Intervention de Régis Debray, Écrivain, Philosophe, Fondateur et Directeur de la revue « Médium », au colloque « Intégration, laïcité, continuer la France » du 23 mai 2016.
En effet, je vais essayer d’expliquer pourquoi la laïcité « c’est foutu ! »… c’est un chef d’œuvre en péril, devrais-je dire.
Jean-Pierre Chevènement a fort bien parlé d’une laïcité conquérante et militante, celle de 1905, quand la France comptait 125 000 religieux, sans compter les congrégations enseignantes. Il y avait alors un État, une Ecole, la franc-maçonnerie, le mouvement ouvrier… Surtout il y avait une France capable de penser par elle-même, une France qui connaissait son Histoire.
Je ne pense pas que ce soit le cas aujourd’hui.
Avant d’entrer dans l’exposé des trois raisons qui font que la laïcité, hélas, a un avenir difficile, essayons de la définir. La meilleure définition qui soit est celle qu’a donnée magnifiquement André Philip (1) : La laïcité est un cadre (non un tableau), qui laisse à chacun le choix de son destin en évitant qu’il se replie sur les communautés qui vont se jalouser entre elles. Avec cinquante ans d’avance, il avait décrit l’état actuel des choses, dans le monde et en France.
La laïcité n’est pas la tolérance. « La tolérance est un mot injurieux », disait Mirabeau. La tolérance est une condescendance, une indulgence, alors que la laïcité est la reconnaissance d’un droit. On ne souffre pas que l’autre ait un droit, on reconnaît ses droits, tout simplement.
La laïcité n’est pas le désir d’effacer tout signe religieux de la société, c’est tout simplement le désir de mettre l’espace public à l’abri des emprises particularistes. C’est une architecture juridique très subtile.
« Chef d’œuvre en péril », disais-je. Un chef d’œuvre, c’est unique. Il se trouve que la laïcité française, même si elle a eu des projections au Mexique ou au Portugal, est chose unique, malheureusement confondue avec des choses qui ne sont pas elle.
Je ne parle pas de la Turquie qui en exhibe l’antithèse : La Turquie est un césaro-papisme sans pape (c’est le césar qui fait le pape). À Istanbul, un ministère des Affaires religieuses prépare chaque jeudi soir les sermons qui vont être dits dans toutes les mosquées de Turquie. C’est l’annexion du religieux par l’État, un peu sur un mode napoléonien. C’est l’officialisation de l’islam.
La constitution américaine énonce une confusion renversante : le Premier amendement est destiné à protéger les églises contre l’État… quand nous souhaitions protéger l’État contre les églises.
L’Amérique est un pays profondément religieux qui, ayant eu la chance d’être protestant, inclut la dissidence dans la religiosité et se dote d’un dieu confédéral qui a l’immense avantage de procurer une religion civile. Cette religion biblico-patriotique permet de maintenir une certaine cohésion morale et mentale dans un pays par ailleurs divisé autant que possible en races et en classes pour le moins différentes, voire antagonistes.
God help me… In God we trust… je ne vais pas égrener les breakfast prayers (le dollar, l’ouverture des sessions du Congrès sur la prière etc.). Je lisais dans un journal qu’un candidat républicain éliminé par Trump n’avait suscité aucune protestation en commençant un discours par : « Je ne pourrais pas faire confiance à un commandant en chef qui ne commencerait pas sa journée à genoux par une prière ». Cette phrase, au contraire, le posait comme quelqu’un qui avait une solidité patriotique à toute épreuve. Nous recevons chaque année des sénateurs américains qui viennent nous faire la leçon à propos de notre traitement des sectes… et nous sommes 24ème sur une liste émise pat l’ONU quant au respect de la liberté religieuse dans le monde.
Passons également sur la Belgique où la laïcité est une mouvance parmi d’autres, une communauté parmi d’autres officiellement reconnues.
Nous sommes le seul État, depuis 1945, qui ait inscrit dans sa constitution ce terme de « laïque » (2). C’est une singularité.
Les raisons qui font qu’on peut tout de même s’inquiéter sont de trois sortes. La première concerne l’État, la deuxième concerne l’école, la troisième concerne le médium.
L’État d’abord. Contrairement à la sécularisation qui va du bas vers le haut, la laïcisation est toujours un acte d’autorité, du haut vers le bas, depuis Henri IV et le Parti des politiques. C’est parce qu’il avait opposé la raison d’État à la raison d’Église qu’Henri IV avait pu mettre fin – en tout cas provisoirement – aux guerres de religion. Mais où que ce soit, au Mexique avec Juarez, en Turquie avec Kemal Atatürk (même si c’est une autre laïcité que la nôtre), il s’agit toujours d’un acte d’imposition, parfois coercitif, de la puissance publique vers la société civile.
Encore faut-il qu’il y ait une puissance publique. Aujourd’hui, il me semble que la dégradation symbolique de l’État met en cause son autorité sur la société civile. Ajoutons à cela l’idolâtrie vouée depuis une trentaine d’années à la société civile – d’ailleurs très incivile – sous l’influence de la deuxième gauche, de l’économisme ambiant et de la promotion-starisation des hommes et des avocats d’affaires en idéal du « moi » ou du « nous ». Par le biais de la privatisation du politique, c’est la séparation du public et du privé qui est mise en cause. Ce n’est pas pour rien que les hommes publics exhibent aujourd’hui non un programme mais une personnalité. Chacun peut constater, au sein même du monde politique, cet effacement de la barrière entre le privé et le public. Il y a là de quoi mettre en cause la laïcité dans un État coincé entre Bruxelles et Washington (et on sait qu’à Bruxelles et Washington, on n’aime pas beaucoup la laïcité). D’un côté la fascination américaine, qui est complexe, de l’autre la timidité face aux différentes cours européennes de justice et des droits de l’homme qui, au nom du droit à la « paisible jouissance de la liberté religieuse », considèrent que nous sommes en-dehors des clous.
Comment un État qui a honte de lui-même peut-il imposer l’intérêt général au-dessus des passions et des intérêts particuliers ?
Le deuxième facteur qui peut rendre soucieux est la crise de la vérité, la crise du savoir. La laïcité c’était d’abord l’école parce que l’a priori philosophique selon lequel tous les hommes sont égaux a une attestation objective : le savoir. L’autorité du maître, de l’instituteur, était fondée sur l’autorité du savoir, c’est-à-dire le fait qu’il n’y a ni mathématiques bouddhistes ni physique islamique mais une vérité qui est la même pour tous. C’était l’attestation quotidienne, factuelle, qu’il y a une communauté par le haut. Aujourd’hui, la réduction de tout énoncé scientifique à une opinion parmi d’autres me semble menacer l’instrument de laïcisation des esprits qu’est l’instruction. Un ami professeur de SVT, pendant une leçon sur l’histoire géologique de la formation de la terre, se vit confronté à l’objection poliment formulée par quelques élèves : « C’est votre opinion, Monsieur, mais nous avons d’autres sources qui vous contredisent. On vous respecte mais respectez-nous. Et l’imam nous a dit hier qu’il existe d’autres vérités que la vôtre ».
Cette subjectivation, cet éclatement, cette désintégration ou cette décomposition de l’objectivité, de la vérité scientifique, expérimentale, est préoccupante.
Dernier point : nous avons changé de médiasphère. Nous sommes passés de la graphosphère à la vidéosphère. La laïcité s’est forgée, depuis Condorcet jusqu’à hier, sur la lecture, sur le recul critique, sur un certain exercice de l’intelligence et de la réflexion. Aujourd’hui, l’image a son électricité propre et met plutôt en avant l’émotivité, la réactivité, la vitesse, toutes qualités qui ne sont pas en symbiose, en harmonie, avec la distance réflexive ou critique qui nourrit l’esprit de laïcité. Quand, à Aubervilliers ou dans la Seine-Saint-Denis, on voit fleurir des paraboles sur tous les balcons, on s’interroge : Comment peut-on, non pas contrer mais englober, surmonter les perceptions d’un individu qui n’en a pas d’autres ? La chaîne Al Jazeera, la télé algérienne ou une télé du Liban ont leur point de vue et font parfois d’excellentes choses… mais enfin c’est un autre monde que le nôtre. Et chez des gens qui ne vont pas à l’école et qui n’ont pas de livres chez eux se produit un déboîtement entre le milieu républicain et le milieu idiosyncrasique, le milieu vécu, le milieu émotionnel dans lequel se développent des citoyens (ou ceux qu’on aimerait appeler ainsi).
Dégradation de la puissance publique, dévaluation de la notion même de savoir et enfin aliénation audiovisuelle, donc formation d’une mentalité qui n’est pas celle de notre tradition, contribuent à rendre problématique le maintien de la laïcité.
Le mot reste, devenu mantra, mot valise. On en parle, comme on parle des « valeurs de la République ». Le moulin à prières se déclenche dès qu’un ministre ouvre la bouche. Mais les choses ne correspondent plus au mot.
Les conditions de possibilité de l’exercice subsistent-elles?
Il faudra se battre.
Cela nécessite que la France retrouve un minimum d’autonomie à l’intérieur du monde occidental, que l’État retrouve un minimum de fierté et d’estime de soi, que la crise de l’école soit surmontée. Une crise de l’école est une crise de civilisation, Péguy l’a dit mille fois. Peut-être faudrait-il, enfin, multiplier les bibliothèques… ce qui ne suffirait pas à résoudre le problème.
Je suis sensible à ce qu’a dit Didier Leschi. La laïcité est le cadre, pas le tableau.
La laïcité ne donne pas des raisons de vivre mais des raisons de ne pas s’entretuer. La laïcité n’est pas une religion ou une pseudo-religion. Ce n’est même pas une idéologie. La laïcité n’a pas à se prononcer sur les fins dernières, elle n’a pas à répondre aux questions : D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Bref, la laïcité a un « merveilleux » pauvre voire pas de « merveilleux ». Elle n’a d’ailleurs pas de champ ; elle n’a pas de couleur ; elle n’a pas de communion. Bref, elle ne nourrit pas affectivement un homme.
La laïcité est donc la liberté et même le devoir donné à chacun de choisir ses valeurs. Ça met la transcendance en autogestion, ça met le pied à l’étrier mais il ne faut pas lui demander plus… La laïcité n’a pas d’émotivité, ne touche pas les cœurs. Elle touche l’intelligence. Les religions font plus que toucher les cœurs, elles offrent une maison. La République peut-elle encore offrir une maison ? Etre raisonnable, l’homme est surtout un être « maisonnable ». Il lui faut une maison – symbolique –, on ne lui en donne plus.
La laïcité en tant que telle ne peut fournir cette symbolique. Elle en fait partie mais elle ne catalyse rien, elle n’est pas motrice.
Les grandes mythologies collectives, celles de la Nation, peuvent être un moteur. Il paraît qu’on peut à nouveau en parler… On se faisait engueuler très fort quand on osait le faire il y a trente ou quarante ans mais maintenant c’est admis. Je vous en parle donc sans rougir… mais depuis peu de temps !
Les mythologies ouvrières ou progressistes ont disparu. Les centres Allende, les centres Pablo Neruda, tout ce tissu social que le mouvement ouvrier avait créé a cessé d’animer nos villes et nos quartiers. Il en est de même du mouvement catholique. La double évanescence de l’Église catholique et du Parti communiste a creusé un vide symbolico-affectif et un vide d’encadrement pratique, social, quotidien : les colonies de vacances, les cours de gym, les films le soir… tout cela s’est effondré. Il reste M. Tapie ou M. Macron : pas de quoi mobiliser des militants républicains…
Il y a là quelque chose qui inquiète, comme une coquille qui se serait vidée. Nous assistons, non à une métamorphose mais à une pseudomorphose (substitution d’un minéral à un autre, dont il épouse la forme extérieure), comme un coquillage se vide de la matière vivante qu’il protège et se remplit d’autre chose. Les mots restent, les palais nationaux restent, le fronton des écoles reste mais à l’intérieur ce n’est plus la même chose.
Ayant cru comprendre que nous étions dans une réunion intellectuelle, je me suis permis de me laisser aller à un certain pessimisme. Je rends la parole à Jean-Pierre Chevènement qui, j’en suis sûr, saura galvaniser nos volontés.
Je vous remercie.
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1) À la Libération, André Philip avait constitué une commission chargée d’étudier le maintien ou la suppression des subventions aux écoles libres (elles avaient été reconduites au budget de 1944 mais pour celui de 1945 la décision était à prendre). Socialiste, résistant incontestable et protestant, André Philip adopte une méthode pragmatique et évite de commencer par discuter des droits respectifs de Dieu, de l’État, de l’Église, du père de famille.
2) Article Premier de la Constitution du 4 octobre 1958 en vigueur :
« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée.
La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales. »
Le cahier imprimé du colloque « Intégration, laïcité, continuer la France » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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