Introduction

Intervention de Jean-Pierre Chevènement, président de la fondation Res Publica, au colloque « Où vont les Etats-Unis ? » du 29 janvier 2019.

J’ai le plaisir d’ouvrir ce colloque et de vous présenter les éminents spécialistes qui traiteront devant nous de la situation économique, sociologique, politique, géopolitique des États-Unis de Donald Trump.

Mme Florence Pisani est directrice de recherche économique chez Candriam, société de gestion et co-auteur de L’économie américaine (La Découverte, 2018).

M. Lauric Henneton est maître de conférences à l’Université de Versailles Saint-Quentin. Il a écrit un ouvrage que je prends la liberté de vous recommander : La Fin du rêve américain (Odile Jacob, 2017), et une Histoire religieuse des États-Unis (Flammarion, 2012).

Mme Laurence Nardon est chercheur à l’Ifri, responsable du programme Amérique du Nord de ce grand think tank et auteur des États-Unis de Trump en 100 questions (Tallandier, 2018).

M. André Kaspi, historien, spécialiste des États-Unis, a écrit notamment Les Américains (2 tomes, rééd. 2014, Points). Nous le connaissons bien. Il a déjà participé à nos débats [1].

M. Alain Dejammet, Ambassadeur de France, président du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, nous parlera de la politique étrangère des États-Unis.

Nous entendrons aussi M. Michel Suchod, également diplomate et ancien député, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, qui nous apportera un éclairage sur ce qui se passe à la Cour Suprême.

J’ai souhaité introduire nos débats pour mieux permettre à chacun des intervenants d’aller au bout de sa pensée.

L’élection imprévue de Donald Trump et sa politique suscitent de telles polémiques qu’il a paru urgent à la Fondation Res Publica d’essayer d’y voir plus clair.

Les États-Unis sont-ils vraiment en train de changer de politique étrangère ? C’est la première question qu’on se pose.

On ne peut que s’étonner, par exemple, de voir une des figures du néo-conservatisme, Robert Kagan, en l’occurrence, se faire le procureur, au nom de l’ordre libéral mondial, d’une politique de Donald Trump consistant à rompre avec l’interventionnisme et à rapatrier aux États-Unis les soldats américains dispersés à travers le monde.

Il y a quelque chose de comique à voir d’anciens faucons se déchaîner contre Trump alors même que des responsables de l’administration Obama tels Robert Malley ou le dernier ambassadeur américain à Damas approuvent la décision de retirer les troupes américaines de Syrie.

La critique de la politique étrangère du nouveau Président, comme retour à l’isolationnisme, n’est-elle pas quelque peu réductrice, car celle-ci, en Iran ou au Venezuela, orientée vers le « regime change », peut difficilement être qualifiée de non-interventionniste.

Il me paraît curieux de voir des esprits réputés avancés, aux États-Unis ou en Europe, s’étonner de ce que les États-Unis pourraient cesser de jouer le rôle qu’on leur a tant reproché dans le passé de « gendarmes du monde ».

Les alarmes de ces dirigeants européens quant à un éventuel et très hypothétique retrait des États-Unis de l’OTAN ne font très souvent que traduire soit leur accoutumance à la dépendance soit leur souhait de confier définitivement aux États-Unis le soin de pourvoir à la sécurité européenne.

Il est franchement surréaliste de voir reprocher l’oubli de « l’exceptionnalisme américain » au candidat de l’« America first ! ». Les adversaires de Donald Trump font valoir que ce slogan était celui des isolationnistes des années 1930 qui se refusaient à intervenir face aux puissances de l’Axe. Sauf qu’aujourd’hui je ne vois pas très bien où sont les Hitler, les Mussolini ou les militaristes nippons.
Les mêmes feront valoir la montée, partout dans le monde, de régimes autoritaires dits quelquefois « illibéraux ».

Il me semble qu’il y a là des amalgames trop rapides et la marque d’une certaine confusion. Quel rapport y a-t-il entre la Chine de Xi Jin Ping, les États-Unis de Donald Trump, la Russie de Vladimir Poutine, l’Arabie Séoudite du Roi Salman et de son turbulent rejeton, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, l’Iran du Président Rohani, le Brésil de Jair Bolsonaro, l’Égypte d’Abdel Fattah al-Sissi et pourquoi s’arrêter en chemin la Hongrie de Viktor Orban, l’Italie de Matteo Salvini et de Luigi di Maio, la Pologne de Jaroslaw Kaczynski ?

Il y a beaucoup de confusionnisme et de parti pris idéologique dans cette tentative de catégorisation de régimes très différents entre eux. Pourquoi ne pas admettre que, dans un monde devenu « apolaire » et désordonné, le sentiment d’insécurité a partout progressé, qu’il s’agisse de sécurité économique, sociale, militaire, voire culturelle ?

Si on voulait bien poser les problèmes correctement, peut-être serait-il possible d’apporter des réponses solides qui rassurent les peuples inquiets en leur ouvrant des perspectives communes et en leur fournissant un horizon de progrès partagé ?

Revenons aux États-Unis : de quoi Donald Trump est-il le nom en politique intérieure et en politique extérieure ?

Nous sommes à la fin d’un cycle néolibéral dont la crise de 2008 a montré la précarité des équilibres sur lesquels il repose.

Après plusieurs décennies d’interventions extérieures infructueuses au Vietnam dans les années 1960-1970, en Irak et en Afghanistan dans les années 1990-2000, il y a une certaine fatigue américaine, d’autant plus compréhensible que depuis près de trente ans la menace soviétique a disparu. Certains essaient bien de recréer une menace russe au prétexte de contacts entre l’équipe de campagne de Donald Trump et de ressortissants russes. Certes, il est plus facile de se servir de l’image d’un ennemi connu depuis 70 ans que d’en fabriquer une nouvelle. Mais qui croit réellement que le résultat des élections américaines de 2016 ait pu être modifiée par des hackers russes ? La nouvelle bipolarité qui monte à l’horizon n’est-elle pas celle des États-Unis avec la Chine et non avec la Russie ?

Les États-Unis ne seraient-ils pas en train de commettre une énorme bévue en repoussant la Russie vers la Chine qui est à l’évidence pour le XXIe siècle leur véritable rival, leur seul « compétiteur stratégique » ?
Il serait donc temps de s’interroger sur le sens de la victoire de Donald Trump en 2016 et sur les tendances lourdes qu’elle a révélées dans la société américaine et dans la politique des États-Unis.

Que Donald Trump soit ou non réélu en 2020, ces tendances ne sont probablement pas destinées à disparaître avec lui.

Quelles ruptures Donald Trump opère-t-il ? Et inversement quels sont les facteurs de continuité avec la politique de Barack Obama ?

Enfin que révèlent des tensions internes de la société américaine ces nouvelles orientations à l’extérieur ?

Bref, je souhaite que notre colloque réponde à deux ordres de préoccupations : la première concerne la politique intérieure, le second la politique étrangère.

D’abord la politique intérieure

Donald Trump ne répond-il pas à la hantise du déclin américain sensible à travers la désindustrialisation, la paupérisation des salariés modestes, l’accroissement des inégalités, la panne de l’ascenseur social, la crise du « rêve américain » ?

La question de savoir si les moyens qu’il emploie peuvent être efficaces est une autre question.

Au plan intérieur, il exploite la hantise de l’immigration en particulier celle des Hispano-américains et celle des musulmans.

N’y- a-t-il pas disproportion entre la menace et la réalité ?

Comment se porte, aujourd’hui, l’économie américaine ? Quelles tendances profondes révèle-t-elle ? Nous commencerons par cette question avec Mme Pisani.

Qu’en est-il de la révolution du gaz de schiste et quelles en sont les conséquences à terme ?

Et la société ? Quelle place les religions occupent-elles dans le paysage ? Pèseront-elles dans l’élection de 2020 ? Est-il prématuré de s’interroger à ce sujet. Ce sujet sera traité par M. Henneton.

Venons-en à la politique étrangère

L’arrivée de Donald Trump au pouvoir paraissait peu probable. D’où la violence des réactions qu’elle a suscitée.

Les orientations qu’il donne sont en partie en rupture avec celles du mandat précédent :

Tout d’abord la guerre commerciale déclarée à la Chine. Bien sûr il y a des négociations mais elles doivent s’achever dans deux mois et on doute qu’elles puissent répondre dans ce délai à des problèmes infiniment lourds et complexes.

La rupture de l’accord sur le climat, qui suscite de nombreux commentaires.

La dénonciation de l’accord avec l’Iran, dit JCPoA, qui prévoit la dénucléarisation de l’Iran mais qui est remis en cause par Donald Trump et aboutit à la restauration d’un embargo sur l’Iran que suivent nos entreprises qui n’obéissent pas au gouvernement français mais au gouvernement américain pour des raisons faciles à comprendre. En effet la globalisation est un piège qui fait que les intérêts qu’elles ont aux États-Unis paraissent plus importants aux entreprises françaises que ceux qu’elles pourraient acquérir en Iran.

La distanciation vis-à-vis moins de l’OTAN que de l’Allemagne, le retrait syrien et l’ouverture de négociations directes avec la Corée du Nord sont d’autres facteurs de différenciation.

Mais n’occultons pas les facteurs de continuité avec son prédécesseur :

C’est Barack Obama qui a prononcé le « pivot » des forces américaines vers l’Asie. Ce pivot a pris un nouveau tour avec l’engagement d’une partie de bras de fer commercial au prétexte d’un déficit de 350 milliards de dollars par an des États-Unis sur la Chine, c’est-à-dire près de la moitié de leur déficit total qui est de 800 milliards. Donald Trump prend cela comme une sorte de « guideline ».

Il me semble que l’alliance avec Israël et l’Arabie Séoudite a été resserrée.

Plus que jamais s’impose l’extraterritorialité du droit américain et n’est pas nouvelle la revendication d’une nouvelle répartition du fardeau de la défense (burden sharing) vis-à-vis des membres européens de l’OTAN.

Le Président américain n’est pas à l’origine des changements de l’après-guerre froide.

L’implosion de l’URSS date de trois décennies.

La montée des émergents, et particulièrement de la Chine, est corrélative à la globalisation qui, depuis une quarantaine d’années, a permis des délocalisations industrielles de plus en plus nombreuses.

Une nouvelle prépondérance allemande s’est installée en Europe du fait de la réunification allemande et surtout de l’élargissement de l’Union européenne.

Enfin, on peut dire que le retrait occidental du grand Moyen-Orient a été largement engagé par Barack Obama.

Donald Trump rebat les cartes, avec la Chine, l’ALENA (accord avec le Canada et le Mexique) et l’Allemagne, au prétexte de « guerres commerciales ».

La menace du « big stick » commercial permet d’obtenir certains résultats :

Il semble que Chine ait fait des concessions en matière de droits de douane, soit plus prudente sur les questions de propriété intellectuelle (encore que cela se vérifie seulement à l’usage), semble témoigner d’une flexibilité accrue sur la Corée du Nord.

Sur l’Iran, un compromis paraît improbable mais il n’est pas exclu.

Le « big stick » dont je parle n’est pas l’interventionnisme à la mode néoconservatrice. Le but n’est pas d’exporter la démocratie, réserve faite du Venezuela et de l’Iran où la politique de « regime change » est quand même à l’affichage.

Avant de donner la parole aux intervenants, j’ajouterai que l’indignation permanente des médias ne peut tenir lieu d’analyse, que la russophobie ne peut tenir lieu de politique étrangère.

Un certain nombre de constats peuvent être opérés après les élections de midterm : l’électorat de Donald Trump lui reste fidèle, (40 %). En même temps, il a écarté de son entourage ceux que la presse appelait « les adultes dans la pièce », il a resserré l’homogénéité de son équipe. Les élections de midterm n’ont pas été décisives, même si les Démocrates sont désormais majoritaires à la Chambre des représentants, d’où les derniers épisodes de shutdown.

La diplomatie des États-Unis est-elle le simple reflet de la politique intérieure à l’approche des élections de 2020 comme le suggère R. Kagan ? Je laisse cette question en suspens car il y a plusieurs manières d’y répondre.

Un constat peut être fait : les disparités sociales s’accroissent, la solidité de l’emploi est remise en cause par la multiplication des « mini-jobs ».

Donald Trump peut-il être qualifié de « suprémaciste » ou n’instrumente-t-il pas tout simplement la souffrance de la classe ouvrière américaine et des couches populaires blanches ?

Pour conclure, deux interrogations de fond :

Le libre échangisme est-il compatible, et jusqu’où, avec un certain protectionnisme vers lequel il semble qu’on s’achemine ? Je rappelle qu’à la fin du XIXe siècle il y avait aussi des tendances protectionnistes et qu’elles n’avaient pas empêché la poursuite, et même un certain regain, de la croissance.
Les capacités d’intégration de la société américaine sont-elles réellement atteintes ? Qui peut réellement le dire ?

Beaucoup de questions, qui se voulaient parfois provocantes, pour un débat dont j’espère qu’il nous (me) permettra d’éclaircir nos (mes) idées.

Je donne la parole à Mme Florence Pisani qui va nous parler de l’économie américaine.

—–

[1] M. André Kaspi est intervenu sur les élections primaires au colloque « États-Unis, horizon 2017 » organisé par la Fondation Res Publica le 18 avril 2016.

Le cahier imprimé du colloque « Où vont le Etats-Unis ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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