Un homme naturel. Max Gallo 1932-2017

Intervention de Jean-Claude Casanova, membre de l’Institut, directeur de Commentaire, au colloque « Max Gallo, la fierté d’être français » du 21 novembre 2017.

Je n’ai connu Max Gallo que dans le dernier quart de siècle et je regrette de ne pas l’avoir connu plus tôt. C’était au début des années 1980, il était alors éditorialiste à L’Express, je n’y écrivais pas à cette époque, mais j’étais, comme lui, lié à Revel et Aron. C’est par eux que j’ai connu Max. J’avais lu son Jaurès [1], son Vallès [2], que j’admirais beaucoup, et son Tombeau pour la commune [3] que m’avait offert Revel, qui appréciait ce livre et que j’ai aimé à sa suite. Puis nous nous sommes retrouvés régulièrement, pendant des années, comme l’a rappelé Philippe Meyer, à l’émission « L’Esprit public ». Nous ne nous sommes plus quittés, nous nous sommes « affectionnés », je veux dire que j’éprouvais une grande amitié, une chaude sympathie, que j’espère réciproque, pour Max.

Nous étions différents par nos parcours, par nos origines, mais nous étions proches.

D’abord par l’âge : nous appartenions à la génération de ceux dont la plupart des parents, la plupart des oncles, aptes à servir, avaient fait la Guerre de 1914 et qui, enfants, avaient connu la Seconde guerre mondiale. Nous étions donc marqués par les décennies tragiques qui avaient meurtri l’Europe.

Et puis une très grande proximité méridionale nous rapprochait. Max était cisalpin. Selon la logique romaine, la Gaule cisalpine se situe au-delà des Alpes, et en Italie. Grandazzi vient de publier un gros livre, Urbs [4] qui montre, à la suite des archéologues, que les Gaulois ont bien pris l’Acropole, contrairement à ce que raconte Tite-Live. Je n’aurais pas manqué, si nous conversions encore à L’Esprit public, de rappeler à Max, à propos de ce livre, que les Gaulois dont il s’agit sont pour l’essentiel des Cisalpins, donc des Piémontais comme lui, même si quelques Auvergnats de la rive droite du Rhône, s’étaient joints à eux pour camper là où César, plus tard, fit construire son Forum.

Max était niçois, j’étais corse. Corses et Niçois entretiennent de vieilles relations, bien que dans mon île natale nous ayons rejeté l’appel que nous adressait le plus illustre des Niçois, Garibaldi, pour que nous rejoignions le Risorgimento. Max, soit dit entre parenthèses, regrettait que le nom de Garibaldi, d’évidence le plus glorieux des Niçois, n’ait pas été donné à la plus grande place de Nice. Quand ce même Garibaldi s’est adressé à la Corse en 1848 pour nous presser de nous joindre à lui, il n’a éveillé aucun écho ! C’est que les Corses étaient devenus « fiers d’être français ».

Comme Régis Debray, je n’aime pas beaucoup cette expression. Une vieille histoire juive dit : « Je suis fier d’être juif, parce que, de toute façon, si je n’étais pas fier, je serais juif quand même ». Ce qui veut dire que ce qui compte, ce n’est pas le qualificatif, « être français », c’est le fait d’être fier, c’est-à-dire d’accepter son héritage avec fierté.

Notre complicité méridionale tenait au fait qu’il était doté des deux vertus latines par excellence : la fidélité et la lucidité. Les Latins prêtent une oreille critique à ce qui se dit, car ils savent que la parole n’est qu’un moyen pour parvenir à une fin. En général, ils restent lucides en politique. Mais ils se veulent fidèles à leurs proches, à leurs amis, à leurs parents. Cette combinaison de lucidité et de fidélité était très forte chez Max. La lucidité éloigne, la fidélité rapproche.

J’ajouterai qu’il était autant joyeux que mélancolique. Nous partagions le goût du vino santo, de la grappa, de la cuisine italienne, des cigares toscans que l’on partage pour fumer. Il était heureux de vivre : « Ce qu’il y a de plus agréable, c’est de fumer un cigare en regardant la mer, assis au pied d’un mur qui a été chauffé par le soleil », me disait-il. Ajoutant que la contemplation de la mer le rendait toujours mélancolique.

Mais si, pour aller à l’essentiel, je devais le définir, je dirais simplement qu’il était un homme naturel. L’homme naturel se distingue de l’homme artificiel. Le livre de Jules de Gaultier sur le bovarysme [5] décrit l’homme artificiel comme celui qui, tel Madame Bovary, se construit une identité à partir des livres qu’il a lus. Totalement artificiel, il devient victime des passions communes.

Quelles sont les plus communes des passions ? À gauche, le ressentiment (puisque la vertu de gauche est la justice) et à droite, la peur, Thucydide traite la peur comme une passion (et elle naît de la corruption de la vertu de droite qui est la fidélité). Pour parler cru, cette passion s’exprime dans les « Tout fout le camp… la langue fout le camp… la France fout le camp… l’Académie fout le camp… l’université fout le camp… tout s’effondre… ». Constatations parfois pertinentes, mais cette peur panique, cette nostalgie générale et excessive, comme toute passion, corrompt et ensevelit.

Par sa force et sa joie, par son goût du labeur, Max en était protégé. De la passion du ressentiment, il était tout aussi indemne. Max l’avait surmontée dès sa jeunesse. Il venait du monde des travailleurs italiens, souvent humiliés parfois méprisés à Nizza (on se demande au nom de quoi, dans cette ville si typiquement italienne !). Il avait connu l’humiliation des humbles mais il l’avait dépassée, de même que s’il comprenait, regrettait, craignait les effondrements, jamais il ne cédait à la panique. Cela venait de son naturel, il ne reconstruisait rien d’artificiel et son naturel le poussait à l’admiration et à la fidélité. Cela m’a toujours frappé lorsque nous parlions d’Histoire et qu’il faisait défiler ses hommes illustres. Philippe Meyer a fait allusion à Jaurès. Je me souviens de Max frappant sur la table : « Je suis sûr qu’un gouvernement Jaurès-Caillaux aurait évité la guerre de 14 ! ». Peut-être, sans doute…

L’admiration le nourrissait, plus que la détestation : il y avait les hommes qu’il admirait et ceux qu’il admirait moins. Il admirait De Gaulle plus que Mitterrand, c’est incontestable. Son décrochage par rapport à Mitterrand m’étonnait un peu. Un jour j’avais demandé à un ami compatriote, ancien directeur du Monde : « Pourquoi Mitterrand n’aime-t-il pas les Corses ? ». Colombani m’avait répondu : « C’est simple, c’est parce qu’il nous ressemble trop ». D’une certaine façon, Mitterrand, en politique, était latin. S’il y avait un homme parfaitement lucide, c’était bien lui. Et pourtant Max n’éprouvait pas pour lui de sympathie. Il mesurait et admettait ses qualités, mais il préférait la raideur, la hauteur, la grandeur de De Gaulle. Il ne concédait pas de grandeur à Mitterrand. Sans doute, à ses yeux, la ruse et le réalisme ternissaient-elles la ferveur patriotique.

Enfin, Max était fidèle à son héritage, à son passé, à ses parents, à ses amis, à ses proches. Il aimait aimer, il aimait les aimer. Il était ainsi, et cela lui était tout naturel. On comprend les deux évolutions de la fin de sa vie : le retour affirmé et assumé du patriotisme et de la religion.

Son amour de la patrie. Sa francité n’excluait rien, Il n’a jamais renié ses racines italiques, ni défait ses liens avec l’Italie (dans plusieurs des dédicaces qu’il a bien voulu m’écrire il soulignait sa double appartenance, à l’italianité et à la francité). Il était français, il était patriote, il devint de plus en plus patriote au cours de ces vingt-cinq dernières années, sans doute pour les raisons classiques du patriotisme : il pensait que le patriotisme était nécessaire à la survie collective, que c’était une « vertu », au sens de Montesquieu (car, tout simplement, l’amour de la patrie héritée et de ses institutions pourra seul cimenter, fortifier la République).

Par l’attrait mystérieux que la religion exerçait sur lui, il répondait à la tragédie de la vie, à la première tragédie qu’il avait connue, à la mort de sa fille. La religion n’était pas pour lui l’adhésion à un dogme mais une recherche. Il prenait pour point de départ, pour assise la religion de ses parents, celle de ses ancêtres. C’était ainsi accepter, penser, affirmer qu’il fallait dépasser la vie telle qu’elle était par une aspiration plus élevée.

À la fin, il a rencontré le plein amour, par son mariage avec Marielle. Elle m’a prêté le volume de ses mémoires (le mien n’était pas à Paris) et j’ai admiré l’émouvante dédicace qu’il lui adressait : il confondait sa propre vie avec l’amour qu’il lui portait.

Nous pouvons aujourd’hui, en pensant à Max, lui être reconnaissants de tout ce qu’il a été pour ses proches et ses amis.

——
[1] Le Grand Jaurès, Max Gallo, éd. Robert Laffont, 1984.
[2] Jules Vallès, Max Gallo, éd. Robert Laffont, 1988.
[3] Tombeau pour la Commune, Max Gallo, éd. Robert Laffont, 1971.
[4] Urbs, Alexandre Grandazzi, éd. Perrin, 2017.
[5] Le Bovarysme, la psychologie dans l’œuvre de Flaubert, Jules de Gaultier (Librairie Léopold Cerf, 1892) (rééd. 2007 aux éd. du Sandre).

Le cahier imprimé du colloque « Max Gallo, la fierté d’être français » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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