La fin du libéralisme
Intervention de François Lenglet, Journaliste économique, rédacteur en chef du service France au sein de la rédaction de France 2, auteur de « La Fin de la mondialisation » (Éditions Fayard ; 2013) et de « Tant pis ! Nos enfants paieront » (Albin Michel ; 2016), au colloque « Vers la fin de la globalisation, mythe ou réalité? quelle stratégie pour la France? » du 6 mars 2017.
Je partirai d’une erreur que j’ai faite longtemps sur la mondialisation. Comme Jean-Michel Quatrepoint j’ai un parcours de journaliste économique, ce qui incline à faire des choses intéressantes mais aussi, en ce qui me concerne, à faire des bêtises. L’une des plus grosses bêtises que j’aie faites fut de penser que la mondialisation était inéluctable. Je l’ai pensé jusqu’à il y a une quinzaine d’années, jusqu’au moment où, justement, j’ai regardé d’un peu plus près l’histoire, riche d’enseignements absolument considérables pour comprendre l’économie.
Quand on regarde l’histoire sérieusement, sans a priori, on discerne très nettement des phases d’avancée et des phases de régression (mot que j’utilise sans connotation péjorative) de la mondialisation. On voit des phases de recul prononcé et prolongé, accompagnées à chaque fois des mêmes phénomènes : ralentissement de la croissance du commerce mondial, retour des frontières, contestation des élites, montée de ce qu’on appelle le « populisme », entendu comme les politiques qui refusent la logique du marché (un des rares points communs des diverses formes de populismes).
De cette observation, j’ai tiré l’hypothèse que, si la mondialisation n’est pas inéluctable, c’est que son déterminant principal n’est pas, comme que je le pensais auparavant, la technologie. Je pensais que les échanges entre les peuples, échanges transfrontaliers d’argent, de biens, de services et de personnes, étaient déterminés principalement par la possibilité que nous avions de voyager, de communiquer et d’expédier des produits par-delà les mers. L’invention des conteneurs, par exemple, a entraîné une augmentation des échanges et le premier câble transatlantique (1865) s’inscrivait dans une évolution des technologies de communication qui nous mènerait jusqu’à Internet. Tout cela formait une sorte de continuum qui, pensais-je, déterminait notre comportement. C’est complètement faux ! Les phases de démondialisation interviennent malgré la technologie, ce qui semble montrer que le déterminant principal n’est pas la technologie.
Suivons cette hypothèse : le déterminant est d’une autre nature.
Quand on regarde sans a priori, on se rend compte que la seule hypothèse solide (je croise ici les pas de Jean-Michel Quatrepoint) est que le déterminant principal de l’ouverture et de la mondialisation est le degré de tolérance des sociétés. Degré qui change, et dans des proportions considérables.
De cette hypothèse, on peut inférer que, contrairement à ce que Pascal Lamy a cru (si l’on suit les propos d’Hubert Védrine) et ce que j’ai cru moi-même il y a une quinzaine d’années, ce n’est pas l’économie qui imprime son rythme à la marche des choses, c’est au contraire la politique. C’est la vie des sociétés qui détermine l’économie et l’économie obéit à la société comme l’esclave au maître.
C’est ce que je vais m’employer à vous montrer.
Poursuivons un peu plus loin l’observation de l’histoire. On voit qu’elle est ponctuée de cycles relativement longs où les phases d’ouverture et de mondialisation alternent avec des phases de fermeture. Ces phases, mystérieusement, ont une durée relativement constante : trente, quarante, quarante-cinq ans. La totalité du cycle, de l’ouverture à la fermeture, couvre quatre-vingts ans, à peu près la durée de la vie humaine, comme si nous étions collectivement toujours emportés sur le même orbe idéologique qui nous faisait passer d’un excès à l’autre : Une phase libérale naît dans la société, avec le désir de liberté qui, sous toutes ses formes, se développe, s’amplifie. Elle est d’ailleurs, curieusement, parfaitement synchrone au plan mondial (tous les pays passent par le même cycle au même moment) et elle est, toujours, ponctuée par un krach. En effet, la phase libérale se traduit toujours par des déréglementations et une croissance débridée de l’endettement et le krach n’est jamais que l’expression d’une réalité malmenée, généralement par la spéculation. Derrière ce krach s’ouvre en général, si on suit l’histoire, une longue période de fermeture progressive. Jean-Pierre Chevènement évoquait celle de 1873-1896, qui avait suivi le krach de 1873, où une longue phase de protectionnisme avait été l’une des façons de régler la crise. Contrairement à ce qu’on dit un peu rapidement, le protectionnisme ne crée pas la crise, ce n’est pas lui qui a créé la crise des années trente, il était au contraire une réponse à cette crise qui provenait de la phase libérale qui avait précédé.
Je vous propose d’explorer le cycle actuel et, avant de voir où il nous mène, de faire un petit retour pour comprendre d’où il vient.
Vous situiez l’un et l’autre la naissance de ce cycle libéral en 1971, moment de la rupture de la convertibilité du dollar en or. Mon « logiciel » est un peu différent mais je ne serai pas très loin de vous en termes de dates.
J’en daterai la naissance plutôt dans les années soixante, avec l’émergence des baby-boomers qui avaient vingt ans en 1968-69 et étaient mus par ce désir de liberté. Comme toutes les générations, ils se sont déterminés contre leurs parents, en prenant le contrepied d’une génération qui, elle-même, avait été marquée par les extraordinaires désordres de la première moitié du XXème siècle (guerres et crises sans précédent). Cette génération, née juste après la guerre, se construit contre celle qui la précède, comme, probablement, celle qui est aujourd’hui à la veille de prendre le pouvoir se construit contre la nôtre. La génération qui a vingt ans en 1968-69, de façon assez singulière, fait la révolution dans tous les pays du monde en même temps : aux États-Unis, en France, en Europe de l’est, en Chine (la Révolution culturelle). En termes de génération, c’est la même onde qui parcourt la planète. C’est Woodstock (1969)… C’est le moment où cette génération libérale accède à la conscience d’elle-même, promeut ses valeurs sous une forme exclusivement individualiste et qui n’a pas grand rapport avec l’économie.
Mais cela va changer très rapidement.
1979. Dix ans plus tard notre génération a intégré l’économie et la société. Le libéralisme commence à se transmettre à l’économie avec l’arrivée de Mme Thatcher (1979) qui a été le signal essentiel, suivie quelques mois plus tard de l’élection de Ronald Reagan (1980). À l’autre bout de la terre, au même moment, on assiste aux réformes libérales de Deng Xiao Ping (18 décembre 1978) et, en 1979, à l’extraordinaire changement de cap idéologique qui va permettre l’essor de la Chine (sans précédent dans l’histoire : on n’a jamais vu un pays rattraper aussi vite son retard économique). L’économiste Maddison a reconstitué tous les PIB de tous les pays du monde depuis l’an mille [1]. On voit pendant plusieurs siècles une stabilité marmoréenne où la Chine représente 25 % à 30 % de l’économie mondiale. Puis, aux alentours de 1840 (Traité de Nankin, 1842), commence ce que les Chinois appellent « le siècle de l’humiliation », c’est-à-dire la dégringolade qui les conduira, cent ans plus tard, à la Révolution de 1949 et l’arrivée de Mao Tse Toung. En cent ans, le PIB de la Chine descend de 25 % à 5 % de l’économie mondiale en 1979, au moment où Deng Xiaoping prend le pouvoir. Dans les trente ans qui suivent, la Chine remonte les marches de l’escalier à une vitesse extraordinaire, avec un PIB qui passe de 5 % à 19 %.
1979, c’est bien sûr le début du libéralisme économique qui se traduit par l’avancée de l’idée européenne et la signature de l’Acte unique (1986) et sa mise en œuvre au début des années 1990.
1969, Woodstock ; 1979, Thatcher ; 1989, chute du mur de Berlin, « acmé de la mondialisation », nous a dit Jean-Pierre Chevènement.
C’est vrai au plan idéologique mais, au plan économique, c’est le vrai démarrage de cette mondialisation parce que la suppression des frontières libère l’extraordinaire puissance des multinationales qui vont non seulement vendre à l’étranger mais y produire, profitant des énormes écarts de salaires. C’est alors que les investissements transnationaux se développent et que le commerce commence à croître beaucoup plus vite que la croissance.
Entre temps, l’arrivée de Volker, qui proscrit l’inflation, à la tête de la Banque fédérale des États-Unis, marque un changement idéologique très important. Cette génération qui monte en puissance dans l’économie, parce qu’elle commence à s’enrichir, se met à haïr l’inflation (l’instrument qui sert à éroder le passé au profit du futur) et préfère un réglage macroéconomique qui préserve la valeur du capital. Si on raisonne dans des termes marxistes – ce qui est loin d’être inutile dans certaines circonstances – la disparition de l’inflation est la victoire des détenteurs de capital. Symétriquement, puisqu’en économie il n’y a pas de bonne solution, il n’y a que des gagnants, des perdants et des rapports de force, les perdants sont ceux qui s’endettent, c’est-à-dire plutôt les jeunes. Au fur et à mesure que nos baby-boomers grandissent, leur aversion pour l’inflation devient de plus en plus forte.
1989, la chute du mur, l’âge d’or de la phase libérale… ce moment est théorisé de façon extraordinairement intelligente par Fukuyama dans « La fin de l’Histoire » [2]. Son titre est évidemment une métaphore mais il avait très bien vu qu’on entrait dans une phase très particulière avec la victoire de l’économie de marché et d’une certaine forme de démocratie. Tout cela ne devait pas durer. Mais on ne le savait pas à l’époque et l’enthousiasme prévalait.
La Chine, en 1989, est un peu à contretemps avec les 2 000 morts de la place Tien An Men. Mais, curieusement, dès janvier 1992, le vieux Deng Xiaoping effectue un voyage très médiatisé dans le sud du pays qui marque la relance des réformes : « Enrichissez-vous, il faut prélever les éléments positifs du capitalisme pour édifier le socialisme à la chinoise », lance-t-il. Le pays s’exécute. Donc, là encore, le monde est à l’unisson.
1999 est l’année où l’on a supprimé le Glass Steagall Act. C’est l’année des fusions stupides, de la financiarisation extrême de l’économie, de l’extraordinaire croissance de l’endettement. Les entreprises (Vivendi-Universal, Daimler-Chrysler, Time Warner-AOL…) célèbrent leurs mariages, échanges d’actions qui ont des valorisations complètement ineptes. L’Europe poursuit son rêve d’unification avec la mise en œuvre de l’euro. 1999 est le début de l’union monétaire (même si nous n’aurons les billets et les pièces dans les poches qu’en 2002). C’est aussi en1999 que la Chine entre à l’OMC.
Tout cela pour dire qu’en 1999 le tableau de la crise se met en place, avec les excès financiers, avec la mondialisation débridée qui commence à susciter des critiques. 1999 voit les grandes manifestations de Seattle contre l’OMC, émaillées d’émeutes assez violentes. On commence à comprendre que la mondialisation est une fée grimaçante : elle donne beaucoup à ceux qui ont déjà beaucoup et elle prend aux autres. François Bourguignon illustre les effets de la mondialisation de façon éclairante : Caruso (1873 – 1921) a vendu un million de disques dans sa vie, ce qui est énorme. Cent ans plus tard, Pavarotti (1935 – 2007) vend cent millions de disques … et il est cent fois plus riche car son talent, grâce à la mondialisation, trouve l’occasion de se déployer et de se monétiser dans tous les coins du monde.
C’est exactement ce qui suscite cette contestation, comme ce fut le cas lors des précédentes phases de mondialisation. À la fin du XVème siècle et au début du XVIème siècle, lors de la première mondialisation, celle des grandes découvertes, les fortunes insolentes ramenées en Europe par des aventuriers incultes et intrépides firent hurler toute la société de l’époque, suscitant, déjà, une contestation extrêmement violente dont l’expression la plus puissante fut la réforme luthérienne. En 1524, Luther écrit dans son livre « Du commerce et de l’usure » que le commerce lointain déstructure les sociétés parce qu’il occasionne des déplacements de richesses très dangereux pour la cohésion sociale. C’est limpide et extrêmement intelligent ! Ce sont des débats très contemporains. Relisant ce livre aujourd’hui, on y voit l’illustration des débats qui nous agitent : Luther serait-il l’ancêtre des « populistes » ? Lui aussi refuse le marché comme ses lointains héritiers d’aujourd’hui.
En 2009, la crise qui suit le krach de Lehman Brothers de septembre 2008 conclut ce cycle d’aventures, de libertés excessives, porté par une génération qui, à mesure qu’elle conquiert les échelons du pouvoir, déréglemente, libéralise, détruit les frontières, parce que tel est le projet de sa vie. Le projet de ‘notre’ vie, devrais-je dire, car nous appartenons tous ici à la même génération, nous avons vécu nos années professionnelles avec cette théologie, certains s’y opposant, d’autres s’y soumettant mais c’était le grand courant idéologique de nos vies.
C’est fini. 2009, avec la crise, a sonné le glas de ce monde-là. On en voit seulement le début car ces crises sont toujours très longues. L’unité de temps est la vingtaine d’années. On a fait dix ans, il reste probablement une décennie.
Le besoin de protection se substitue au désir de liberté et nous entrons dans une phase différente. L’économie va se transformer radicalement. Je ne crois pas du tout à la troisième voie. Je pense que le mouvement va aller très loin – probablement trop loin – dans le sens de la fermeture parce que les peuples le demandent et que la politique répond à une demande.
Ce qui est assez problématique, c’est que cette demande de protection n’a pas été vue par les partis traditionnels et les « populistes », de gauche comme de droite, remplissent un vide. Si la politique traditionnelle ne répond pas à la demande des citoyens, les citoyens se tournent vers d’autres qui, faisant commerce de la peur, se servent du besoin de protection et le dénaturent.
Il arrive dans l’histoire que des partis traditionnels acceptent de se saisir de ce besoin de protection, d’y répondre. De ce point de vue-là, je suis frappé, comme Jean-Michel Quatrepoint, par la transformation de l’offre politique anglo-saxonne, notamment à droite. La droite britannique, avec le Brexit, a opéré une mutation idéologique considérable. Les discours de Theresa May ne parlent plus que d’inégalités. Notre droite, en comparaison, est décalée avec les attentes de la population.
Il est vrai que nous, Français, sommes toujours décalés : En 1981, au moment où le monde se libéralise, nous partons dans une direction diamétralement opposée… Mais, quelques années plus tard, les socialistes libéralisent eux-mêmes. Cela montre que, dans une période libérale, les politiques, de gauche ou de droite, sont les mêmes. Le besoin de liberté structure la demande politique et l’offre, de tous bords politiques, y répond de la même façon. Quand, à l’inverse, le besoin de protection l’emporte, la gauche comme la droite font aussi des politiques qui se ressemblent.
Peut-être, comme en 1981, le vainqueur de l’élection présidentielle, de droite ou de gauche, s’apprêtera-t-il à libéraliser au moment où le monde entier referme, protège et tente de rétablir la souveraineté économique…
Quelle stratégie pour la France ?
Nous avons beaucoup de difficulté à formuler une stratégie parce l’identité européenne que nous avons adoptée a fait disparaître en grande partie l’identité nationale, pour des raisons qui m’échappent mais qui nous laissent aujourd’hui un peu désarmés. Tout le monde comprend bien que c’est la fin du projet européen, au moins sous la forme que nous avons connue, mais la génération qui est au pouvoir s’y accroche avec une forme de déni de la réalité extrêmement problématique. En effet, le déni est ce qu’il y a de plus fort. Le fait que les crises s’éternisent n’est pas dû aux problèmes techniques mais aux blocages psychologiques. La génération au pouvoir aujourd’hui ne veut pas renoncer à ce à quoi elle a cru, qui a aimanté, orienté toute sa vie professionnelle. On voit bien que cette génération a du mal à sortir de ses rails et je crains qu’il ne faille attendre la génération d’après, qui n’aura pas les mêmes préventions parce qu’elle n’aura pas vécu la même trajectoire, pour avoir la solution à ces problèmes.
À l’aune de l’histoire, ces crises couvrent une quinzaine ou une vingtaine d’années. La bonne nouvelle, c’est que nous en avons fait la moitié, la mauvaise, c’est qu’il en reste la moitié. Mais nul doute que, dans deux ans, cinq ans, dix ans…, on ne parvienne à une longue période de croissance, quand nous aurons trouvé les bons réglages pour protéger, encadrer davantage et restaurer l’État là où il doit être, sans pour autant étouffer le sel de la vie économique, l’initiative de l’entreprise.
En 2007, j’avais publié un livre intitulé « La crise des années trente est devant nous [3] ». On voyait très bien, en effet, que ça allait claquer sur l’immobilier américain, sur les dettes publiques et que, derrière, c’était tout un monde qui allait tomber avec la montée « populiste ».
Il est encore un peu tôt mais bientôt va venir le temps où j’aurai envie d’écrire : « Les Trente glorieuses sont de retour ».
Merci.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, François Lenglet, pour cet exposé passionnant et, comme toujours, anticipateur. Vous avez décrit une génération d’ex-baby-boomers qui s’accroche. Je crois que c’est dans l’air du temps.
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[1] L’Économie mondiale : une perspective millénaire, OCDE, Paris, 2001.
L’économie mondiale – Statistiques historiques, OCDE, 2003.
Liste historique des régions et pays par PIB (PPA) : travaux réalisés par Angus Maddison pour l’OCDE.
[2] La Fin de l’Histoire et le dernier homme [« The End of History and the Last Man »], Francis Fukuyama, éd. Flammarion, 1992.
[3] La crise des années trente est devant nous, François Lenglet, éd. Perrin, mars 2007.
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