Comment construire une entité stratégique européenne à partir des nations ?

Intervention de Gabriel Robin, ambassadeur de France, ancien directeur politique du Ministère des Affaires étrangères, ancien ambassadeur auprès de l’OTAN, au colloque « Le moment républicain en France ? » du 11 décembre 2017.

Monsieur le président.
Monsieur le ministre,
Mesdames,
Messieurs,

Ma réponse à cette question prendra la forme d’un diptyque. Dans un premier volet je tenterai de dire quelles sont les conditions qui rendent impossible de construire cette entité stratégique et dans un deuxième volet je rechercherai les conditions qui permettraient éventuellement la création de cette entité stratégique.

Les conditions qui rendent impossible la construction d’une entité stratégique européenne sont les conditions actuelles.

D’abord l’Union européenne n’a pas de frontières. Elle en a déjà changé cinq ou six fois. Aujourd’hui même elle ne sait pas très bien si ses limites actuelles sont définitives et elle ne sait pas du tout ce que devraient être ses frontières définitives.

Non seulement elle n’a pas de frontières mais elle répugne à l’idée même de frontière qui, pour elle, représente le mal et participe de ces reliques barbares des temps passés.

Quand on n’a pas de frontières il est très difficile de concevoir une quelconque entité stratégique. En effet, toute entité stratégique suppose qu’il y ait un « nous » et un « eux », un intérieur et un extérieur. Rien de tout cela s’il n’y a pas de frontières.

Cette première raison en cache beaucoup d’autres.

La nature même de l’Union européenne est très différente de ce qu’est l’État-nation à partir duquel il faudrait construire cette entité stratégique. Une nation, un État, c’est une construction, une réalité politique qui s’est constituée au fil des siècles, qui a une forme, des frontières, un visage, des incarnations dans des figures emblématiques. L’Union européenne n’a rien de tout cela. Non seulement elle n’a pas de frontières mais elle n’a pas de forme, elle n’a pas de figure emblématique (il n’y a qu’à voir les billets de banque en euro…).

L’Union européenne n’est pas, comme l’est la nation, une création de l’histoire mais une création d’un moment de l’histoire, d’une conjoncture. Elle est en réalité une création de la diplomatie, née de quelques signatures au bas d’un traité.

De ce fait, il se trouve que dans la ménagerie internationale, elle appartient à une espèce complètement différente des nations. Les nations appartiennent à la population des États qui peuplent le monde entier et se retrouvent tous – mais rien qu’eux – aux Nations unies. L’Union européenne n’est pas membre des Nations unies et ne pourrait pas y avoir sa place parce que, si elle y entrait, elle y serait un corps étranger et ferait sauter tout le système car elle est fondée sur des principes directement contraires à ceux des Nations unies.

Sur la scène du théâtre international, les acteurs que sont les États, nés de l’histoire, évoluent sur fond d’un décor qui change à chaque période de l’histoire, qu’on monte, qu’on démonte, qu’on remonte au gré des combinaisons diplomatiques, des alliances, des associations, des coalitions, des unions etc. L’Union européenne fait partie de ces combinaisons diplomatiques, avec cette particularité qu’elle est plus substantielle et surtout plus ambitieuse que l’OTAN. Mais elle appartient à la même catégorie. Il y a ceux qui créent et ceux qui sont créés, il y a les créateurs et les créatures.

La différence est telle entre l’Union européenne et l’État national qu’il est impossible de les mettre sur le même plan. Ils ne boxent pas dans la même catégorie. Pour donner l’illusion du contraire, il a fallu qu’au moment de la mettre au monde, les créateurs de l’Union européenne ajoutent frauduleusement à ses gènes un gène spécial : ils lui ont murmuré à l’oreille qu’elle avait vocation à supplanter ses créateurs, à prendre place au-dessus des nations… ils lui ont susurré qu’elle était supranationale ! L’Union européenne l’a cru et elle fait tout ce qu’elle peut pour essayer d’honorer cette vocation.

Pour cela elle développe des principes qui se trouvent à l’opposé de ceux qui fondent les États-nations.

Aux principes fondateurs de la République française qui figurent sur les frontons de tous nos monuments publics, Liberté, Égalité, Fraternité, j’ajouterai la Laïcité.

L’Union européenne a fait de son mieux pour tourner ces principes, pour les fausser, les pervertir :

La liberté suppose que la légitimité des gouvernants soit issue de l’élection par des citoyens libres. L’Union européenne se réclame aussi de l’élection démocratique mais glisse furtivement un autre principe, tout à fait différent, le principe de la « compétence », de l’expertise, de la sagesse, qui mêle à la fois compétence technique et orthodoxie conceptuelle.

C’est ainsi que l’Union européenne présente l’originalité d’être gouvernée en partie par une Commission composée de personnages qui ont été choisis pour leur compétence et pour leur bonne orientation. Non seulement on leur a donné le pouvoir mais on leur a donné un vrai pouvoir, un pouvoir d’initiative législative ! Ce mode de désignation est assez normal pour l’exécution. Mais il ne s’agit pas du tout d’exécution, la Commission propose, elle a même le monopole des propositions. Non seulement elle a le monopole des propositions mais elle bénéficie de l’irresponsabilité. Elle propose des politiques dont elle n’est pas responsable.

Ce critère de « compétence » est si intrinsèquement lié à la construction européenne que pour chaque occasion on crée de nouveaux organismes à base de compétences. À la cour de justice européenne les juges, désignés pour leur compétence, ne répondent de rien à personne. Il en est de même pour les banquiers de la BCE. On peut prévoir que si l’Union européenne s’étend à d’autres domaines, on trouvera de nouveaux corps qui seront désignés en-dehors du principe de l’élection, selon le critère de « compétence ».

L’égalité suppose que les dirigeants soient désignés par l’élection sur la base de « un homme une voix », et à la majorité.

Dans l’Union européenne le principe d’égalité serait respecté si on se prononçait à l’unanimité, c’est-à-dire à la majorité dans chacun des États membres. Les gouvernements qui sont à la table du Conseil à Bruxelles représentent chacun la majorité chez eux et, quand ils sont tous d’accord, ils représentent toutes les majorités nationales. Mais l’Union européenne n’aime pas beaucoup l’unanimité. C’est compliqué à atteindre, ça demande des efforts, et on trouve plus simple d’établir une majorité de majorités qu’on appelle « majorité qualifiée » [1]. Mais le vrai nom de la majorité de majorités c’est minorité ! En se contentant de 55 % de 65 %, on finit par arriver à des minorités assez faibles.
C’est un premier moyen de fausser le principe d’égalité.

La seconde c’est qu’il y a des pondérations qui, forcément, avantagent les petits États : un Luxembourgeois pèse plus lourd qu’un Français ou un Allemand, un Maltais plus qu’un Italien.

La fraternité ?

Si on ne peut pas demander à l’Union européenne de pratiquer la fraternité on peut peut-être lui demander de pratiquer la solidarité. Mais pas du tout !

Au début il y avait quelque chose qui ressemblait à la solidarité, c’était la préférence européenne qui faisait bénéficier les Six d’un tarif douanier commun. Mais, petit à petit, on a fait disparaître cette préférence européenne.

Aujourd’hui, la politique agricole commune, est elle aussi réduite à très peu de choses alors qu’elle instituait une préférence européenne.
Et on se dirige, à grand renfort de « concurrence libre et non faussée », l’un des dogmes de l’Union européenne, vers le grand libre-échange mondial.
En matière fiscale, c’est la libre concurrence fiscale qui se donne libre cours.

En matière monétaire on pourrait penser que l’euro peut permettre de créer une solidarité. Pas du tout. Il est entendu, il est même proclamé que la Banque européenne ne prêtera pas aux États, c’est-à-dire ne viendra pas en aide à un État en difficulté. Autrement dit non seulement la solidarité n’est pas pratiquée mais elle est interdite.

On pourrait allonger la liste. La solidarité n’est pas bonne pour l’Union européenne. Elle est aussi peu européenne que possible.

Reste la laïcité.

Dans le cadre d’un État comme la République française la laïcité consiste à distinguer le temporel du spirituel. Au temporel la République est souveraine, elle fait ce qu’elle veut, les autres n’ont pas à s’en mêler. Mais la République ne se mêle pas de dire à ses citoyens quelle religion il faut pratiquer. Le ciel, c’est pour chacun. Chacun le choisit comme il l’entend. Et s’il ne veut pas en avoir il n’en a pas. C’est grâce à cette distinction que nous avons le vouloir vivre ensemble de la République.

L’Union européenne n’a pas atteint le degré de sophistication intellectuelle qui lui aurait permis de parvenir à cette distinction. Par conséquent les vérités et les principes sur lesquels elle se fonde (le primat de l’économie, la concurrence libre et non faussée, l’unité européenne…) ont caractère de dogmes qui s’imposent, qui ne se discutent pas, sur lesquels il n’y a pas à revenir ; ils constituent en somme le ciel d’une Union européenne qui, si elle ne favorise aucune religion positive, est à elle-même sa propre religion.

Cela conduit au fait que, progressivement, les principes s’appliquant et se multipliant, l’Union européenne se comporte non plus comme un État qu’elle chercherait à mimer mais comme une église Elle a ses dogmes, elle a donc son orthodoxie. Elle a son clergé pour veiller sur l’orthodoxie. Sur le plan intérieur elle pratique un magistère bien entendu infaillible. Vis-à-vis de l’extérieur – qui nous intéresse dans notre recherche d’une entité stratégique – elle pratique un prosélytisme bienveillant mais volontiers conquérant. Ce qui lui tient lieu de politique étrangère se manifeste d’ailleurs par des anathèmes, des condamnations, des excommunications, des mises en pénitence… L’Union européenne est une espèce de religion qui essaie de faire progresser ses dogmes.

Il n’y a donc rien à attendre au point de vue d’une entité stratégique cohérente pour l’Europe aussi longtemps qu’on reste dans un système qui lui est aussi contraire.

Y a-t-il moyen, à partir des nations, de construire une unité stratégique européenne ?

Cet objectif suppose au moins trois conditions à respecter.

La première condition est de se fonder sur des nations véritablement maîtresses d’elles-mêmes. Ce n’est pas un pléonasme. Toutes les nations ne sont pas maîtresses d’elles-mêmes. Il faut donc que ces nations, en matière internationale, aient la capacité et la volonté d’agir. Il existe en effet des nations qui n’ont d’autre souhait que de rester à l’abri des remous internationaux et n’ont aucune envie de prendre des responsabilités. Lors de nos interventions en Afrique, nous n’avons pas vu les candidats se bousculer pour combattre à nos côtés.

Ce tri effectué, sur les vingt-huit ou vingt-sept États de l’Union européenne, il ne restera que quelques candidats sérieux pour entamer une aventure de ce genre.

Pour être maîtresse d’elle-même une nation ne doit pas être prisonnière d’engagements préalables. Pour se remarier il vaut mieux avoir préalablement divorcé. Dans le cas particulier, il se trouve que les États européens sont déjà engagés dans l’OTAN qui leur a désigné l’ennemi, dicté la marche à suivre, qui leur a clairement dit qui est le patron.

Donc ils ne sont plus libres, on ne peut pas compter sur eux et ils ne sont pas libres de s’engager.

On nous avait parlé de l’européanisation de l’Alliance, nous expliquant que nos petits camarades européens n’attendaient que notre retour dans le commandement intégré de l’OTAN pour s’investir dans une défense européenne… Et nous avons vu qu’il ne se passait rien puisque, réintégrant l’OTAN, nous avons démontré l’inutilité de créer une défense européenne puisqu’elle existe déjà sous la forme otanienne !

La liberté est donc la première condition préalable à la construction d’une entité stratégique. Or elle n’est pas remplie.

La dernière condition, pour être vraiment libres, c’est que les nations ne soient pas prisonnières de préventions, de préjugés au service d’une religion, par exemple celle des droits de l’homme. Il faut des nations, des États vraiment libres, sans préjugés, sans contentieux à conduire, sans revanche à prendre. Si on peut comprendre les réserves d’un pays comme la Pologne, qui a beaucoup souffert dans l’histoire de son voisinage avec la Russie, on ne peut pas construire une entité géopolitique européenne sur la base de ces vieilles lunes ! Cela exige de la part des États candidats, s’ils veulent vraiment réaliser cette entité, une certaine ascèse.

Il faut aussi que ces États libres s’entendent sur le type de monde dans lequel ils veulent vivre et qu’ils veulent préserver, pour lequel ils veulent se battre.

Ce monde, pour des nations, est un monde de nations, c’est-à-dire le monde de l’ONU, le monde du droit international. C’est le monde des souverainetés nationales, de l’inviolabilité des frontières. C’est le monde du refus de l’emploi de la force, sauf autorisation du Conseil de sécurité ou légitime défense.

C’est donc un ensemble assez contraignant de règles définies sur lesquelles les États doivent être d’accord. Cela implique que ces nations libres se donnent pour but d’empêcher la formation d’empires, d’empêcher la domination, la contrainte d’un seul sur les autres. Cela donne un certain nombre d’indications assez précises sur le type de politique qu’il s’agit de conduire.

Enfin il faut que cette entité soit régie par la règle de l’unanimité. On me dira que celle-ci est paralysante. C’est possible. Mais il n’y a d’authentique coopération stratégique qu’entre des États qui la veulent, au moment où ils la veulent, pour le temps qu’ils veulent, dans les conditions qu’ils veulent. Sinon, nous tomberons dans les mêmes travers que l’Union européenne où on ne fait pas une défense européenne pour défendre l’Europe mais pour avoir des généraux européens, où on ne fait pas une politique étrangère pour influer sur l’environnement international mais pour avoir des ambassadeurs européens. Si c’est là le but, cela n’a aucun intérêt. Le véritable but doit être d’essayer de résoudre des problèmes. Mais cela suppose que ceux-ci sont authentiquement perçus comme tels par chacun des États et que tous sont déterminés à agir.

Ces conditions sont assez sévères et exigeantes et on peut penser qu’on n’y arrivera jamais. Mais ce n’est pas forcément vrai !

Je constate qu’une coopération très efficace entre des États souverains est venue à bout de l’apartheid en Afrique du Sud. Il n’y a pas eu de guerre, mais une série de manœuvres et de pressions ont abouti à faire céder l’Afrique du Sud.

En Europe même, c’était très exactement le but recherché par le plan Fouchet. Il n’a pas réussi, non que ce fût impossible (c’était une solution aussi possible que les autres) mais parce que ce plan avait été refusé par les États européens de l’époque, à commencer par les Pays-Bas qui avaient mis des bâtons dans les roues et qui ont ensuite converti les autres États du Benelux puis les Italiens. Finalement il n’était resté que la France et l’Allemagne mais l’Allemagne, après avoir conclu le traité de l’Élysée le 22 janvier 1963, a trouvé moyen d’y ajouter un préambule qui le vidait pratiquement de son contenu [2]. Voilà pourquoi le plan Fouchet a échoué. Mais il aurait très bien pu aboutir à une coopération stratégique.
Cette coopération stratégique s’est d’ailleurs manifestée dans deux domaines, le Proche-Orient et la CSCE (Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe).

Sur le Proche-Orient, son action n’a pas abouti parce que la déclaration de Venise avait été arrachée de haute lutte par la France à des partenaires qui n’y croyaient pas vraiment et dès que la France s’est un peu désintéressée de ce dossier tout le monde a laissé tomber.
En revanche, sur la CSCE, il y a eu une véritable coopération et elle s’est révélée efficace puisqu’elle a abouti aux accords d’Helsinki, lesquels ont contribué, à leur mesure, à la fin de la Guerre froide et à l’effondrement du système soviétique.
Je reconnais tout à fait que les conditions indispensables ne sont pas faciles à réunir, j’affirme seulement que ce n’est pas impossible.

Je conclurai d’un mot qui résume mon propos : en ce domaine comme en beaucoup d’autres, l’Union européenne peut être un bon serviteur mais elle est forcément et sera toujours un mauvais maître.

Merci.

Loïc Hennekinne
Merci beaucoup, Monsieur l’ambassadeur, pour cette intervention très complète, éclairante et décapante.

—–
[1] Lorsque le Conseil de l’Union européenne vote une proposition de la Commission, la majorité qualifiée est obtenue à condition que 55 % des pays de l’UE soient en faveur de la proposition (soit 16 sur 28) et que la proposition est soutenue par des pays représentant au moins 65 % de la population de l’Union européenne.
[2] Préambule à la loi portant ratification du traité franco-allemand, voté par le Bundestag (Bonn, 15 juin 1963) :
Convaincu que le traité du 22 janvier 1963 entre la république fédérale d’Allemagne et la République française renforcera et rendra effective la réconciliation et l’amitié entre le peuple allemand et le peuple français.
Constatant que les droits et les obligations découlant pour la République fédérale des traités multilatéraux auxquels elle est partie ne seront pas modifiés par ce traité.
Manifestant la volonté de diriger l’application de ce traité vers les principaux buts que la république fédérale d’Allemagne poursuit depuis des années en union avec ses autres alliés et qui déterminent sa politique, à savoir :
– le maintien et le renforcement de l’Alliance des peuples libres et, en particulier, une étroite association entre l’Europe et les États-Unis d’Amérique,
– l’obtention du droit d’autodétermination pour le peuple allemand et le rétablissement de l’unité allemande,
– la défense commune dans le cadre de l’Alliance de l’Atlantique nord et l’intégration des forces armées des États membres du pacte,
– l’unification de l’Europe selon la voie tracée par la création des Communautés européennes, en y admettant la Grande-Bretagne et les autres États désirant s’y joindre et le renforcement des Communautés existantes,
– l’abaissement des barrières douanières par des négociations entre la Communauté économique européenne, la Grande-Bretagne et les États-Unis d’Amérique, ainsi que d’autres États, dans le cadre du GATT.
Conscient qu’une coopération franco-allemande conduite selon ces buts sera bénéfique pour tous les peuples, servira au maintien de la paix dans le monde et contribuera par là simultanément au bien des peuples français et allemand, le Bundestag ratifie la loi suivante.

Le cahier imprimé du colloque « Le moment républicain en France ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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