Intervention de Jean-Pierre Chevènement

Intervention de M. Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica, à la table ronde « L’Ukraine » du 14 septembre 2015.

Étant dans un mouvement, on peut en effet se poser quelquefois la question de savoir s’il y a un retour en arrière possible.

L’Ukraine est aussi un objet géopolitique. Elle l’était à la fin de la Première guerre mondiale. On est frappé de voir que les frontière actuelles et celles d’après Brest-Litovsk se ressemblent beaucoup.
Il faut comprendre que, historiquement, l’Ukraine est un objet géopolitique différent du point de vue des Allemands et du point de vue des Américains. Pour les Américains c’est un moyen d’affaiblir la Russie. Elle l’était aussi, probablement, du point de vue des Allemands. Selon Hélène Carrère d’Encausse « L’Ukraine est une composante, aux yeux de Mme Merkel, du paysage européen où la Russie n’a pas tout à fait sa place. » C’est peut-être un peu abrupt mais je pense que c’est une opinion dont il faudrait discuter.

S’agissant de l’Allemagne, je ne ressens pas les choses comme Alexandre Adler. Je pense que l’Allemagne a une position beaucoup plus dure que celle qu’il a décrite. Et je souhaite qu’effectivement nous parvenions à « amollir » l’Allemagne.

Je connais un peu la manière dont s’est développé le « format de Normandie » puisque le président Hollande m’avait envoyé le 5 mai 2014, avant l’élection de Porochenko, voir Poutine que j’ai rencontré pendant 2 h 40 à Sotchi. Je dois dire que Poutine ne souhaitait pas aller au-delà de la Crimée et j’ai dans l’oreille ce qu’il m’a dit s’agissant de ses intentions quant à ce qui se passait dans l’est de l’Ukraine. Il pensait que ces problèmes devaient se résoudre à l’intérieur de l’Ukraine par la décentralisation ou par une régionalisation. Nous étions au lendemain de l’affaire d’Odessa où un certain nombre de militants pro-russes avaient péri dans la maison des syndicats incendiée par des groupes comme Pravyï Sektor, des groupes d’extrême-droite qui avaient le monopole du service d’ordre pendant les manifestations de Maïdan (je dispose de témoignages qui me permettent de le dire avec un grand degré de certitude).

L’Ukraine est aujourd’hui beaucoup plus grande qu’elle ne l’a jamais été. Elle comportait une partie qui était traditionnellement dans l’orbite de l’Empire austro-hongrois : la Galicie, la Volhynie, toute l’Ukraine subcarpatique et puis, de l’autre côté, une partie russophone, orthodoxe, au fond assez proche des Russes. Quand j’allais à Zaporojie (ville ukrainienne jumelée avec Belfort à l’initiative d’un de mes prédécesseurs à la mairie de Belfort, Pierre Dreyfus-Schmidt) j’avais l’impression d’être en Russie. Il est vrai que cela se passait avant la chute de l’Union Soviétique où les « identités » étaient quand même moins évidentes.

Il me semble quand même que cette crise était parfaitement évitable. Le commissaire européen de nationalité tchèque, M. Füle était chargé de l’élargissement et de la négociation des accords d’association en vertu d’un partenariat oriental dont les bases ont été jetées en 2009 pour répondre à l’initiative de Nicolas Sarkozy qui avait voulu l’UPM (Union pour la Méditerranée). Mme Merkel avait demandé que ce partenariat oriental se fît avec cinq ou six pays, dont l’Ukraine. Il est évident que le projet de zone de libre-échange qui sous-tendait cet accord d’association se heurtait au projet d’union économique eurasiatique, projet concurrent que Poutine a développé à partir de 2010 ou 2011. On aurait pu résoudre la question si on s’était placé dans l’optique initiale qui était celle d’un espace de libre circulation de l’Atlantique au Pacifique, ce qui était l’objet du partenariat Union européenne-Russie. Mais les choses se sont passées autrement, comme en témoigne ce propos de M. Füle : « L’Ukraine devra choisir ».

M. Poutine m’a raconté être allé à Bruxelles en janvier 2014. Quand il a demandé à voir M. Barroso et M. Van Rompuy, il lui aurait été rétorqué : « Ce n’est pas votre affaire, c’est une affaire qui concerne la souveraineté de l’Ukraine, vous, vous devez vous mêler de vos oignons ». J’ai vérifié les termes auprès de l’interprète qui me les a confirmés. Et Poutine est rentré Gros-Jean comme devant.

L’opération de Ianoukovitch n’était pas un refus de l’accord d’association mais une demande de report qu’expliquait l’offre concurrente russe qui reposait sur un prêt important et sur des livraisons de gaz avec un rabais de 100 dollars pour 1000 m3. Ce n’était pas négligeable. Je dois à la vérité de dire que tout ce que j’ai entendu de la bouche de Poutine c’est qu’il ne couperait pas le gaz à l’Ukraine pendant l’hiver, qu’il laisserait s’effectuer les élections en Ukraine et que la question de Donetsk et de Louhansk devait se régler dans les frontières de l’Ukraine. Tout cela s’est concrétisé.
J’observe que lorsque Porochenko était rentré en Ukraine après la rencontre de Normandie, fut déclenchée – probablement pour des raisons qui tenaient au contexte ukrainien – une offensive « anti-terroriste » qui a abouti à un fiasco. Un premier accord de Minsk avait suivi et une deuxième offensive aboutit également à un fiasco, d’où le deuxième accord de Minsk en février 2015 où se sont impliqués François Hollande et Angela Merkel.

Maintenant, la levée des sanctions est suspendue à l’application des accords de Minsk. On voit sur le terrain que ce n’est pas si facile : il y a quelques jours des affrontements devant la Rada ont fait un mort et des dizaines de blessés. Et les 300 votes positifs à la Rada, nécessaires pour modifier la constitution, ne sont pas encore acquis. J’ajoute qu’il n’est pas simple d’organiser des élections entre des gens qui ne veulent pas se rencontrer, même s’ils ont mis leur signature en bas du même document, que j’ai vu…! Aujourd’hui, il n’y a pratiquement plus de contacts entre l’Ukraine et le Donbass des républiques autoproclamées. Il n’existe que deux points de passage ; toutes les pensions ont cessé d’être payées ; il n’y a plus de sécurité sociale. C’est la Russie qui assure la survie de ce bassin de population où il reste 3 millions d’habitants, 2 millions s’étant enfuis, les uns, les plus nombreux, en Russie, les autres en Ukraine.

Ce sera difficile et, au cœur de tout cela il y a l’objet géopolitique qu’est l’Ukraine dans la politique américaine. La proposition d’étendre l’OTAN à l’Ukraine a bien existé, en 2008. La France et l’Allemagne s’y étaient alors opposées.

Je pense qu’un statut de neutralité à l’autrichienne – je parle devant l’ambassadeur Prohaska – serait peut-être une bonne solution. Mais cela suppose la volonté de faire de l’Ukraine un pays pont entre l’Europe et la Russie. Les Américains ont-ils cette volonté ? Personnellement, je n’ai pas les moyens de répondre mais ce que j’ai entendu dans certaines conversations me laisse interrogatif. Je pense que l’opinion publique allemande est ce qu’en a dit Alexandre Adler mais les prises de position d’un certain nombre de responsables, notamment patronaux, et même d’hommes politiques, sont assez dures, assez raides. Ceux qui ont une position plus compréhensive sont traités de « Putin-Versteher » (expression qui ne signifie pas ceux qui cherchent à comprendre ce que veut Poutine mais ceux qui ont de la complaisance pour Poutine) et ces « Putin-Versteher » ont été relativement marginalisés dans le débat allemand.

J’attends de voir ce que donnera la réunion prévue au début du mois d’octobre à Paris. Nous verrons ensuite si la levée des sanctions pourra intervenir au début de l’année prochaine, ce qui supposerait que les élections aient pu avoir lieu et que l’Ukraine ait pu récupérer sa frontière, toutes choses qui, malheureusement, ne sont pas encore jouées, loin de là.

J’abrège mon propos et je donne la parole à la salle pour que le débat puisse se poursuivre.

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Le cahier imprimé de la table-ronde « L’Ukraine » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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