette fois-ci on allait humilier un peu les Russes, leur apprendre à vivre ! On a laissé la Pologne la bride sur le cou, en particulier quand des mouvements nationalistes comme celui des frères Kaczyński [8] ont pris les choses en main.

Certes les Russes n’ont pas été très habiles avec la Pologne pendant longtemps mais le résultat c’est qu’un groupe de revanchards polonais et lituaniens, souvent avec des passés américains importants, se sont mis depuis la « révolution orange » en demeure d’aider à l’émergence d’une Ukraine alliée à la Pologne et à la Lituanie dans une espèce de bloc occidental antirusse. C’est d’ailleurs l’idée que Piłsudski avait développée quand, après le « miracle de la Vistule » [9], il avait ouvert à Varsovie un institut d’étude de l’Europe orientale. Pour les Polonais (qui se voient au centre de l’Europe) l’Europe de l’est, c’est-à-dire la Lituanie, l’Ukraine, la Biélorussie, devrait être détachée de la Russie bolchevique.

Tout cela n’est pas très engageant et nous aurions dû tout simplement siffler la fin de la récréation. Quand les monuments à la gloire de Bandera et des Volontaires (qui n’étaient pas engagés dans l’armée allemande mais dans la Waffen-SS) ont commencé à apparaitre dans toute l’Ukraine occidentale, il était temps d’arrêter cette dérive épouvantable qui s’inscrit dans la tradition des Gehlen, Allan Dulles et des riches heures de la CIA des années 1950.

Jean-Pierre Chevènement
Je rappelle que le général Gehlen, chef des services de renseignement militaire allemand pendant la Deuxième guerre mondiale, avait mis ses services à la disposition des Américains après 1945…

Alexandre Adler
… ce qui avait permis au KGB d’infiltrer un grand nombre de ses ressortissants dans les réseaux dont Gehlen était si fier ! L’action de Gehlen a été une catastrophe complète sur tous les tableaux.
Cette tendance apparue dans les éléments les plus à droite du renseignement allemand et de la droite allemande a correspondu à un vieux débat au sein de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres entre l’école autrichienne et l’école prussienne. Les Allemands du nord ont toujours été nostalgiques de l’amitié avec les Russes, notamment avec la noblesse balte, et la plupart des hommes de la Reichswehr souhaitaient rétablir le dialogue avec l’armée russe, fût-elle l’Armée rouge. Au contraire, un certain parti catholique austro-bavarois a toujours développé l’idée que l’Ukraine, dont la brève existence pendant deux ans a été une épine au flanc de la Russie, valait le coup et que ce serait une très bonne chose de commencer la guerre antibolchevique par le démantèlement de l’Ukraine. C’est un combat qui s’est mené longtemps entre les deux écoles. Aujourd’hui, sans aucun doute – et c’est un grand changement –, l’école austro-bavaroise est complètement battue par le sentiment unanime des Allemands, eux-mêmes transformés par l’Allemagne de l’est, que l’intérêt et l’avenir de l’Allemagne exigent de bons rapports avec la Russie.
Sur ce point on constate une rencontre des opinions française, italienne et, de plus en plus, allemande pour se dégager de cette politique de provocation qui s’est développée à l’époque où l’euro était en grande difficulté et où nous avions sous-traité la politique ukrainienne, que l’on considérait avec un mélange d’ignorance et de fanatisme, à nos amis polonais et lituaniens qui n’avaient certainement pas les capacités de réflexion et d’élévation d’esprit pour la mener.

Nous avons donc des responsabilités extraordinaires. Je pense à Maïdan, avec le départ précipité des ministres des Affaires étrangères à peine l’encre du compromis séchée, comme s’il n’y avait rien de plus urgent que d’abandonner le terrain ! Je pense aussi à l’attitude acritique et souvent infantile de soutien à ce gouvernement ukrainien à caractère insurrectionnel qui prenait comme première mesure l’interdiction de la langue russe, ce qui ne manque pas d’humour dans un pays où 80 % de la population ne parle que le russe ! Je sais bien que l’ukrainien est respecté et respectable mais c’est un peu comme le gaëlique en Irlande : malgré tous les efforts des nationalistes irlandais, les Irlandais sont anglophones… et les Ukrainiens sont bien entendu russophones (et certains exclusivement russophones). On songe au spectacle comique de ministres ukrainiens discutant vigoureusement en russe lors d’une réunion à Moscou et rendant compte dans un ukrainien ampoulé à leur arrivée à l’aéroport de Kiev pour essayer de se conformer à la langue officielle. On utilise le terme « russophones » pour désigner des gens d’origine russe ou d’autres nationalités mais beaucoup d’Ukrainiens sont d’abord russophones : c’est en russe qu’on a écrit les lettres d’amour à sa première fiancée, c’est en russe qu’on a suivi les cours de mathématiques. Il y a autant de légitimité à qualifier de russophones la plupart des gens qui ont des noms parfaitement ukrainiens qu’à attribuer cette épithète aux autres.

Bref, il s’est produit dans cette période une espèce de basculement dans lequel l’Occident a des responsabilités écrasantes, d’autant plus qu’il a agi à l’aveugle, sans même se poser le problème de l’intégration de l’Ukraine à l’Europe et en jouant démagogiquement sur son appétence pour l’Europe dont je pense qu’elle n’était pas en elle-même dangereuse, bien au contraire.

Sur la conjoncture c’est l’ambassadeur Blanchemaison qui nous a donné toutes les clefs, c’est-à-dire que c’était une affaire d’abord de politique intérieure. Je citerai le célèbre film des années 70 : « Moscou ne croit pas aux larmes » [10] pour illustrer le fait qu’en Russie, on n’aime pas l’échec. Les gens qui échouent sont en difficulté politique majeure même si leur chute peut mettre plusieurs mois selon qu’on arrivera ou non à faire émerger un consensus. Khrouchtchev était tombé deux ans jour pour jour (le 14 octobre 1964), après sa merveilleuse performance à Cuba, le temps que le cercle des dirigeants, sorte de « cercle du village », s’entende, à l’issue de parties de chasse et de discussions interminables, sur le candidat le meilleur. C’était Brejnev. Pour Gorbatchev, ce fut plus rapide (un an et demi après la chute du mur de Berlin).

Poutine a compris parfaitement qu’après le fiasco de Maïdan et l’échec total de sa tentative de remettre la Russie sous les projecteurs avec les Jeux olympiques de Sotchi, il lui restait peu de temps pour retourner l’opinion, non pas de tous les Russes mais des décideurs. Il fallait donc absolument qu’il montrât sa virilité. Et son côté « petit voyou de Leningrad », qui ne refuse jamais les bagarres même quand il est en état d’infériorité, a joué pour ce coup d’audace : la Crimée.

S’il s’en était tenu là tout le monde serait très content (« Ah, si on s’était arrêté en Crimée, tout irait mieux ! », me répètent mes amis russes). Poutine, qui avait d’abord essayé de renverser la vapeur à son profit, a vu sa popularité grandir à mesure qu’il humiliait ceux qui avaient humilié les Russes.
L’extrême-droite française voit en Poutine un joueur d’échecs redoutable, un homme fort, avec des « biscoteaux »… Mais Poutine serait battu par Gary Kasparov en quelques minutes comme il serait assommé par Klitschko en quelques secondes. Ce n’est pas un homme fort. Il s’en donne les apparences pour se sentir rassuré, « Whistling in the dark », comme disent les Américains : il « siffle dans l’obscurité » parce qu’il est conscient que la situation est très sérieuse. L’effondrement économique dû à la situation pétrolière a déjà des conséquences énormes qui n’ont rien à voir avec les sanctions, d’ailleurs dénoncées dès le mois de janvier. S’il ne montre pas les dents il va se retrouver dans une situation très difficile. Selon le vieil adage d’Andropov, quand il y a une manif, on en prend la tête et on déclare qu’on la dirige pour essayer de contrôler les gens.

Cela n’a pas parfaitement réussi.

Le principal danger qui aujourd’hui menace Poutine, ce ne sont pas les sanctions, ce n’est pas l’Occident, ce n’est certainement pas Porochenko (dont la seule menace effective portait sur le système dentaire de tous les Russes qui mangeaient ses ersatz de chocolat jusqu’à ce que les sanctions qui visent l’Ukraine, protègent les Russes de ce très mauvais produit…). Ce qui a menacé Poutine, ce qui le menace encore, c’est la naissance d’une « OAS » russe. C’était inévitable. Beaucoup de Russes, humiliés, rêvent de revanche.

Les tensions entre Poutine et les bandes armées du Donbass sont évidentes. Leur chef Strelkov [11] (venu un peu du GRU, un peu de la délinquance) qui dirigeait l’offensive, a été démis par Poutine et relégué dans une espèce d’exil intérieur d’où il ne cesse d’invectiver Poutine. L’idéologue Douguine, grand ami d’Alain de Benoist et représentant en terre russe de l’extrême-droite française, a été chassé de l’université de Moscou par Poutine à peu près au même moment. On voit aujourd’hui des anciens combattants des Corps francs du Donbass revenir à Moscou pleins d’amertume et de rancœur contre Poutine dont ils estiment qu’il a trahi.

Boris Nemtsov, martyr de la liberté, a été tué sous les fenêtres de Poutine, à côté du Kremlin où il avait un bel appartement. Personne ne peut imaginer que Poutine aurait eu la folie, la bêtise d’organiser un tel meurtre avec une telle mise en scène. Quiconque en Russie connaît un peu les choses a compris que cet assassinat était un avertissement sans frais adressé à Poutine (« Aujourd’hui, ce sale juif qui s’agitait pour tes amis ukrainiens est mort ! Pour qui la prochaine balle ? Réfléchis ! »). Ceci explique la diligence avec laquelle les services spéciaux russes ont trouvé les assassins. Chose troublante, il s’agissait de deux policiers auxiliaires de la police tchétchène créée par Kadyrov, le grand allié de Poutine. Après avoir récité de façon pâteuse un compliment faisant accroire qu’ils avaient voulu venger l’islam comme à Charlie hebdo, voyant à quel point c’était peu crédible, ils ont fini par manger le morceau. Et Poutine a fait en sorte que tout le monde comprenne bien que c’était Kadyrov qui avait fait tuer Nemtsov. En effet, Kadyrov, sorte de « multicarte » qui envoie sur le front des tueurs tchétchènes (plus habitués à éliminer d’autres Tchéchènes) pour liquider les nationalistes et l’embryon d’armée ukrainienne qui résiste aux milices, est jusqu’au cou dans cette affaire. Depuis un certain temps, il défie ouvertement Poutine en alliance avec cette « OAS » russe.

Qui sont les chefs de ce groupe ? L’investigation est toujours nécessaire lorsqu’il est question de la Russie où rien n’est jamais tout à fait clair. Tout ce qu’on peut dire c’est qu’il y a des gens qui sont plus extrémistes que d’autres.

Or Poutine est entré dans une logique de décélération. C’est sans doute la raison du limogeage de Vladimir Iakounine, évincé de la direction de la Compagnie des chemins de fer russe (RDJ), un empire économique considérable [12]. Poutine semble prendre ses distances avec les milieux les plus nationalistes.

Nous avons fait beaucoup d’erreurs. Or, si l’on en croit Keynes, quand on est dans un trou, comme nous le sommes, la recommandation première est : « Stop digging ! » (Arrêtez de creuser !). C’est la première recommandation que j’adresserai à la France et à l’Allemagne dont il faut d’ailleurs reconnaître qu’elles ont eu des attitudes essentiellement saines et réparatrices depuis les accords de Minsk.

Aujourd’hui, nous devons tendre la main aux Russes et voir comment nous pouvons sortir ensemble de cette affaire.

Pour cela, deux impératifs.

Il faut d’abord comprendre que l’avenir de l’Ukraine est avec la Russie. La bonne coopération avec l’Europe est dans la logique de l’histoire ukrainienne mais la Russie et l’Ukraine ne peuvent faire qu’un ensemble. Jouer l’Ukraine contre la Russie c’est se faire un ennemi durable de la Russie et donc annuler le facteur russe tant dans le développement européen que dans la recherche de solutions politiques au Moyen-Orient.

Il faut évidemment « changer de braquet » au Moyen-Orient et prendre la mesure historique énorme de l’accord nucléaire qui a été passé avec l’Iran. Non seulement l’Iran n’est pas un adversaire mais l’Iran et la Russie sont, doivent être, nos partenaires, notamment dans la recherche d’une stabilisation du Moyen-Orient.

Cette politique ne sera pas la politique américaine.

Souvenons-nous de l’époque où Poutine figurait de façon très intentionnelle sur les photos avec Jacques Chirac et Gerhardt Schröder. Il y a eu l’esquisse d’une alliance à trois : France, Allemagne, Russie, et nous n’avons pas utilisé cette dynamique.

Je terminerai par une dernière remarque.

Longtemps la politique russe a consisté à jouer la France contre l’Allemagne et vice-versa. C’est Andropov qui s’est inscrit en faux contre cette stratégie en disant que l’avenir de la Russie était dans un dialogue permanent aussi bien avec l’Allemagne qu’avec la France. C’est ce que Gorbatchev transformera dans le slogan « maison commune européenne » qui n’a vu qu’une petite esquisse à cette époque.

Il est encore temps, puisque nous avons frôlé la catastrophe, de revenir en arrière. C’est ce que Freud appelle une anamnèse. Quand on est dans une forêt et qu’on est perdu, on revient au point où l’on a commencé à dévier et on repart d’un autre pied. C’est ce que je souhaite pour aujourd’hui.

Jean-Pierre Chevènement
Merci à Alexandre Adler qui nous a fait vivre, comme je le prévoyais, de moments tout à fait palpitants. J’ai particulièrement apprécié toute une série de notations psychologiques qui ont une grande importance. D’autre part, il a introduit une profondeur historique qui me paraît absolument nécessaire.

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[1] « Maroussia va à l’école », récit par Evgueni Schwarz du parcours dans une école Russe pendant les années cinquante.
[2] Stephen Timoshenko (1878-1972) était le pionnier de la mécanique des milieux continus.
[3] Semion Timochenko (1895-1970) fut maréchal de l’Union soviétique.
[4] GRU : Direction générale des renseignements de l’État-major des forces armées russes.
[5] Reinhard Gehlen, général de brigade allemand de la Wehrmacht sous le Troisième Reich, chef du service des renseignements à l’Est en 1944. Hostile aux choix stratégiques d’Hitler, il fut proche des conspirateurs de juillet 1944. Fondateur et chef, jusqu’en 1968, du BND (services de renseignements ouest-allemand), ses agents aideront les services américains à démasquer les fonctionnaires communistes et les organismes sympathisants dans l’ensemble de l’Europe de l’Ouest. La Gehlen Org aurait recruté et formé, dès 1946, plus de 5 000 agents est-européens et russes anti-communistes, dont d’anciens agents nazis, qui exécutaient des opérations secrètes derrière le rideau de fer : espionnage, sabotage, et, notamment, aide aux insurgés ukrainiens qui ont continué à entraver la mainmise soviétique jusqu’en 1956.
[6] Constantin Melnik, décédé en 2014, fut coordonnateur des services secrets auprès du Premier ministre Michel Debré. Il était aussi géopoliticien et homme de lettres.
[7] En 1918, c’est avec l’aide polonaise du Maréchal Józef Piłsudski que Simon Petlioura, chef des armées de la République nationale ukrainienne, repoussa l’agression de l’Armée rouge, mais aussi de l’Armée blanche de Dénikine.
[8] PiS (Prawo i Sprawiedliwość) « Droit et justice », parti fondé en 2001 par Lech et Jaroslaw Kaczyński.
[9] Le « miracle de la Vistule » (Cud nad Wisłą) désigne la bataille de Varsovie (août 1920), décisive dans la guerre russo-polonaise (1919-1920), qui fut remportée par les troupes polonaises de Józef Piłsudski sur l’armée bolchevique commandée par Mikhaïl Toukhatchevski.
[10] « Moscou ne croit pas aux larmes », film de 1979 écrit par Valentin Tchernykh et réalisé par Vladimir Menchov. Cette comédie dramatique raconte l’histoire de trois jeunes femmes qui, comme de nombreux jeunes des villes de province, arrivent à Moscou pour y trouver de meilleures conditions de vie.
[11] Igor Ivanovitch Strelkov, ancien militaire russe, était depuis le 12 mai 2014 commandant des forces d’auto-défense de la République populaire de Donetsk.
[12] Rossijskie železnye dorogi (RJD), compagnie publique des chemins de fer de Russie, exploite le deuxième plus grand réseau mondial avec près de 85 200 km de voies. L’une des plus grosses compagnies au monde, elle pèse pour environ 3,5 % dans le PIB russe et compte près d’un million d’employés.

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Le cahier imprimé de la table-ronde « L’Ukraine » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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