La politique étrangère indienne: intérêt national et système mondial

Intervention de Jean-Luc Racine, Directeur de recherche émérite au CNRS (Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud de l’EHESS) et chercheur senior au think tank Asia Centre, Paris, au colloque « Où va l’Inde? » du 6 juin 2016.

Selon la théorie du verre « à moitié vide ou à moitié plein » on pourrait relativiser beaucoup de choses qui ont été dites. Il ne s’agit évidemment pas de verser dans le misérabilisme. Une relation bilatérale va évidemment dans les deux sens, y compris dans l’esprit de la reverse innovation évoquée par Jean-Joseph Boillot.

Je repartirai de certains chiffres pour essayer d’éclairer les bases de la réflexion indienne en matière de politique étrangère, en partie modifiées par l’idéologie de l’actuel gouvernement qui, pour le reste, a repris, quoi qu’il en dise, une bonne part de l’héritage du précédent gouvernement congressiste de Manmohan Singh, au pouvoir de 2004 à 2014.

Patrick de Jacquelot a dit que le Premier ministre indien a deux visages. On pourrait dire que l’Inde présente de multiples visages.

L’ambiguïté de l’émergence.

En tant que processus, l’émergence a des hauts et des bas et doit s’appuyer tant sur l’héritage que sur les difficultés et les atouts du moment.

L’énorme transformation qui a commencé en Europe au XVème siècle, avec la Renaissance, puis qui fut marquée par les Lumières, la révolution industrielle, l’expansion coloniale, est en train d’arriver à un terme qui n’est ni la disparition de la puissance américaine (même si aux États-Unis les livres sur le déclin de l’Amérique se sont multipliés bien avant que Donald Trump ne paraisse sur la scène), ni l’effacement des pays européens. Mais c’est bien la multiplication des acteurs, si inégaux soient-ils, qui marquent le monde d’aujourd’hui. Dans ce contexte, que penser de ce qui a parfois été appelé « le retour de l’Asie » ?

Avant de se demander si le XXIème siècle sera le siècle de l’Asie, il faut se souvenir que la première mondialisation fut mise en place par les Compagnies des Indes, qui furent britannique, française, danoise et hollandaise. Ce premier grand capitalisme international avec des capitaux privés et des garanties d’État s’est étendu parce que l’Inde et la Chine étaient riches. Les récits des voyageurs français au XVIIème siècle montrent qu’on passe aisément du « siècle de Louis XIV » à celui des Grands Mogols. Ce retour historique nous fait comprendre qu’une des ambiguïtés des pays émergents tient à ce que certains de ces pays – la Chine et l’Inde au premier chef – sont en réalité ré-émergents.

Pour autant, aujourd’hui, l’Inde n’est pas dans la même catégorie que la Chine. Le taux de croissance indien dépasse le taux de croissance chinois mais la question a déjà été posée : cela va-t-il durer ? La Chine semble être entrée dans la voie d’une certaine stabilisation, ce qui est logique après trois décennies de croissance très forte.

Le double visage de l’Inde (Janus indien).

Un humain sur six est indien. L’Inde compte 18% de la population mondiale, et 53% de cette population a moins de 25 ans.

On peut mettre en avant les avancées de l’Inde, classée 3ème en termes de produit national brut en parité de pouvoir d’achat (mais cette méthode ne joue plus quand l’Inde importe son pétrole qui ne se paie pas en parité de pouvoir d’achat). Pour autant, même quand on prend le PNB nominal en dollars, l’Inde qui en 2014 était 9ème selon la Banque mondiale (elle a longtemps été 10ème ou 9ème au fil des dernières années) est 7ème selon le FMI en 2015. C’est-à-dire qu’elle a successivement dépassé le Brésil et la Russie. Il y a donc bien émergence.

Mais d’autres chiffres sont à prendre en compte : le PNB par tête place l’Inde en 123ème position. Son indice du développement humain, que publient les Nations Unies, la classait 130ème en 2014.

C’est pourquoi l’Inde doit orienter sa politique étrangère pour essayer de résoudre les défis nationaux. La pauvreté reste l’un de ces défis. L’Inde représente 18 % de la population mondiale mais 2,1% du commerce mondial. Son agriculture est fragile, son industrialisation insuffisante. L’atout démographique que l’Inde met en avant deviendrait un grave handicap s’il n’était pas possible de créer assez d’emplois pour cette population jeune. Là est la clé du succès politique, mais aussi de l’avenir du pays.

Face à cette dualité atouts/handicaps, comment l’Inde définit-elle son regard sur le monde ?

Narendra Modi est un homme de slogans, qui aime en outre donner à ses programmes d’actions des acronymes en anglais ayant aussi un sens en sanscrit. Le message au monde aujourd’hui privilégié est une invitation : « Make in India » (Venez fabriquer en Inde).

Narendra Modi est beaucoup plus actif en politique étrangère qu’il n’était attendu, même si les observateurs avaient bien noté que lorsqu’il était à la tête de son État du Gujarat il avait visité le Japon et la Chine à plusieurs reprises.

Derrière les slogans, quelle continuité diplomatique ? Comme toujours avec Modi, il faut distinguer discours et réalité. Son prédécesseur, Manmohan Singh, et la classe des diplomates dans son ensemble, face aux media qui s’interrogeaient sur « L’Inde, future puissance globale ? », répondaient que « l’Inde doit trouver sa juste place dans le comité des nations », façon de dire qu’elle doit hausser son statut dans les instances multilatérales, mais formulée avec retenue/ Aujourd’hui le rêve de puissance s’affirme plus nettement, jusqu’à vouloir imaginer une Inde « gourou du monde ».

Dans les discours intérieurs comme dans les propos tenus à l’étranger, le Premier ministre idéologue met en avant les accomplissements de l’Inde au fil de l’histoire, en privilégiant l’époque où furent posés les fondements de la société indienne, c’est-à-dire avant l’arrivée des musulmans. Deux idées de l’Inde s’affrontent : celle d’une nation multiculturelle, selon le paradigme qui prévalait après l’indépendance, et celle d’une nation née aux commencements de l’histoire, celle de l’État des hindous dans lequel les minorités sont appelées à reconnaître le statut privilégié des racines culturelles profondes du pays.

Lors de ses visites dans les pays étrangers où vivent de fortes diasporas, le Premier ministre aime cultiver la fibre patriotique et identitaire, même chez ceux qui ont acquis une autre nationalité. À New York, lors d’une de ses récentes visites en marge de l’Assemblée générale des Nations Unies, Madison Square Garden avait été loué pour accueillir la diaspora indienne ! Quand il était venu à Paris, la claque avait été convoquée dans le grand auditorium de l’Unesco. Succès garanti, comme le fut l’initiative réussie d’établir une Journée universelle du yoga, entérinée par les Nations Unies et l’Unesco. Cette journée est célébrée désormais le 21 juin, jour du solstice d’été, le salut au soleil étant un des marqueurs du yoga… mais aussi date anniversaire de la mort de K.B. Hedgevar, le fondateur du R.S.S., la matrice très influente du mouvement nationaliste hindou : tout est codé.

Modi sera demain à Washington où il parlera devant le Congrès, rare honneur pour un chef de gouvernement étranger. Il y sera applaudi, mais certains n’en penseront pas moins, tel Robert Corker, président de la commission des Affaires étrangères du Sénat qui jugeant des relations avec l’Inde au crible des intérêts américains a eu cette formule : “Hopeful rhetoric has far exceeded actual tangible achievements” (La rhétorique excède de loin les résultats).

La politique étrangère indienne est d’abord une diplomatie tous azimuts.

Cette ligne diplomatique n’est pas le fait de Narendra Modi. Elle fut mise en place après la fin de la Guerre froide, quand l’Inde perdit de facto, avec l’U.R.S.S., un de ses partenaires essentiels (l’Inde était en effet moins « non-alignée » d’un côté que de l’autre). L’une des questions qui s’était posée à la fin de la Guerre froide, qui coïncidait avec le lancement de la nouvelle politique de réformes économiques lancée par Manmohan Singh (ministre des Finances en 1991), était la position à tenir vis-à-vis des États-Unis.

Quand l’Inde réforme son économie, elle procède à petits pas, prudemment, lentement. « C’est nous qui décidons du rythme de nos réformes », s’entendaient répondre les experts de la Banque mondiale qui recommandaient aux Indiens d’accélérer les réformes par des interlocuteurs dont beaucoup étaient eux-mêmes passés par le FMI et la Banque mondiale.

On peut se demander si cette diplomatie tous azimuts n’est pas une redéfinition de l’héritage du non-alignement dans un contexte qui n’est plus celui d’un monde régi par l’antagonisme de deux blocs majeurs. Ce n’est pas un hasard si des experts indiens ont publié un rapport (objet de controverses dans cette société du débat qu’est l’Inde) intitulé « Non alignement 2.0 ». D’autres prétendent que face à la montée en puissance de la Chine, l’avenir de l’Inde ne se conçoit que dans un rapprochement accentué avec les États-Unis, même si une alliance militaire n’est pas à l’ordre du jour.

La question américaine est absolument décisive. On est face à un paradoxe. L’Inde, démocratie parlementaire qui n’a jamais connu le moindre coup d’État, a des élites anglophones et une société multiculturelle, toutes choses qui auraient dû permettre dès 1947 un rapprochement rapide entre l’Inde nouvelle et les États-Unis… mais ceux-ci n’avaient pas attendu G.W. Bush pour affirmer « Qui n’est pas avec nous est contre nous », démontrant une incompréhension fondamentale vis-à-vis de la politique de non-alignement de Nehru. Cela avait commencé au début des années 1950 avec la guerre de Corée. Non que les États-Unis n’aient pas porté attention à l’Inde, loin de là, d’autant plus que l’U.R.S.S. s’y intéressait. La « révolution verte » qui a donné une forte impulsion à l’agriculture indienne a du reste été impulsée par la coopération américaine dans les années soixante.

Cette diplomatie tous azimuts, avant Modi et sous Modi, est définie à la fois par choix politique, et en fonction des intérêts économiques essentiels du pays, dont la sécurité énergétique. Comme la Chine, l’Inde ne produit pas assez d’énergie et doit importer les deux tiers de son pétrole. Les deux tiers de ses importations proviennent du Moyen-Orient où la diaspora indienne compte 6 à 7 millions de résidents.

Un signe de l’évolution diplomatique mérite d’être noté : l’Inde, qui fut longtemps réceptrice de l’aide au développement, est devenue depuis les années 2000 une pourvoyeuse d’aide. Le champ d’action, encore modeste, privilégie surtout les pays voisins, dont l’Afghanistan.

Comment l’Inde divise-t-elle le monde ?

Le premier cercle est celui du « voisinage immédiat ». Il comprend les pays membres de l’Association régionale pour la coopération en Asie du Sud (SAARC) : Inde, Pakistan, Bangladesh, Sri Lanka, les deux États himalayens (Népal, Bhoutan) et l’archipel des Maldives, auxquels s’est adjoint il y a quelques années l’Afghanistan. La SAARC est toutefois pénalisée par l’antagonisme indo-pakistanais. Tant que le paradigme stratégique du Pakistan, défini par les militaires, restera ce qu’il est, subsistera le frein qui fait que l’Asie du Sud est sans doute la région du monde où il y a le moins d’échanges économiques entre voisins, même en temps de paix. Les dirigeants indiens sont très conscients qu’une étape importante serait franchie si une certaine normalisation était possible. Mais la normalisation est délicate, pas seulement à cause du Pakistan mais aussi en raison des perceptions de certains « petits » voisins, dont une part de l’opinion voit l’Inde comme puissance hégémonique. Les relations avec le Népal sont ainsi délicates. Celles avec le Bangladesh ont connu un mieux avec le récent échange d’enclaves transfrontalières.

Le rapport à la Chine

La relation indo-américaine est centrale dans la relation Inde-Chine.

1947, indépendance de l’Inde. 1949, naissance de la Chine communiste. La fraternité qui régna un temps entre l’Inde et la Chine n’a pas duré très longtemps. La guerre très brève de 1962 ne fut pas une catastrophe militaire mais une humiliation durable pour l’Inde. Ensuite vint Deng Xiaoping et cet oxymore qu’est le « socialisme de marché » qui a poussé la Chine vers une croissance à deux chiffres. Il fut un temps où les deux pays étaient comparables. Aujourd’hui, la puissance économique chinoise, c’est quatre fois la puissance économique indienne et les réserves de change chinoises sont supérieures au P.N.B. indien. Les deux pays ne jouent donc plus dans la même catégorie, mais cette inégalité accrue de prive pas l’Inde de réelles marges de manœuvre.

De même qu’un grand changement s’observe dans les relations avec les pays de l’ASEAN (qui, ont négligé l’Inde jusqu’aux années 1990), la politique chinoise vis-à-vis de l’Inde a notablement évolué. Le ballet diplomatico-politique entre les Indiens et les Chinois est absolument fascinant. Ils ont un contentieux frontalier dont discutent chaque année des délégations dont les conclusions ne sont pas rendues publiques. Les chefs d’État et de gouvernement se voient constamment, dans le circuit international mais aussi en bilatéral. Quand le Président Xi Jinping vient en Inde son voyage commence au Gujarat, l’État de Narendra Modi, l’occasion d’une séance photo : M et Mme Xi sur une balancelle, près de Modi, à Ahmedabad…. Quand Modi va en Chine, il se fait prendre en photo à Xi’an (région d’origine du Président Xi) au milieu des soldats de terre cuite de ce site archéologique extraordinaire. Les relations de fond, souvent délicates, s’accompagnent ainsi d’un subtil jeu de signaux positifs ou négatifs. Lors d’une interview au Wall Street journal, Modi affirme « Nous n’avons pas de problèmes avec les Chinois qui d’ailleurs investissent en Inde ». Il est vrai que la Chine est devenue, après l’Union européenne, le premier partenaire commercial de l’Inde, loin devant les États-Unis.

La géométrie des relations sino-indiennes s’inscrit ainsi dans un triangle coopération / compétition / confrontation. On s’arme pour le cas où il y aurait une confrontation mais on fait tout pour l’éviter. Cela définit largement, par contrecoup, les relations avec le voisin pakistanais. Évidemment le Pakistan « ne joue pas dans la même cour » que l’Inde mais l’immense avantage du nucléaire militaire est qu’il lui offre la dissuasion du faible au fort. Et à chaque fois que l’Inde hausse ses capacités de défense en pensant à la Chine, les Pakistanais protestent, arguant que l’équilibre bilatéral est compromis. Les Indiens ont testé plusieurs fois leurs missiles de longue portée (5 000 kms) qui permettent de couvrir toute la Chine, Pékin et Shanghai incluses.

C’est dans ce cadre que fonctionnent le triangle Inde-Chine-Pakistan et la relation indo-américaine. On est là véritablement au cœur de la politique étrangère indienne qui, comme toujours en Inde, suscite des débats. Certains observateurs pakistanais soupçonnent une alliance indo-américaine. Des think tanks indiens commencent à s’interroger sur ce sujet. Pour le moment la règle qui prévaut est qu’on peut approfondir le partenariat mais qu’un partenariat n’est pas une alliance. Les bonnes relations entre l’Inde et le Japon se sont intensifié sous Narendra Modi, qui connaît bien Shinzo Abe, comme lui fervent nationaliste et libéral en économie. Le rêve de Shinzo Abe d’une alliance des démocraties asiatiques (Japon, Taïwan, Australie et Inde), elles-mêmes alliées aux États-Unis s’est heurtée au refus de l’Inde d’intégrer une telle alliance. Mais ce principe affiché d’autonomie stratégique n’interdit nullement de renforcer les partenariats, y compris dans le domaine de la défense. Lors d’une grande réunion géopolitique organisée en Inde récemment, le chef de la 7ème flotte américaine (Océan Pacifique et Océan Indien depuis l’est jusqu’à Bombay), a littéralement courtisé l’Inde. Deux jours après, le ministre de la Défense indien publiait un communiqué annonçant que les Indiens allaient intensifier leurs exercices maritimes avec les États-Unis, y compris dans l’Océan Pacifique, mais qu’ils ne conduiraient pas de patrouilles conjointes en Mer de Chine du Sud. Un protocole d’accord sur la coopération militaire logistique est poussé en avant de façon pressante par le Pentagone.

On ne peut plus parler simplement de l’Asie-Pacifique. Il faut maintenant prendre en compte le concept d’Indo-Pacifique lancé par les Australiens. Des Australiens qui se rapprochent de l’Inde après avoir tourné la page de l’opposition aux essais nucléaires indiens, et qui vont désormais fournir de l’uranium pour le nucléaire civil indien. Dans le concept Indo-Pacifique il y a, comme ailleurs, le texte et le subtext. Au-delà des échanges maritimes transocéaniques et de la légitime question de la liberté de circulation qu’aiguise l’activisme chinois en Mer de Chine du Sud, se pose aussi la question du positionnement des Japonais, des Taiwanais, des Singapouriens, des Australiens, des Indiens, des Vietnamiens face à la montée en puissance de la Chine et par rapport à la volonté affichée par l’administration Obama du « pivot vers l’Asie ». Cette formule a suscité des déluges de commentaires. En fait il s’agissait de mettre un nom nouveau sur une transition déjà engagée, et relativement modeste sur le plan stratégique, et Washington entendait aussi rassurer ses alliés traditionnels dans la région.

Je laisserai de côté faute de temps l’activisme de l’Inde vis-à-vis de l’Asie du Sud-Est, sa présence au Moyen-Orient, réaffirmée par Narendra Modi qui a rendu visite aux Émirats Arabes Unis en août 2015, à l’Arabie Saoudite en avril 2016, et qui vient de faire étape au Qatar en venant de Kaboul où il inaugurait un barrage financé par son pays. Les liens très forts entre l’Inde et l’Afghanistan agacent prodigieusement les Pakistanais, et offrent aussi des opportunités aux Iraniens, a fortiori depuis l’accord sur le nucléaire de juillet 2015. Comme Islamabad (en fait, les militaires) interdit aux transporteurs indiens de traverser le Pakistan pour rejoindre l’Afghanistan, Indiens et Iraniens vont développer le port iranien de Chabahar à la sortie du Golfe persique pour ouvrir un nouvel axe qui va remonter vers l’Afghanistan et vers l’Asie centrale (qui détient les ressources énergétiques dont l’Inde a aussi besoin). Une réplique au port pakistanais tout proche, Gwadar, développé par les Chinois…

Que nous apprend l’Inde sur l’état du monde ?

Pour l’Inde comme pour bien d’autres pays, il s’agit de trouver un équilibre entre la multipolarité, la multiplication des acteurs sur la scène mondiale (les États-Unis, qui restent de loin la première puissance, ne sont plus l’hyperpuissance qui, pendant un moment, a concentré l’essentiel des pouvoirs), et le multilatéralisme qui régule le système global. Ce multilatéralisme doit-il être défini par le seul système onusien ? Ou d’autres initiatives sont-elles possibles ? C’est l’enjeu majeur de la redéfinition de l’ordre mondial aujourd’hui.

Comment l’Inde se positionne-t-elle sur cette question ? On l’a dit, l’Inde, le Japon, le Brésil et l’Allemagne se sont groupés pour demander une réforme du Conseil de sécurité des Nations Unies de façon à élargir le cercle des membres permanents et non permanents. Les procédures prévues par les pères fondateurs pour élargir le Conseil ne rendent pas la chose facile. Mais la refonte d’un ordre dessiné aux lendemains de la seconde guerre mondiale n’en est pas moins légitime.

New Delhi veut aussi accroître les parts des pays émergents au sein du F.M.I. Il fut un temps où les Pays-Bas pesaient plus lourd que l’Inde. Les réformes engagées, qui pénalisent quelque peu les pays européens hyper-représentés, restent modestes, et tous les pays émergents veulent aller plus loin.
L’Inde est aussi concernée par l’O.M.C. À côté de cet organisme mondial se multiplient des accords régionaux dont l’un des plus importants aujourd’hui est le traité trans-Pacifique (T.P.P. – Trans-Pacific Partnership) signé en février 2016 mais qui compte encore peu de membres asiatiques (le Japon, Brunei, la Malaisie, Singapour). L’Inde pourrait être intéressée par ce type de traité. Elle a rejoint par ailleurs l’initiative R.C.E.P. (Regional Comprehensive Economic Partnership) un autre projet mis en avant par l’ASEAN qui concernerait la Chine, le Japon et la plupart des pays asiatiques. Mais dans les deux cas l’Inde fait face à un dilemme : consentira-t-elle des concessions qui pourraient avoir des conséquences intérieures délicates et politiquement sensibles dans un pays au calendrier électoral toujours chargé, entre élections générales et élections dans les 29 États qui le constituent ? Risquera-t-elle à l’inverse de se trouver marginalisée par les pays qui, allant plus loin dans la libéralisation, feront davantage de commerce entre eux qu’avec ceux qui ne seront pas membres de ces nouvelles organisations régionales de libre-échange ? C’est une question cruciale, car la géopolitique doit plus que jamais prendre en compte la géo-économie. Pas seulement parce que c’est ainsi que le monde fonctionne mais aussi parce que l’Inde a besoin de sécuriser ses approvisionnements extérieurs, de s’industrialiser davantage, et de créer des emplois.

Cette dialectique entre intérêt national, multipolarité et multilatéralisme suscite inévitablement des dilemmes, voire des tensions. J’en retiendrai deux, de types opposés mais significatifs.

L’O.M.C. est l’une des rares instances internationales qui puisse faire, en son sein, office de tribunal (un pays peut, devant cette instance, mettre en cause un autre État membre dont il conteste la politique commerciale). Aussi indécent que cela puisse paraître, les États-Unis ont ainsi jugé que l’Inde subventionnait trop ses programmes de sécurité alimentaire qui consistaient à mettre sur le marché des produits de première nécessité à des prix inférieurs à ceux du marché libre pour les classes défavorisées (l’Inde avait franchi de fait le seuil défini par l’O.M.C.). L’Inde a alors menacé de bloquer le cycle de Doha, et a ainsi amené les Américains à composer.

À l’inverse, Modi, venu à Paris pour la COP 21, avec un concept très culturel et très sanscritisé de la lutte contre le réchauffement climatique (l’harmonie avec la nature étant présentée comme l’un des fondements de la philosophie holiste de l’hindouisme), a lancé rien moins qu’une « alliance solaire » à vocation universelle. Plus prosaïques, les Américains considèrent que les Indiens subventionnent un peu trop leur industrie de panneaux solaires. L’affaire est en cours de discussion.

Ce qui se joue dans tout cela, sur le plan géopolitique comme sur le plan géoéconomique, c’est la marge de manœuvre dont dispose l’Inde. Un grand quotidien indien publiait récemment un article accusant l’Inde de « jouer trop personnel ». L’Inde a des limites à sa puissance, à son influence, face à une Chine qui peut mettre des milliards sur la table. Peut-être l’Inde devrait-elle jouer davantage en partenariat. Certains Indiens critiquent de même la façon dont l’Inde ne prend pas très au sérieux le G20, dont elle est membre. Ils rappellent que l’on ne peut pas négliger complètement les décisions du G20, qui sont motivées, et souhaitent que les hommes d’affaires indiens y soient un peu plus présents.

Dans la sphère géopolitique et notamment en matière de politique de sécurité, l’Inde essaie de faire accepter une définition universelle du terrorisme. Les Émiratis ont repris la formulation indienne dans la déclaration bilatérale de la fin 2015. Vu de New Delhi sont terroristes les États qui hébergent délibérément des terroristes. C’est évidemment le voisin pakistanais qui est visé. Cela pose problème car la Chine, dans les commissions des Nations-Unies, bloque toute tentative visant le leader pakistanais du Jaish-e-Mohammed, une des organisations djihadistes anti-indiennes les plus actives, toujours protégée par le pouvoir. Dans cette circonstance, l’alliance de facto entre Pékin et Islamabad joue à plein.

En ce qui concerne la sphère idéologique, on a déjà parlé de l’usage de la diaspora. Il faut essayer de comprendre cette recherche d’un équilibre (« fine balance ») entre le nationalisme affiché et le pragmatisme de la realpolitik.

L’Inde illustre assez bien la réalité de ce qu’est la diplomatie d’aujourd’hui. À rares exceptions près, dont la Syrie de Bachar El-Assad, la règle est que tout le monde parle à tout le monde, même si l’on a de sérieux différends, ou de multiples contentieux.

En ce sens, observer l’Inde aide à réfléchir sur l’ordre et le désordre mondial, sur la question démocratie/stabilité, sur la question de la discrimination positive (l’Inde est le pays qui pratique le plus cette politique des quotas au bénéfice espéré des groupes défavorisés), sur la manière dont fonctionne une société multiculturelle et multilinguistique, sur l’ajustement du non-alignement à la réalité du monde multipolaire, sur la nécessité de rédéfinir par la négociation et le compromis les règles d’un nouvel ordre mondial et, bien sûr, sur le rééquilibrage entre Asie et Occident, qui semble clore, ou au moins reconfigurer, le grand cycle ouvert au XVème siècle par le dynamisme conquérant de l’Europe.

Pour l’Inde comme pour la plupart des autre pays, émergents ou pas, le Grand Jeu d’aujourd’hui ne se déploie pas sur un échiquier où il faut faire échec et mat, mais plutôt sur un tablier de Go, où les pions sont beaucoup plus nombreux, et où il s’agit d’encercler l’adversaire pour le faire plier. C’est une autre forme de relations internationales, qui n’est plus celle de la Guerre froide.

L’Inde nous permet ainsi de réfléchir non seulement sur nous-mêmes mais aussi sur les évolutions du monde qui est le nôtre.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, M. Racine, pour cet exposé passionnant, exhaustif.
Vous nous avez aidés à réfléchir et en particulier vous avez mentionné que l’Inde comme la Chine étaient très riches aux XVème et XVIème siècles. C’est vrai qu’en proportion de leur population leur poids économique était à peu près équivalent, c’est-à-dire 16 % – 17 % du PIB mondial. L’Inde est tombée à 2 % à la fin de la colonisation britannique, ce qu’on oublie en général mais qui est éclairant. Cela explique le sentiment de revanche à prendre sur l’histoire et un dynamisme qui nous paraît parfois quelque peu agressif mais qui est aussi quelque chose de naturel.

Je me tourne vers Philippe Humbert qui, après avoir représenté Alcatel et Safran en Inde, est désormais conseiller d’un grand groupe français en matière d’énergie solaire.

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Le cahier imprimé du colloque « Où va l’Inde? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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