L’urgence de l’État plutôt que l’état d’urgence

Intervention de David Djaïz, normalien, ancien élève de l’ENA, auteur de « La Guerre civile n’aura pas lieu » (Editions du Cerf, 2017), membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica au colloque « Le moment républicain en France ? » du 11 décembre 2017.

L’expression « moment républicain » qui donne son titre à cette journée est à prendre très au sérieux. Elle interroge, parce qu’à première vue, il pourrait paraître bizarre de parler de « moment républicain », alors que nous vivons dans une République bien installée. L’article 1er de la Constitution rappelle que la France est une « République indivisible, laïque, démocratique, et sociale ». Et l’article 89 de cette même Constitution précise que la forme républicaine de notre nation « ne peut faire l’objet d’une révision ». Tous les enfants apprennent à l’école la devise inscrite au fronton de nos édifices publics : « Liberté Égalité Fraternité ». Le pays n’est plus en proie à des polémiques pour savoir quel est le meilleur régime, quelle est la forme idéale d’organisation. Cette question semble tranchée définitivement depuis 1877, après le siècle de tâtonnements décrit naguère par François Furet [1]. Nous pourrions presque dire que la République, c’est comme l’air que l’on respire. C’est une évidence ; elle ne mérite pas qu’on s’y attarde plus que ça. Par conséquent parler d’un moment républicain dans la pensée ou dans l’action publique paraît paradoxal. Comment dès lors pourrait-il y avoir quelque chose comme un « moment républicain », c’est-à-dire un morceau de temps, sécable dans le cours de l’histoire, alors que la République semble être devenue la forme intangible d’organisation de notre pays ?

Il y a deux façons de répondre à cette question. D’une part en considérant que la République dont il est question dans ce « moment républicain » ne renvoie pas à la forme juridique ou métajuridique de notre organisation politique, mais plutôt à une philosophie politique, qui est une certaine philosophie de l’action. Il existe une philosophie de l’action républicaine, et elle est différente de la philosophie libérale comme elle est différente de la philosophie socialiste. J’ai également la faiblesse de penser que cette philosophie de l’action est clivante, contrairement à la forme républicaine de notre organisation collective, car elle s’oppose aux deux pensées que je viens d’indiquer et qui sont très bien organisées et qui ont été dominantes au cours du long XXème siècle.

D’autre part, il y a un « moment républicain » en raison du moment même que nous traversons, un moment de crise, d’urgence et d’incertitude. La pensée républicaine de l’action, à condition d’être prise au sérieux – et on ne prend pas assez au sérieux ce qui semble trop évident – est une pensée de la situation de crise, une « pensée en état d’urgence ». Ce n’est pas un hasard si Machiavel, qui est sans doute le premier penseur républicain de la Modernité, a entendu situer son œuvre sous le sceau de l’urgence. Non seulement l’urgence de la situation et la gravité extrême des événements dont il fut le témoin à la fin du XVème siècle lui fournissaient une occasion d’élaborer une nouvelle doctrine politique, mais ces événements étaient la texture de sa pensée. Machiavel ne se contenta pas de disserter des malheurs de Florence, des invasions françaises, de la guerre civile perpétuelle en Italie, des troubles, du retour des Médicis : il en fit le matériau même de sa pensée politique. Je crois que le républicanisme consiste d’abord en une capacité à s’emparer des événements, même et surtout lorsqu’ils se bousculent et s’accélèrent, et à en faire le matériau d’une pensée qui est aussi une volonté de maîtriser et de donner une forme à des éléments qui s’emballent.

Or depuis 2015, la France est frappée par des terroristes qui sont nés et ont grandi en France, par des enfants qui proviennent du cœur de notre nation. Ces actes témoignent bien sûr du cancer de l’islamisme radical et de sa forme la plus violente, le djihadisme takfiri, qui frappe partout dans le monde. Mais ils comportent une autre dimension : le fait que des citoyens français, fussent-ils une infime minorité, s’en prennent à d’autres citoyens français, atteste d’une crise sans précédent de la citoyenneté, et donc des insuffisances de notre pacte fondamental. Je voudrais donc esquisser les quatre points cardinaux de ce que pourrait être une pensée néo-républicaine, de manière très exploratoire et qui la distingue des deux autres grands systèmes de pensée politique, le libéralisme et le socialisme :

1/ Première dimension : une certaine idée de la liberté.

La liberté des libéraux, celle de Benjamin Constant, est la liberté comme « non interférence », C’est une liberté essentiellement juridique, qui se traduit par l’exercice des droits individuels.

La liberté des marxistes c’est un peu l’extrême inverse, c’est une liberté qui n’existe que dans et par le groupe civique et politique. La liberté n’est que l’absorption de l’individu dans un réseau de capacités et de besoins. La liberté n’est que liberté sociale.

La liberté républicaine partage une matrice commune avec le libéralisme : elle considère que les libertés individuelles sont au fondement des sociétés modernes. Mais elle considère aussi que cette liberté n’est rendue possible que par le sentiment d’appartenir à un destin commun. La liberté comme non-domination est la traduction juridique et politique de ce sentiment d’appartenance civique. Cette non-domination est aussi bien individuelle que collective. Individuellement c’est l’égalité réelle des chances : n’être en aucun cas forcé d’accepter quelque chose qui me place sous contrainte. Collectivement c’est l’exercice de la souveraineté du peuple. Quand Machiavel disait « J’aime ma patrie plus que mon âme », il ne voulait pas dire : je suis prêt à tout même à faire des choses atroces ou absurdes pour le service de ma patrie et à oublier ma conscience et ma liberté, mais plutôt : je m’inscris dans un tissu de relations politiques et sociales qui sont, entre autres constitutives de mon moi.

Je prendrai l’exemple du financement des campagnes électorales. Une conception libérale consiste à ne mettre aucune limite. Après tout, si des multimilliardaires veulent déverser des milliards dans des campagnes, qu’ils le fassent. Au risque que cela biaise complètement le fonctionnement de la démocratie. Aujourd’hui, pour quelques millions d’euros, on peut acheter sur facebook des espaces de messages qui, vus par des millions de personnes, créent une structure d’incitations qui influe sur le comportement des individus, on l’a vu aux Etats-Unis. Le devoir des républicains est de légiférer pour plafonner au juste niveau le financement des campagnes électorales afin d’éviter ces biais. Nous avons là un excellent exemple de la différence entre la liberté comme non-interférence et la liberté comme non-domination.

2/ Deuxième dimension : une certaine idée de la communauté civique, du corps politique.

Le libéralisme pense la nation comme un ensemble d’individus unis par des droits et par une constitution. Ce sont des individus titulaires de droits. Le républicanisme pense les corps civiques, le tout n’est pas réductible à la somme des parties. Il y a une sorte de principe commun qui dépasse les seules interrelations des individus. Ce principe donne de la consistance aux communautés civiques. C’est l’attachement à un corps collectif qui depuis le XIXème siècle est la nation, mais qui peut être une entité d’un autre niveau, un niveau infranational par exemple. La citoyenneté et la nationalité doivent être désenchevêtrées. Selon moi, il y a bien davantage une crise de la citoyenneté que de la nationalité. Il peut donc y avoir des communautés civiques au niveau communal par exemple.

Et cette notion de communauté civique est une notion élective. Elle unit des citoyens d’égale liberté au sein d’un espace politique.

Les progrès regrettables de l’individualisme et l’anomie qu’ils engendrent favorisent la reconstitution de groupes incandescents étrangers à cette notion de communauté politique.

Lesquels groupes sont à la fois pré-politiques et post-politiques, pré-modernes et post-modernes. Tout est dans la différence entre une tribu et une communauté politique. Ce sont deux principes d’organisation antinomiques comme le philosophe arabe Ibn Khaldûn, qui est peut-être le premier penseur moderne de la politique, avant Machiavel, l’avait montré. La tribu est un groupe nomade quand la communauté politique est sédentaire. La tribu vit dans un monde économiquement stable, de jeu à somme nulle, sans croissance : il n’y a pas de gains de productivité au sein de la tribu. La sédentarité de la communauté politique permet une division du travail et des gains de productivité. La tribu est une solidarité effervescente. La communauté politique au contraire repose sur les individus qui se donnent des mécanismes de solidarité objectivés, extérieurs aux seuls liens d’allégeance interpersonnelle. On pourrait en discuter longuement mais le temps manque.

3/ Troisième dimension : une philosophie de l’histoire moins linéaire et plus accidentelle.

Dans le libéralisme comme dans le socialisme, chacun à sa manière, il y a une notion de linéarité et de progrès irréversible. Ces deux approches s’appuient sur une discipline reine depuis Ricardo, Smith et Marx : l’économie politique qui postule une division du travail qui s’approfondit toujours, une intensification des échanges et qui plaide pour une approche téléologique de l’Histoire. Au contraire, la texture du temps de la pensée républicaine est radicalement aléatoire et convient bien mieux à notre présent heurté. Le corps politique traverse des turbulences, des saccades, des secousses, et tout l’enjeu est d’être capable de déployer suffisamment de vertu au sens de la virtu de Machiavel pour arriver à maîtriser ces turbulences comme on maîtrise un cheval qui rue et qui cabre.

Il y a surtout des crises qu’il faut gérer au mieux. La pensée républicaine a pour matériaux l’état d’urgence et même l’état de siège. Cette pensée est obsidionale. Mais on ne pense jamais aussi bien et aussi librement que lorsqu’on est en état d’urgence.

Ce qui explique une certaine dimension expérimentale de la pensée républicaine.

L’histoire n’est pas un déroulement linéaire, il y a des tâtonnements. Le meilleur exemple est celui de l’histoire de la liberté à Florence telle que contée par Machiavel dans ses Histoires florentines : elle se cherche en tâtonnant, il y a des erreurs, des excès, de bonnes lois, de mauvaises lois, de bons princes, de mauvais princes. Mais c’est précisément ce chemin-là, qui comporte ses erreurs, qui importe. Il n’existe aucun régime parfait parce que rien n’est gravé dans le marbre. Il en va de même des politiques publiques d’ailleurs, et c’est une leçon pour le présent puisque cette pensée justifie un certain pragmatisme de l’action publique et une culture de l’évaluation.

4/ Quatrième dimension, sans doute la plus importante : l’accent mis sur la vertu.

Le libéralisme est relativement amoral, il mise sur l’efficacité et sur l’utilité. Mais cette approche peut conduire à l’anomie et on la voit progresser dangereusement. Son corollaire est la reconstitution de ces communautés incandescentes saturées de morale. Quant au marxisme, même si c’est trop lapidaire, il veut trop souvent faire le bonheur des gens à leur place. La vertu n’est pas la morale ou je ne sais quelle bigoterie civique qu’on enseignerait d’un ton cathédrale dans un cours d’instruction civique, c’est d’abord la capacité de peser sur son propre destin, sur le cours d’événements dont on a dit qu’ils étaient radicalement aléatoires dans un temps indéterminé qui n’est ni celui de la providence ni celui d’une histoire linéaire. La vertu est la qualité première des hommes libres qui vivent librement dans une communauté politique qu’ils ont choisie et à laquelle ils ont juré loyauté. La reconstitution de communautés incandescentes antirépublicaines – il y a bien sûr les djihadistes mais on pourrait aussi parler des zadistes – provient de cet essoufflement de la vertu dans l’espace civique. Les individus qui s’y jettent recherchent un espace de fraternité dans lequel ils puissent sentir la capacité à peser sur le cours des choses et à agir pour des valeurs qui les dépassent.

Vous l’avez compris, et le temps me manque – je suis moi-même en état d’urgence ! – nous avons là quatre dimensions qui rendent urgent un moment républicain dans notre pays.

Jean-Pierre Chevènement
Merci.

Le débat va se poursuivre à la lumière des distinctions que vous avez opérées entre libéral, républicain et socialiste, encore qu’il y ait plusieurs sortes de socialistes.

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[1] La Révolution : 1770 1880, François Furet, Hachette, 1988.

Le cahier imprimé du colloque « Le moment républicain en France ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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