Les révisions constitutionnelles en France depuis un quart de siècle et leurs effets sur la souveraineté populaire

Intervention de Jean-Eric Schoettl, membre honoraire du Conseiller d’Etat, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, au colloque « L’exercice de la souveraineté par le peuple: limites, solutions » du 14 novembre 2016.

Merci, Monsieur le présdent.

Mon propos est de montrer – en m’attardant sur la dernière en date – combien les dix-neuf révisions constitutionnelles intervenues depuis un quart de siècle (voir la liste ci-dessous) ont réduit la marge de manœuvre de l’État, pris dans sa branche exécutive comme dans sa branche législative, et ce, du fait des nouvelles contraintes, tant nationales que supranationales, qu’elles ont fait peser sur lui. Pour reprendre la terminologie de Marie-Françoise Bechtel, la « dérive interne » de la souveraineté populaire s’est ajoutée à sa « dérive externe », les deux entretenant au demeurant d’étroits rapports de renforcement mutuel.

• Il en va ainsi des modifications apportées à la Constitution pour permettre de ratifier les traités européens et opérer les vagues successives de transferts de compétences.

– Traité de Maastricht en juin 1992 ;
– Accords en matière de droit d’asile en novembre 1993 ;
– Traité d’Amsterdam en janvier 1999 ;
– Mandat d’arrêt européen en mars 2003 ;
– Traité constitutionnel européen en mars 2005 ;
– Traité de Lisbonne en février 2008.

Au-delà de ces transferts et partages de compétences, consentis dans des domaines souvent régaliens (monnaie, négociation d’accords commerciaux internationaux, questions migratoires, justice, discipline budgétaire…), ces révisions consacrent :

– des modalités décisionnelles (majorité qualifiée, pouvoir codécisionnel du Parlement européen, perte d’initiative des États membres…) privant l’ État national de ses prérogatives dans des matières intéressant les conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale (comme le relève le Conseil constitutionnel dans ses décisions de novembre 2004 sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe et de décembre 2007 sur le traité de Lisbonne) ;

– la primauté du droit européen – y compris celui issu du droit européen dérivé (directives et règlements) – sur la loi nationale, laquelle est dès lors vouée à n’être qu’une mesure d’application de la directive (comme le décret d’application par rapport à la loi).

Ces abandons de souveraineté se heurtent à une réticence populaire croissante, puisque :

– le traité de Maastricht n’est approuvé que de justesse lors du référendum de septembre 1992 (51 % des suffrages exprimés et minorité des votants [1]) ;

– et le traité « établissant une Constitution pour l’Europe » est rejeté lors du référendum de mai 2005.

Toutefois, ces transferts sont désirés par les élites politico-économico-médiatico-intellectuelles. Au besoin, celles-ci passent outre à la volonté populaire, en admettant la ratification, par voie parlementaire, d’un traité (celui de Lisbonne) presque identique à celui rejeté par référendum trois ans auparavant.

Liste des révisions constitutionnelles depuis 1990

1. Loi constitutionnelle n° 92-554 du 25 juin 1992 – [Dispositions permettant de ratifier le traité de Maastricht (Union économique et monétaire, vote des ressortissants européens aux élections municipales, politique commune des visas); langue française, lois organiques relatives aux TOM, résolutions parlementaires sur les actes communautaires]
2. Loi constitutionnelle n° 93-952 du 27 juillet 1993 – [Cour de justice de la République]
3. Loi constitutionnelle n° 93-1256 du 25 novembre 1993 – [Droit d’asile]
4. Loi constitutionnelle n° 95-880 du 4 août 1995 – [Session parlementaire unique (du premier jour ouvrable d’octobre au dernier jour ouvrable de juin), aménagement des « immunités » parlementaires et élargissement des possibilités de recours au référendum]
5. Loi constitutionnelle n° 96-138 du 22 février 1996 – [Loi de financement de la sécurité sociale]
6. Loi constitutionnelle n° 98-610 du 20 juillet 1998 – [Avenir de la Nouvelle-Calédonie]
7. Loi constitutionnelle n° 99-49 du 25 janvier 1999 – [Traité d’Amsterdam]
8. Loi constitutionnelle n° 99-568 du 8 juillet 1999 – [Cour Pénale Internationale]
9. Loi constitutionnelle n° 99-569 du 8 juillet 1999 – [Égalité entre les femmes et les hommes]
10. Loi constitutionnelle n° 2000-964 du 2 octobre 2000 – [Durée du mandat du Président de la République]
11. Loi constitutionnelle n° 2003-267 du 25 mars 2003 – [Mandat d’arrêt européen]
12. Loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003 – [Organisation décentralisée de la République]
13. Loi constitutionnelle n° 2005-204 du 1er mars 2005 – [Traité établissant une Constitution pour l’Europe]
14. Loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars 2005 – [Charte de l’environnement]
15. Loi constitutionnelle n° 2007-237 du 23 février 2007 – [Corps électoral de la Nouvelle-Calédonie]
16. Loi constitutionnelle n° 2007-238 du 23 février 2007 – [Responsabilité du Président de la République]
17. Loi constitutionnelle n° 2007-239 du 23 février 2007 – [Interdiction de la peine de mort]
18. Loi constitutionnelle n° 2008-103 du 4 février 2008 modifiant le titre XV de la Constitution – [Traité de Lisbonne]
19. Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Vème République – [Modernisation des institutions de la Vème République, dont QPC]

La révision constitutionnelle de 1992, qui a permis la ratification du traité de Maastricht, a donné un fondement constitutionnel spécifique à la construction européenne et, partant, au principe de primauté du droit européen.

Aux termes de l’article 88 – 1 de la Constitution, dans sa rédaction de 1992 :

« La République participe aux Communautés européennes et à l’Union européenne, constituées d’États qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d’exercer en commun certaines de leurs compétences. »

Le constituant, considère le Conseil constitutionnel, « a ainsi consacré l’existence d’un ordre juridique communautaire intégré à l’ordre juridique interne et distinct de l’ordre juridique international ».

Cette conclusion vaut tout autant pour la rédaction actuelle (2008) de l’article 88-1 :

« La République participe à l’Union européenne constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ».

Le Conseil constitutionnel en déduit, dès juin 2004, que « la transposition en droit interne d’une directive communautaire résulte d’une exigence constitutionnelle » (n° 2004 – 496 DC). Il a cependant réservé l’hypothèse où le droit européen serait contraire à une règle ou à un principe « inhérent à l’identité constitutionnelle de la France », par exemple, le principe de laïcité. On pourra y revenir dans le débat.

• La souveraineté nationale est également mise à mal par le traité du 18 juillet 1998 instituant la Cour pénale internationale, dont l’art. 53-2 de la Constitution permet la ratification. Le traité prévoit en effet l’inopposabilité d’une loi d’ amnistie à l’égard des autorités de la Cour Pénale Internationale (CPI), lorsque ces autorités, estimant l’amnistie révélatrice d’un manque de volonté de poursuivre certains crimes, décident d’exercer leur compétence subsidiaire en lieu et place des autorités juridictionnelles nationales. Comme le Conseil Constitutionnel l’a jugé en 1999, de telles prérogatives sont contraires aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale.

J’en viens maintenant à la « dérive interne » de la souveraineté populaire, pour reprendre la formule de Marie-Françoise Bechtel.

• Avec l’instauration du quinquennat, en 2000, suivie de l’inversion des scrutins présidentiel et législatif, la synchronisation du calendrier présidentiel sur celui des législatives affaiblit le couple exécutif :
– en faisant descendre le Chef de l’État dans l’arène du gouvernement quotidien ;
– en vidant d’une bonne partie de son contenu l’article 20 de la Constitution (« Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation ») ;
– et en enfermant le Premier ministre dans un étouffant dilemme entre le rôle de « collaborateur » et celui de rival.

Je n’en dis pas plus, tout ayant été dit sur la question, notamment par notre président en début de séance.

• Bien que de « basse intensité normative », la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 (organisation décentralisée de la République) impose au législateur toute une série de contraintes lorsqu’il traite des finances locales (Art 72-2 : « (….) Les recettes fiscales et les autres ressources propres des collectivités territoriales représentent, pour chaque catégorie de collectivités, une part déterminante de l’ensemble de leurs ressources. La loi organique fixe les conditions dans lesquelles cette règle est mise en oeuvre. Tout transfert de compétences entre l’État et les collectivités territoriales s’accompagne de l’attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice. Toute création ou extension de compétences ayant pour conséquence d’augmenter les dépenses des collectivités territoriales est accompagnée de ressources déterminées par la loi. La loi prévoit des dispositifs de péréquation destinés à favoriser l’égalité entre les collectivités territoriales »).

• La loi constitutionnelle du 1er mars 2005 (relative à la Charte de l’environnement) soumet les pouvoirs publics à de fortes exigences, de fond comme de forme, en matière de décisions relatives à l’environnement, notion aux contours d’ailleurs incertains.

Ces contraintes sont elles-mêmes de portée imprécise et leurs conséquences n’avaient guère été anticipées.

Ainsi, le contenu normatif du « principe de précaution » (« Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en oeuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ») n’est pas encore clairement fixé, mais cette indétermination même, par l’insécurité juridique qu’elle génère, hypothèque bien des initiatives.

La Charte de l’environnement a malmené une des options premières de la Constitution de 1958 en faisant remonter au niveau de la loi les modalités selon lesquelles le public participe aux décisions ayant une incidence sur l’environnement, y compris lorsque ces décisions ont un caractère individuel (article 7 : « Toute personne a le droit, dans les conditions et les limites définies par la loi, d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement. »).

Cette conséquence imprévue de la Charte a conduit le Parlement à revoir plusieurs fois de suite sa copie dans une matière relevant jusque là du décret…

Il est vrai que les deux ailes du Palais Royal se sont employées, bien avant la Charte de l’environnement, à étendre le domaine de la loi par rapport à ce qui semblait résulter, en 1958, des articles 34 et 37 de la Constitution.

J’en viens maintenant à la révision de 2008.

La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a déplacé les équilibres institutionnels de la Vème République

Répondant à une commande très ouverte du Président de la République, le « comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Vème République », présidé par Edouard Balladur, et dit pour cette raison « comité Balladur », publiait son rapport au Journal officiel à la fin du mois d’octobre 2007.

Par la composition du comité, comme par l’esprit qui l’anime, c’est un travail d’universitaires réformistes, partisans de transformations de bon ton, substantielles mais paisibles, qui tiennent la question des institutions comme essentielle pour la rénovation de la vie publique.

Les préconisations du comité reflètent un consensus académique sur la modernisation des institutions, conforme au modèle libéral européen :

– Forte réduction de l’emprise de l’Exécutif sur le travail parlementaire ;

– Renforcement des droits de l’opposition ;

– Attribution au juge constitutionnel de la plénitude de ses pouvoirs de contrôle (y compris ex post à l’initiative d’un particulier) ;

– Promotion des droits subjectifs (avec la création d’un Défenseur des droits à l’image du défenseur du peuple espagnol ou de l’ombudsman suédois).

Les propositions du comité, expose ce dernier, rassemblent un ensemble de mesures destinées à renforcer le Parlement et à « promouvoir les droits et libertés », afin de mettre fin à un déséquilibre qui « ne correspond plus, dans le contexte actuel, aux exigences d’une démocratie irréprochable ».

Ces propositions, qui se veulent cohérentes, structurées et audacieuses, donc « insécables », se réclament d’un standard des Nations civilisées, dont la France se serait séparée.

Il s’agit en conséquence de remettre notre pays sur un droit chemin démocratique dont il se serait écarté lors de la faute originelle de 1958.
Le politique s’incline avec docilité devant cette prescription.
La réflexion interministérielle, comme la concertation avec les partis politiques, sont réduites à leur plus simple expression.
La présentation publique dont fait l’objet le projet est marquée par un certain minimalisme, peut-être imputable :
– au caractère peu médiatique d’une réforme des institutions (nos compatriotes estimant depuis longtemps que les grands problèmes de la société française ne sont pas institutionnels) ;
– ou encore au souci de ne pas troubler, au sein du Parlement, les esprits les plus attachés aux « fondamentaux » de la Vème République… mais qui devront voter la révision.

Le projet reprend, parfois à la lettre près, le cœur (un gros tiers) des 77 propositions du comité (dont toutes ne sont pas de niveau constitutionnel).

Il suscite étonnamment peu de débats pour un texte de cette importance, à la fois quantitative (la plus longue loi constitutionnelle depuis 1958 : 47 articles) et qualitative.

À quelques exceptions près, peu de changements substantiels lui sont apportés au Parlement. C’est une sorte de « paquet » qu’il est invité à ratifier tel quel.

Citons cependant, entre autres ajouts parlementaires :

– l’extension de l’habilitation à « favoriser l’égalité des femmes et des hommes » aux « responsabilités professionnelles et sociales », habilitation dont il sera fait un usage intensif – sous la forme de quotas par sexe – dès la législature antérieure et, plus encore, au cours de l’actuelle ;

– le « référendum d’initiative conjointe » (un cinquième des membres du Parlement et un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales), qui, à l’inverse de la disposition précédente, ce qui est symptomatique, n’a jamais reçu le moindre début de mise en œuvre, alors que tous les textes d’application sont sortis.

Le Congrès vote la loi constitutionnelle d’extrême justesse, grâce à l’implication personnelle du Chef de l’État. C’est dire que la révision n’a pas suscité de ferveur.

Pour le Premier ministre, dans sa communication au conseil des ministres du 19 mars 2008, le projet « répond à la volonté de bâtir une démocratie plus équilibrée, garantissant des droits nouveaux aux citoyens, sans que soient remis en cause les traits essentiels de la Vème République ».

La révision de 2008 a cependant transformé le visage de la Vème République.

Faute de temps, je n’aborderai ici que les deux aspects de la révision qui me semblent avoir eu les plus grandes répercussions sur notre vie publique : la réforme de la procédure législative et l’instauration d’un contrôle de constitutionnalité a posteriori.

Je résumerais ainsi les effets de chacun de ces deux volets sur les affaires publiques :
– Une procédure parlementaire plus lourde, qui gêne l’initiative gouvernementale sans faire du Parlement un protagoniste du changement et qu’accompagnent quelques innovations heureuses mais inabouties ;
– Une apothéose du juge constitutionnel, au prix de la judiciarisation de la vie publique et de la dévaluation de la loi.

1) Une procédure parlementaire plus lourde qui gêne l’initiative gouvernementale sans faire du Parlement un protagoniste du changement et qu’accompagnent quelques innovations heureuses mais inabouties.

A) Le diagnostic porté par le comité Balladur est connu : l’arsenal dont la Constitution de la Vème République dote le Premier ministre, dans la rédaction de 1958, fait de l’Exécutif le véritable inspirateur et le seul pilote du travail législatif.

Le fait majoritaire, à partir de 1962, resserre encore ce corset.

Le Parlement n’est plus, du moins pour les choses sérieuses, qu’une chambre d’enregistrement ; la responsabilité du Gouvernement devant les députés n’est plus qu’une fiction. « A quoi sert-il encore ? » se demandent les esprits éclairés.

Il est donc urgent de libérer le Parlement des chaînes dans lesquelles l’entrave le parlementarisme rationalisé. Cette tutelle est devenue non seulement offensante, mais inutile, dès lors qu’existent une majorité et une discipline majoritaire. Comment va-t-on opérer ?

S’agissant des rapports entre le Parlement et le Gouvernement, la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 « de modernisation des institutions de la Vème République » rudoie (sans, il est vrai, l’anéantir complètement) la logique du parlementarisme rationalisé.

Cette logique, toute une génération politique et administrative, la nôtre, l’avait pourtant pratiquée sinon révérée, au point d’y voir l’ADN institutionnel de la Vème République.

Ainsi :
– Désormais la discussion en séance publique se fera sur la base du texte voté en commission (art 42) ;
– Désormais, la moitié de l’ordre du jour prioritaire, hors textes financiers, sera fixée par les conférences des présidents (art 48) ;
– Désormais, les assemblées pourront adopter des résolutions en tous domaines et non plus seulement, comme auparavant, dans une série limitée de cas (art 34-1) [2] ;
– Désormais l’arme de l’article 49 (3ème alinéa) deviendra, hors textes financiers, un pistolet à un coup (un seul texte par session) ;
– Désormais toute intervention militaire à l’étranger devra donner lieu à l’information du Parlement et sa prolongation au-delà de six mois être autorisée par lui (art 35) ;
– Désormais, la Cour des comptes aura le devoir constitutionnel d’assister le Parlement dans le contrôle de l’action du Gouvernement (art 47-2).

Compte tenu de l’effet cumulé de ces « re-paramétrages » de notre système institutionnel, il est beaucoup moins exagéré de parler de Vème République bis que d’évoquer un simple « toilettage » ou une simple modernisation de ce système, comme ce fut dit en 2008.

Il résultera de l’incidence cumulée des novations introduites une restructuration des rapports entre pouvoirs remettant en cause les méthodes de travail gouvernementales, comme le travail parlementaire.

Les contraintes en résultant pour l’action gouvernementale s’ajouteront aux difficultés inhérentes à un environnement toujours plus exigeant et plus difficile, appelant une grande réactivité des différents organes de l’État.

Parce que nous attendons beaucoup de la loi (trop sans doute), parce que la production des lois est régie par la Constitution, il y a peu de réformes à plus fort potentiel de changement qu’une révision constitutionnelle, surtout lorsque, comme en l’espèce, la procédure législative se trouve au cœur de la révision.

Dans son volet parlementaire, la révision procède à rien de moins qu’à l’abandon des traits les plus distinctifs du parlementarisme rationalisé :

– maîtrise de l’ordre du jour par la Gouvernement ;
– discussion des textes sur la base du projet du Gouvernement ;
– prohibition des résolutions ;
– possibilité non plafonnée d’engagement de responsabilité sur le vote d’un texte.

Le débat sur la « revalorisation du rôle du Parlement » suggérait un jeu à somme nulle entre Parlement et Gouvernement, comme si les mécanismes qui mettent en œuvre le principe de séparation des pouvoirs, en particulier ceux du parlementarisme rationalisé, étaient autonomes à l’égard de l’efficacité globale du système politique.

Nous savons qu’il n’en est rien.

Tout d’abord, le jeu peut être perdant perdant. Il n’est pas certain du tout par exemple que la revalorisation du travail en commission se soit traduit par une revalorisation du rôle du Parlement dans son ensemble, ni par une amélioration de la qualité de la loi, compte tenu des lourdeurs induites et des aléas générés par la nouvelle procédure.

En outre, le parlementarisme rationalisé n’a pas été inventé il y a un demi siècle pour abaisser le Parlement, mais pour restaurer à l’ensemble de nos institutions une efficacité qu’elles avaient perdue.

La question centrale en démocratie est moins celle du réglage des prérogatives réciproques des divers pouvoirs que celle de la capacité globale des institutions à concourir au bien public, en répondant aux besoins présents et futurs de la Nation.

Certes, les effets perturbateurs de l’abandon des paramètres essentiels du parlementarisme rationalisé peuvent être présentés comme surmontables par la grâce du fait majoritaire.

Mais le fait majoritaire, comme son nom l’indique, est un fait. Pourra-t-il toujours réparer les déchirures de ce « filet de sécurité » juridique qu’a constitué le parlementarisme rationalisé ?

L’avantage de la règle constitutionnelle c’est qu’elle demeure (c’est au moins sa vocation), alors que le fait, lui, change (c’est en tous cas sa nature).

Nous avons déjà connu, sous la Vème République, des majorités fragiles (1988-1993) et l’emploi de l’article 49 (3ème alinéa) a alors constitué un adjuvant irremplaçable.

Le « 49-3 » a servi dans des hypothèses pour lesquelles il n’avait pas été conçu et dans lesquelles le fait majoritaire est inopérant, notamment en cas d’obstruction (pratique qui, à ce qu’on sache, n’est pas en voie de disparition).

Plus récemment, nous avons eu des preuves éclatantes de la fragilité du fait majoritaire avec la discussion de la « loi Macron », celle de la loi constitutionnelle sur la déchéance de nationalité des terroristes, celle de la loi El Khomri ou celle de la loi de finances pour 2017.

Le champ politique perd sa bi-polarité.

Le phénomène n’est du reste pas propre à la France.

On le voit en œuvre dans beaucoup de démocraties de tradition bipolaire : en Espagne, qui cherche Gouvernement désespérément pendant près d’un an ; en Allemagne avec l’émergence d’un parti populiste ; au Royaume Uni où, avant le Brexit et les percées autonomistes, parlementarisme et bipartisme paraissaient des acquis structurels, bétonnés par un mode de scrutin assurant l’euthanasie des outsiders ; ou encore aux Etats-Unis où le bipartisme résiste dans la forme, mais est intérieurement grignoté par des courants contestataires qui raflent la mise dans un parti et n’ont pas été loin de l’emporter chez l’autre.

Non seulement la scène politique française ne perd pas ses extrêmes, mais encore elle se complique de centres protestataires, de populismes light et de courants frondeurs au sein d’une majorité qui n’est plus un rassemblement pluriel de sensibilités, mais un conglomérat de visions antagoniques, parcouru de lignes de fracture schismatiques.

Même si le système politique résiste à la tentation lancinante de la proportionnelle, rupture qui est à la portée d’une loi ordinaire, les fractions peuvent réinvestir les hémicycles.

L’érosion du fait majoritaire peut se trouver amplifié au sein des commissions. Jouent dans ce sens leur importance accrue, l’augmentation de leur nombre (le nouvel article 43 élève le maximum à huit) et le poids politique de leurs membres les plus influents.

Notre histoire parlementaire a connu tout cela.

Bien sûr, la République n’est pas condamnée à la répétition de son histoire.

Il n’en reste pas moins que, une fois privée des parades que lui fournissait le parlementarisme rationalisé, elle est exposée à divers risques de blocage.

En était-on conscient en 2008 ? A la lecture du rapport Balladur, on a l’impression que le risque sera conjuré par la bonne volonté qui ne manquera pas de régner sur nos institutions, une fois restaurées les prérogatives dont le parlementarisme rationalisé avait dépouillé la Représentation nationale.

Le pari de la raison et de la modération ne surprend pas venant d’un cercle de personnalités elles-mêmes raisonnables et modérées.

Mais la scène politique, nous le savons, est celle des passions. Le pari de la raison est-il bien raisonnable ?

De toutes les innovations de 2008, en matière de travail parlementaire, celle qui aura le plus d’effets pratiques est la discussion en séance publique non plus sur le texte initial du Gouvernement, mais sur le texte du projet de loi tel qu’amendé par la commission.

Les ministres devront être désormais très présents en commission pour maintenir le projet sur ses rails, ce qui ne les dispensera pas d’être également très présents en séance publique pour « remonter la pente », s’il se peut, lorsqu’ils n’ont pas eu gain de cause en commission.

Lorsque le texte est dépecé en commission, les amendements adoptés en son sein manquent du recul nécessaire. La qualité de la loi s’en ressent.

La nouvelle procédure n’a pas sensiblement contribué, comme on l’avait espéré, à purger les séances publiques de la discussion d’amendements techniques et rédactionnels.

On avait expliqué que ces discussions se tiendraient désormais en commission, laissant à la séance publique le privilège du débat, proprement politique, sur l’essentiel. À l’expérience, il apparaît que les deux aspects, le technique et le politique, sont présents aux deux stades de la discussion parlementaire. Au vrai, ils ne sont pas si aisément séparables…

Du point de vue de l’équilibre des pouvoirs, l’Exécutif perd en partie la main sur la procédure législative, y consacre beaucoup plus de temps et d’énergie, sans que le Parlement devienne, plus que par le passé, protagoniste de réformes.

Comme auparavant, sa contribution au travail législatif est surtout d’amender, voire de sur-amender les projets de loi, le plus souvent à la marge.

Les quelques propositions de loi adoptées restent, sauf exception, de portée limitée.

L’inconvénient de la discussion en séance publique sur le texte de la commission avait été perçu par le Conseil d’État en examinant le projet de loi constitutionnelle (comme le révèle son rapport public pour l’année 2008).

Il s’était déclaré défavorable à la remise en cause de la règle, figurant à l’article 42 de la Constitution, selon laquelle la première lecture d’un projet de loi devant la première assemblée saisie a lieu sur la base du texte du Gouvernement.

Il lui apparaissait en effet que cette règle, instituée en 1958 pour renforcer l’efficacité de l’action globale des pouvoirs publics, « conservait toute sa pertinence pour mettre le Gouvernement à même de déterminer et de conduire la politique de la Nation ».

B) En matière de procédure législative, la loi constitutionnelle de 2008 comportait une innovation prometteuse, mais inaboutie.

On y trouve en effet une innovation heureuse, mais qui n’a malheureusement pas produit tous ses effets : « La présentation des projets de loi déposés devant l’Assemblée nationale ou le Sénat répond aux conditions fixées par une loi organique ».

On vise principalement par là l’obligation, pour le Gouvernement, d’assortir tout projet de loi (sauf exception) d’une étude d’impact.

L’étude d’impact doit répondre à trois questions :

a) A-t-on besoin d’une loi pour régler tel problème ?
b) Si oui, les inconvénients de la mesure (en termes de droits ou d’intérêts lésés, de complications, de coûts publics et privés etc) sont-ils ou non excessifs par rapport aux bénéfices qu’on en attend ?
c) S’il existe diverses variantes de la mesure présentant un bilan positif pour la collectivité, quelle est celle qui comprend le plus de bénéfices pour le moins d’inconvénients ?

L’étude d’impact sert ainsi, dans son principe, l’éthique de la responsabilité.

Elle la sert, parce qu’au delà des nobles finalités affichées dans l’exposé des motifs, elle incite le législateur à prendre en compte toutes les incidences, y compris collatérales et différées, de ses décisions, évitant ainsi à ses bonnes intentions de paver la loi d’effets pervers.

La pratique a été plus décevante. Les études d’impact, souvent lacunaires dans l’évaluation des effets positifs et négatifs, se sont souvent réduites à un habillage documentaire de mesures qui auraient été arrêtées en tout état de cause, voire à un pur plaidoyer pro domo.

Le Conseil constitutionnel les a deux fois tuées.

Une première fois, en examinant la loi organique du 15 avril 2009 qui en fixait les modalités, lorsqu’il a censuré la règle selon laquelle l’élaboration de l’étude d’impact devait commencer tout en amont du processus décisionnel aboutissant à un projet de loi. C’est pourtant la raison d’être d’une étude d’impact que d’inventorier des options, dont certaines ne sont pas législatives [3].

Il les a tuées une seconde fois lorsqu’il a été saisi par le Premier ministre, pour la première et unique fois, selon la procédure spéciale prévue par l’article 39 de la Constitution, du refus de la conférence des présidents du Sénat d’inscrire le projet de loi « sur la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral » en raison de l’insuffisance de son étude d’impact. Il a donné laconiquement raison au Premier ministre sans véritablement examiner le sérieux de cette étude, pourtant très contestable, notamment quant à la faisabilité des élections groupées que prévoyait le projet [4].

2) Second trait déterminant de la révision de 2008 : elle met en majesté le juge constitutionnel, au prix de la judiciarisation de la vie publique et de la dévaluation de la loi.

Avec les dispositions relatives à la « question prioritaire de constitutionnalité » (QPC), c’est-à-dire avec la fin de l’immunité constitutionnelle des lois promulguées, le juge constitutionnel acquiert un pouvoir considérable sur le législateur, c’est-à-dire à la fois sur l’Exécutif et le Parlement.

Le contrôle de constitutionnalité exclusivement a priori avait deux caractéristiques :

– La première était de mettre à l’abri de la chicane les dispositions promulguées, en limitant le contrôle du Conseil constitutionnel au flux et en en préservant le stock. La loi existante n’était certes pas à l’abri des foudres des cours supra nationales de Strasbourg (CEDH) et de Luxembourg (CJUE), ni même du juge national ordinaire lorsqu’il faisait prévaloir le traité sur la loi contraire, mais elle l’était du juge de la rue de Montpensier ;
– La seconde était de réserver la saisine aux plus hautes autorités de la République et aux parlementaires (soixante signataires au moins par assemblée). Jusqu’ici, le Conseil constitutionnel arbitrait donc des conflits politiques au sein du la Représentation nationale autant qu’il tranchait des questions de fond relatives au fonctionnement des institutions ou aux droits et libertés. Il était, ce faisant, régulateur des pouvoirs publics autant, sinon plus, que juge. À l’exception des lois organiques (qu’il examinait ex oficio), les lois consensuelles échappaient à sa censure.

Il n’en est plus ainsi dès lors qu’au contrôle a priori (qui demeure), s’ajoute un contrôle a posteriori que peut déclencher toute personne estimant que la loi qui lui est appliquée porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit.

La question peut être soulevée devant le juge ordinaire qui la renvoie à sa cour suprême.

S’il l’estime nouvelle et sérieuse, le Conseil d’État ou la Cour de cassation, selon le cas, soumet la question au Conseil constitutionnel qui se prononce dans les trois mois (nouvel article 61-1 de la Constitution et loi organique du 10 décembre 2009 qui fixe les modalités de ce contrôle a posteriori).

Contrairement à ce qui avait été prévu, le nombre de QPC jugées par le Conseil constitutionnel se maintient à un niveau assez élevé.

Est ainsi contredit par les faits le pronostic initial selon lequel, le stock normatif une fois purgé des inconstitutionnalités flagrantes entachant des textes votés avant le contrôle de constitutionnalité (on citait l’internement psychiatrique d’office), le flot des QPC se tarirait, car « il n’y aurait plus de cadavres dans les placards » de l’ordonnancement juridique.

Il n’en a rien été. Six ans après l’ouverture de la QPC, le nombre d’affaires jugées se maintient à deux à quatre par semaine, malgré le filtrage opéré par les deux cours suprêmes.

Du fait de la QPC, le Conseil constitutionnel juge près de trois fois plus d’affaires par an (affaires électorales comprises) qu’avant la révision. Nous en sommes à près de 600 QPC ; le nombre de lois ayant fait l’objet d’un contrôle a priori depuis la création du Conseil constitutionnel est à peine supérieur (740).

Le changement est également qualitatif : avec la nécessité du contradictoire, les audiences publiques et les plaidoiries d’avocats, le Conseil constitutionnel est devenu une juridiction, ce qui se marque dans sa procédure comme dans son decorum.

Le taux de censure n’est pas négligeable (un sur trois) et porte tant sur des dispositions anciennes que sur des textes récents, parfois très récents, conduisant le législateur soit à repenser une législation déjà en vigueur, soit à revoir sa récente copie.

Des pans entiers de la législation, y compris dans des domaines sensibles – droit pénal, fiscalité, sécurité sociale, droit commercial, droit civil, droit du travail… – doivent être ainsi remis en chantier.

Pour m’en tenir au droit pénal, je citerai la garde à vue, la détention provisoire, les perquisitions, les saisies, la transaction pénale, le régime pénitentiaire, l’exécution des peines, les sanctions tombant sous le coup de la règle « ne bis in idem » etc.

Les QPC intéressent des sujets aussi divers que la faute inexcusable de l’employeur (2010-8 QPC), les fusions de communes (2010-12 QPC), le transfert de propriété de voies privées (2010-43 QPC), les cessions gratuites de terrain en matière d’opérations d’urbanisme (2010-33 QPC), les noms de domaine sur internet (2010-45 QPC), la prohibition des machines à sous (2010-55 QPC), les paris sur les courses hippiques (2010-73 QPC), le mariage entre personnes du même sexe (2010-92 QPC), la travail dominical en Alsace Moselle (2011-157 QPC), les retraites chapeau (2011-180 QPC), la conduite sous l’emprise de stupéfiants (2011-204 QPC), l’ouverture d’office d’un redressement judiciaire (2012-286 QPC), les corridas (2012-272 QPC), le travail en prison (2013-320/321 QPC), la visite des navires en mer par les douaniers (2013-357 QPC), le renouvellement des titres de séjour (2013-358 QPC), les plantations en limite de propriété privée (2014-394 QPC), le vote des copropriétaires (2014-409 QPC), le droit de présentation des notaires (2014-429 QPC), le tarif des examens de biologie médicale (2014-434 QPC), la composition des formations disciplinaires des ordes professionnels (2014-457 QPC), l’assignation dans le cadre de l’état d’urgence (2015-527 QPC), la responsabilité hospitalière (2016-531 QPC) ou les servitudes sur l’usage des chalets d’alpage (2016-540 QPC).

Cet inventaire à la Prévert, qui est loin d’être exhaustif, suffit à montrer qu’avec la QPC, bien davantage qu’avec le contrôle a priori, le constitutionnalisme « irradie » ou « irrigue » toutes les branches du droit, selon les expressions consacrées par une doctrine universitaire évidemment enchantée.

La jurisprudence s’étoffant avec le nombre de QPC formées sur un même sujet et l’imagination des avocats étant sans bornes, cette jurisprudence se fait plus sophistiquée, plus casuistique et donc aussi moins lisible.

Elle conduit à des allers et retours entre le Parlement et le juge de la loi (voir par exemple la question de la participation du public aux décisions relatives à l’environnement).

Soucieux de ne pas créer de vide juridique, le Conseil constitutionnel donne un effet différé à l’abrogation de dispositions existantes. Il laisse ainsi au législateur le temps de « recoller les pots cassés ».

La censure a posteriori devient ainsi, comme la transposition des directives, une source importante de « législation contrainte », s’imputant sur un temps parlementaire déjà chargé et alimentant l’inflation normative.

La marge de manœuvre du législateur n’est pas plus grande que pour la transcription du droit européen dérivé, car, le plus souvent, la censure comporte « en creux » des consignes précises quant au contenu à donner au nouveau texte.

Il en est particulièrement ainsi lorsque la censure :

– est fondée sur le fait que la loi, quoique poursuivant un objectif légitime, imposant de restreindre des droits ou libertés, ne proportionne pas ces restrictions au strict nécessaire, ou qu’elle devrait « en dire plus » quant aux garanties apportées aux droits et libertés susceptibles d’être froissés ;

– ou se rattache à la sourcilleuse jurisprudence dite de l’« incompétence négative du législateur » qui, à l’inverse de ce qu’on conjecturait lors du lancement de la QPC, en 2010, s’applique au contrôle de constitutionnalité a posteriori dès lors que la concision du législateur affecte des droits et libertés (2010-5 QPC du 18 juin 2010, Kimberley Clark).

Pour illustrer mon propos, j’évoquerai, parmi cent exemples deux affaires récentes intéressant l’une et l’autre ces problèmes de sécurité qui préoccupent légitimement nos compatriotes.

a) Premier exemple. Le Conseil constitutionnel censure une disposition du code monétaire et financier permettant le gel des avoirs des personnes susceptibles de participer à la commission d’actes terroristes parce que, malgré toutes les précautions prises pour assurer la proportionnalité de la mesure (précautions que le Conseil constitutionnel examine attentivement et valide une par une), le terroriste potentiel « par fonctions » n’est pas défini assez strictement (2016-524 QPC du 2 mars 2016 [5]).

Soit dit en passant, des exigences de cette nature fragilisent toute législation qui tente de traiter, soit en la « judiciarisant », soit en l’attrayant dans le champ de la police administrative, la dangerosité de certains individus.

Ce type de législation (je pense à l’infraction d’« association de malfaiteurs en vue de commettre des actes terroristes » et aux moyens d’investigation rendus possibles par cette qualification) est pourtant l’un des rares instruments efficaces dont nous disposions contre les djihadistes qui ne sont pas encore passés à l’acte.

b) Second exemple. Dans une décision QPC portant sur la loi du 15 août 2014 relative à l’individualisation des peines (2016-569 QPC du 23 septembre 2016, cons 26), le Conseil constitutionnel censure, comme insuffisamment encadrée, une disposition prévoyant que le juge d’application des peines mettra à la disposition de l’état major de sécurité (siégeant au sein du conseil départemental de prévention de la délinquance) « toute information qu’il juge utile au bon déroulement et au contrôle des personnes condamnées ».

La censure de l’« incompétence négative » dans le cadre du contrôle de constitutionnalité a posteriori est déjà problématique dans son principe. L’assimilation d’un échange d’informations personnelles à une atteinte à la vie privée et, dans cette mesure, à la liberté personnelle protégée par la Déclaration de 1789 est déjà une construction discutable (mais cela ne date pas de la QPC) [6].

Leur combinaison aboutit ici à un niveau d’exigence vertigineux envers le législateur, alors que, sur le fond, l’appréciation de l’utilité du transfert d’informations est le fait de l’autorité judiciaire et que la mise en commun d’informations permet aux différents services de l’État compétents de concourir utilement à une mission éminente (surveillance et réinsertion des personnes condamnées non incarcérées).

La décision prescrit au législateur la bonne manière de combler le manque « liberticide » d’encadrement : il lui faudra définir la nature des informations transmissibles et limiter leur champ. Le juge d’application des peines n’est-il pas mieux placé que le législateur pour décider in concreto ce qu’il est justifié de transmettre à l’état major de sécurité au regard des fins d’intérêt général poursuivies ?

Lorsqu’il procède de la sorte, le Conseil constitutionnel désigne au législateur les vides à combler. Le Parlement légifère alors sous la dictée du juge. Celui-ci devient prescripteur de politiques publiques.

La loi promulguée n’est donc plus une valeur sûre. Elle est devenue un énoncé précaire et révocable, grevé de la double hypothèque du droit européen et du droit constitutionnel. Elle n’exprime plus une volonté générale pérenne, mais une règle du jeu provisoire, perpétuellement discutable, continuellement à la merci d’une habileté contentieuse placée au service d’intérêts et de passions privés.

La QPC met en relief, dans le cas français, la considérable contraction de la marge décisionnelle des représentations nationales en Occident, au cours des quarante dernières années, du fait de l’emprise des cours suprêmes nationales et supranationales. La surenchère prétorienne de leurs jurisprudences, toujours plus constructives, faisant produire des effets toujours plus précis aux énoncés généraux figurant dans nos chartes des droits, marque un effacement de la démocratie représentative et, partant, de la souveraineté populaire, face à une « démocratie des droits » qui a le juge, et non plus l’élu de la Nation, comme acteur majeur, pour ne pas dire comme grand prêtre. Le culte des droits individuels n’est-il pas devenu en effet notre nouvelle religion officielle, avec ses officiants, ses bigots et ses inquisiteurs ?

En conclusion, la révision de 2008 consacre un double affaiblissement de l’Exécutif, qui fait suite aux conséquences de l’instauration du quinquennat en 2000 :
– par la moindre maîtrise de la procédure législative,
– par le rétrécissement de sa latitude décisionnelle dans les limites assignées (ou selon les injonctions émises) par un juge constitutionnel omniprésent, dont la pression s’ajoute à celles des cours supra nationales

Cette capitis diminutio est paradoxale puisqu’elle a été portée, sous la précédente législature, par une présidence qui entendait œuvrer au retour de la volonté politique et à la restauration de l’autorité de l’État, après des années dénoncées comme d’impuissance et d’effacement des pouvoirs publics.

Le second paradoxe de ce changement, s’agissant de la justiciabilité illimitée de la loi, est que le reflux de la démocratie représentative par rapport à la démocratie des droits soit toléré si paisiblement par les responsables politiques.

À cette appréciation des suites de la révision de 2008, baignant, comme on voit, dans une réactionnaire amertume, on objectera : que faire ? La seule question qui vaille en politique comme disait Lenine.

Je suggère deux pistes :

– La première est de l’ordre des accommodements raisonnables : renforcer les exigences de l’étude d’impact tant sur le calendrier de son élaboration (le plus en amont possible) que sur son contenu, sa certification et les conséquences de son inobservation. On ne peut éviter à cet effet de retoucher la Constitution puisque le Conseil constitutionnel nous y oblige. Et, même si ce n’était pas le cas, un impératif constitutionnel beaucoup plus précis que celui figurant depuis 2008 à l’article 39 serait opportun, car l’autodiscipline, en pareille matière, trouve vite ses limites, ne serait-ce que dans celles du temps politique ;

– La seconde est franchement révolutionnaire, car elle prend à bras le corps la contradiction latente entre démocratie des droits et démocratie représentative. L’idée serait de permettre le maintien en vigueur d’une disposition législative déclarée inconstitutionnelle par le Conseil constitutionnel ou inconventionnelle par une cour supra-nationale, dès lors que le Parlement se prononcerait expressément en ce sens par un vote à la majorité qualifiée intervenant dans un certain délai à compter de la censure. S’imposerait à cet effet une révision constitutionnelle, dont on mesure par avance combien elle révulserait la bien-pensance et susciterait un psycho-drame à l’intérieur et hors de nos frontières. Le « passer outre » envisagé heurte en effet de front certains de nos engagements européens, ainsi que plusieurs articles de la Constitution : 55 (supériorité des traités), 62 (autorité s’attachant aux décisions du Conseil constitutionnel) et 88-1 (primauté du droit de l’Union). Mais c’est, à tout prendre, un remède moins « hard » (ou moins hardi) que le Frexit ou que la suppression pure et simple du contrôle de constitutionnalité ; et moins impraticable que le recours récidivant aux lits de justice référendaires que semblent envisager certains hommes politiques.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur le Secrétaire général, pour cet exposé approfondi, très brillant, très précis, et qui se termine en apothéose sur l’idée d’un Frexit subtil, Frexit juridique, peut-être mieux adapté au contexte dans lequel nous sommes.

———
[1] 13.165.475 ouis, 12.626.700 nons et 904.451 blancs et nuls. Le total des nons, blancs et nuls – 13.531.151 – dépasse donc le nombre des ouis.
[2] Sauf, a-t-il été ajouté opportunément, au Parlement, si le Gouvernement estime que leur adoption ou leur rejet serait de nature à mettre en cause sa responsabilité ou qu’elles contiennent des injonctions à son égard.
[3] 2009-579 DC, 9 avril 2009, cons. 12 et 13.
[4] 2014-12 FNR du 1er juillet 2014
[5] Le Conseil constitutionnel y juge que le législateur ne pouvait permettre le gel des avoirs appartenant à « des personnes qui, de par leurs fonctions, sont susceptibles de commettre des actes terroristes » sans préciser qu’il faut en outre établir que ces personnes ont commis, commettent, incitent à la commission, facilitent ou participent à la commission de ces actes. Le droit lésé par la concision du législateur est ici le droit de propriété. La concision pouvait cependant se justifier par l’intérêt impérieux qui s’attache à la prévention d’un attentat lorsque des indices sérieux font redouter que l’exercice de certaines fonctions serve à la préparation d’attentats, sans qu’on puisse établir encore avec certitude la participation de l’intéressé à cette préparation.
[6] En cette matière, le Conseil constitutionnel a prononcé diverses censures reposant subjectivement sur la dimension des traitements. Celle-ci est appréciée tant par la taille du traitement que par la nature des données exploitées, la diversité des usages ou le nombre d’utilisateurs. C’est ainsi que le Conseil constitutionnel s’oppose au fichier des cartes d’identité en raison de l’ampleur du traitement et du fait qu’il contenait des données biométriques (empreintes digitales) à partir desquelles des recherches étaient possibles (2012-652 DC, 22 mars 2012) ou au registre public des trusts en raison de son accessibilité à l’ensemble du public (2016-591 QPC, 21 octobre 2016).

Le cahier imprimé du colloque « L’exercice de la souveraineté par le peuple: limites, solutions » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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