Intervention de Jean-Yves Autexier, ancien parlementaire, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, au colloque « Le moment républicain en France » du 11 décembre 2017.
Quelle appartenance ?
Ainsi puissamment armés, les Républicains avaient remporté quelques combats mémorables, contre la tyrannie, au XVIIIème siècle. Mais le terme d’appartenance à la cité suscita aussi des interprétations opposées. En Allemagne, Fichte et Herder lui donnaient un contenu ethnique, linguistique, culturel. Les Républicains français au contraire, dans le sillage des Lumières, parlaient de communauté politique, de citoyenneté déliée des origines. Aujourd’hui cette opposition s’est en partie évanouie. Depuis mai 1999, l’Allemagne a changé sa loi sur la nationalité, admet la double-nationalité et s’est éloignée de sa tradition. Et de même en France, l’appartenance n’est pas purement abstraite. Il y a dans l’appartenance à la nation, du charnel, de l’histoire, des usages, du non réductible à l’abstraction pure. « Il y a du collectif affectif » écrit Régis Debray, « l’incarnation qui est simplement le corps national en tant qu’il est sentimentalement vécu » [2]. Si l’on veut bien quitter les manichéismes, on s’accordera donc sur la conception d’une appartenance toujours en construction. « Une communauté nationale unissant l’ensemble des citoyens est vouée à l’inachèvement » [3] estime ainsi Zygmunt Baumann. C’est le sens de la « culture d’apports » définie par Jacques Berque, apports qui viennent s’ajouter à la « personnalité structurée » [4] que demeure la France. Il y a bien une nation France structurée, qui n’est pas immuable, qui bénéficie des nouveaux apports, mais elle n’est ni soluble, ni volatile.
L’offensive libérale-libertaire.
Ayant ainsi surmonté ce premier obstacle, celui de la définition de l’appartenance, les Républicains allaient devoir essuyer un tir de barrage puissant et des attaques violentes, depuis les années soixante-dix. Elles venaient en premier lieu du souffle du libéralisme économique, et de son compagnon l’hyper-individualisme, qui tenaient la nation, l’État, pour des adversaires du libre épanouissement personnel… et de la liberté des affaires. La « modernité liquide » selon la formule du même Baumann n’aime guère les nations et a vite fait de transformer les citoyens en consommateurs.
L’autre offensive contre l’idée républicaine est venue de la gauche. D’abord parce qu’il y a toujours eu un impensé marxiste à propos de l’État. Dans ce vide, tout a pu s’engouffrer. Aussi bien ceux qui confondaient l’idée républicaine avec la mission messianique d’une classe rédemptrice, que ceux qui, à rebours, confondaient la République avec l’oppression bourgeoise. On se souvient des thèses de « la nouvelle gauche » : pour Glucksmann, « l’histoire des peuples est l’histoire de leur lutte contre l’État » [5], Pierre Clastres écrit son livre « La société contre l’Etat » [6], Tony Negri « La classe ouvrière contre l’État » [7]. Tout le monde évoque les droits de l’homme en oubliant les termes « et du citoyen », ce qui revient à délier la liberté de la citoyenneté, en oubliant qu’elle est un ensemble indissociable de droits et de devoirs. On peut alors exalter les droits, en oubliant les devoirs. Il faut rappeler la puissance de ce courant d’idées : que ce soit avec Michel Foucault, pour qui « la vocation de l’État, c’est d’être totalitaire » [8], ou avec Antonio Negri pour qui « l’État-nation est aujourd’hui devenu une entité négligeable. Le niveau privilégié d’action (…) se situe à un échelon mondial » [9], l’État, la nation, la communauté nationale sont devenus des obstacles à la liberté. On était là aux antipodes de la pensée grecque fondant la liberté sur l’appartenance. L’écrivain britannique James Meek résume clairement les choses : « Dans les années 70 et 80, encouragée par des professeurs d’université eux-mêmes inspirés par des penseurs français tels Foucault et Derrida, une nouvelle orientation disséminée sur les campus universitaires a rejeté des concepts aussi contraignant que la citoyenneté et le devoir. Elle mettait l’accent sur les revendications identitaires particulières qu’il s’agisse de sexe, d’orientation sexuelle, d’appartenance ethnique, etc. » [10]. Et cette vogue a exercé des effets tangibles. Jacqueline de Romilly expliquait cela à sa manière : « Quand je fais des conférences à des jeunes, je me suis rendu compte qu’ils percevaient la loi comme quelque chose de négatif, qui contraint, qui limite, contre quoi il faut se battre. Ils ne voyaient absolument pas que la loi est la garantie des pauvres » [11]. On peut dire que l’idée républicaine était perdue de vue.
Aujourd’hui, le vent tourne. La puissance des faits, de la réalité, nous amènent à revenir aux principes fondateurs. C’est le moment républicain.
Quelles sont ces réalités ? D’abord, bien-sûr, la globalisation. Elle nous rappelle que la seule protection contre une mondialisation folle, c’est encore l’État qui peut poser des règles, des lois, protéger. L’État n’est plus un ennemi ; c’est un bouclier possible. L’appartenance à une nation protectrice est une garantie de liberté : libre-choix et non domination.
En second lieu, l’hyper-individualisme montre ses dangers. « La décennie 80 a connu un activisme frénétique, rappelle Zygmunt Baumann. La notion de classe ne fédérant plus les revendications, le mécontentement social s’est dispersé en une multitude de revendications catégorielles : le genre, la race, le passé colonial ! » [12]. Mais tout cela aboutit à quoi ? À l’élection de Donald Trump. Au champ libre laissé aux identitaires nationalistes, en Autriche, en Pologne, en Flandre ou ailleurs, à Le Pen en France. À désintégrer le citoyen en de multiples identités, on perd de vue le bien commun, et on laisse la nation à de mauvais bergers. Écoutons Mark Lilla dans le livre qu’il vient de publier cet été et dans lequel il dénonce les dérives des démocrates américains : « Ce qui est extraordinaire et effarant au cours des quatre dernières décennies de notre histoire, c’est que notre politique a été dominée par deux idéologies qui encouragent et même célèbrent le démantèlement du citoyen. À droite, une idéologie qui questionne l’existence d’un bien commun et nie notre obligation d’aider les concitoyens, à l’aide des politiques publiques. À gauche, une idéologie qui fétichise nos attachements individuels et de groupe et jette une ombre de suspicion sur toute évocation d’un nous démocratique universel » [13]. Mais ce livre, ce courant de pensée nouveau est un salutaire sursaut.
On peut le rapprocher du courant de pensée néo-républicaniste, ou même des nouveaux mouvements de gauche en Europe du Sud : c’est Inigo Errejon, de Podemos, qui invoque « une idée de patrie radicalement progressiste et démocratique » [14], ou le jeune italien Samuele Mazzolini, professeur à Essex, qui veut « créer une identification nationale autour des groupes sociaux et revendications négligées » [15] pour arracher à l’extrême-droite « la référence à la patrie », et se situe dans le sillage de Maurizio Viroli, défenseur du patriotisme républicain, contre le communautarisme, « mort de la République » [16].
Enfin, l’immigration de masse fait partie des nouvelles réalités. Or, pour réussir l’intégration des nouveaux venus, même dans le monde anglo-saxon, le communautarisme a cessé de fasciner. On peut évoquer le rapport de Louise Casey, il y a juste un an, qui pointe l’échec du multiculturalisme en Grande-Bretagne, échec que constatait Theresa May en juin dernier en invitant « à ne plus vivre dans une série de communautés, mais comme un véritable royaume uni ». En Allemagne, on veut promouvoir une culture de référence – Leitkultur – face à la difficile intégration d’un million de nouveaux arrivés. Le ministre de l’Intérieur Thomas de Maizières, en avril dernier, a présenté son Plan en 10 points pour une culture de référence allemande, incorporant l’héritage de l’histoire allemande « avec ses hauts et ses bas » [17]. Car l’appartenance signifie un certain rapport avec l’histoire de la nation. C’est très vrai en France avec les nouvelles générations issues de l’immigration de pays hier colonisés. Le récit national doit leur apprendre l’histoire du pays où ils construiront leur vie, Vercingétorix, le Moyen-Âge et l’ancien Régime, il doit inclure la colonisation comme les indépendances, l’esclavage comme les artisans de son abolition. Et l’immigration depuis les années vingt doit faire partie du récit national. Ces jeunes ne sont pas là par hasard. Il faut leur apprendre à se situer dans notre histoire. Au lieu d’entretenir les ressentiments liés au passé, il faut ouvrir les portes de l’avenir à ces nouvelles générations. Dans son discours de Philadelphie [18], Barack Obama avait ainsi invité les Noirs à se placer dans les pas de ceux qui les avaient précédés dans les luttes pour l’égalité, plutôt que de s’enfermer dans une sorte de dissidence intérieure. Oui, au lieu d’encourager les sécessions mentales, cultivons le sentiment d’appartenance, apprenons aux jeunes issus de l’immigration à s’inscrire dans les combats des grands Républicains pour asseoir leurs droits et leurs devoirs.
La citoyenneté réinventée.
Comment réaliser l’unité de la nation, malgré les différences ? Comment préserver les différences malgré l’unité ? À cette question de base, l’idée républicaine propose une réponse acceptable. Parce qu’elle fonde la liberté sur la citoyenneté, ensemble indissociable de droits et de devoirs, elle peut conjuguer le respect des identités particulières avec l’appartenance à la communauté nationale. Ce qui est notable, c’est que l’articulation entre les deux se fait au niveau de chaque citoyen, et non pas au niveau du groupe ou de la communauté. C’est une garantie de liberté. On peut choisir. Choisir de s’affilier ou non, d’entrer ou de sortir de son petit groupe communautaire, de n’appartenir à aucun. Car groupes et communautés peuvent devenir des prisons. Un jeune Maghrébin peut devenir français ; il ne peut pas devenir basque ou corse. L’assignation à résidence communautaire n’est pas la liberté. C’est le contraire de la « liberté comme non-domination », selon la distinction de Philip Pettit [19] ; c’est le contraire de la liberté comme « participation à la vie civique » [20], selon Hannah Arendt. « La maîtrise des codes sociaux, souligne à juste titre Marcel Gauchet, permet à l’individu d’exercer sa liberté à l’intérieur d’une société » [21].
Il faut donc accepter de hiérarchiser ses appartenances. L’appartenance à la communauté nationale, parce qu’elle est génératrice de liberté, doit surplomber les autres. Disant cela, je ne plaide ni pour le nivellement, ni pour l’oubli de ses racines. Un Breton ou un Marocain peut aimer ses origines en étant citoyen français de plein exercice. Blanc, jaune, noir, homosexuel, athée, catholique, juif ou musulman, issu d’un pays hier colonisé : cela crée bien sûr des solidarités. Il ne faut pas les nier mais les dépasser, les surplomber par la citoyenneté. Et on ne peut réussir cela en invoquant une citoyenneté purement abstraite : on ne tombe pas amoureux d’une Constitution comme le souhaiterait peut-être Habermas. D’ailleurs, en Allemagne, Christoph Möllers [22] se tourne aussi contre le courant rationnel de la « démocratie délibérative », qui a remplacé la volonté politique par une raison procédurale. On ne peut le faire qu’en définissant politiquement un peuple lié à une histoire, un héritage, une géographie, des paysages, et en proposant un horizon, un projet commun aux citoyens, un destin désirable face à une globalisation sauvage. Il s’agit de cultiver « l’amitié civique » selon la formule choisie tant par Pierre Manent [23] que par David Djaïz [24], qui est à la fois un rapport à l’histoire commune, une projection dans l’avenir à construire et une solidarité par l’appartenance. Face au morcellement de la citoyenneté, à l’exaltation permanente des différences ou des identités multiples, face à la dilution du commun, et aux tristes conséquences qui en découleraient, le moment républicain, en liant appartenance et liberté, est à l’ordre du jour.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Jean-Yves Autexier, de nous avoir montré, après David Djaïz, qu’à côté des droits individuels il y avait l’appartenance civique et qu’après le moment libéral il y avait place pour un moment républicain.
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[1] Hérodote, L’Enquête, Folio Gallimard.
[2] Régis Debray, De la philosophie de la République in Les Cahiers, éd. Balland.
[3] Zygmunt Baumann, Identité, éd L’Herne, 2010.
[4] Jacques Berque, Il reste un avenir, éd Arléa 2002.
[5] André Glucksmann La cuisinière et le mangeur d’hommes, Le Seuil, 1975.
[6] Ed. de Minuit, 1974.
[7] Ed Galilée, 1978.
[8] Michel Foucault, Dits et écrits, Gallimard, 1994.
[9] Antonio Negri, Michael Hardt, Empire, éd Exils, 2000.
[10] James Meek, London Review of Books, novembre 2017.
[11] Entretien avec Olivier Delorme, Desmos-le lien, 2002.
[12] Zygmunt Baumann, op. cit.
[13] Mark Lilla, The Once and Future Liberal : After Identity Politics, Harper août 2017.
[14] Inigo Errejon, Entretien, Le vent se lève, août 2017.
[15] Samuele Mazzolini, Le clivage gauche-droite est mort en Italie, Le vent se lève, décembre 2017.
[16] Maurizio Viroli, Républicanisme, éd Le Bord de l’Eau, 2011.
[17] Thomas de Maizières, Zehn-Punkte-Katalog zur deutschen Leitkultur, avril 2017.
[18] Barack Obama, De la race en Amérique, Grasset, 2008.
[19] Philip Pettit, Républicanisme, Gallimard, 2004.
[20] Hannah Arendt, La crise de la culture, Folio/Gallimard, 1992.
[21] Marcel Gauchet, Comprendre le malheur français, Stock 2016.
[22] Christoph Möllers, Demokratie, Zumutungen und Versprechen, Wagenbach, 2008.
[23] Pierre Manent, Situation de la France, Desclée de Brouwer, 2015.
[24] David Djaïz, La guerre civile n’aura pas lieu, Le Cerf, 2017.
Le cahier imprimé du colloque « Le moment républicain en France ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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