Peut-on construire une entité stratégique européenne à partir des nations ?

Intervention de Jean-Dominique Merchet, journaliste à l’Opinion, blog « Secret Défense », lors du colloque « La souveraineté européenne, qu’est-ce à dire ? » du mardi 16 avril 2019.

Je vous épargnerai un exposé sur la défense européenne, l’un des sujets les plus soporifiques qui soient. J’en sais quelque chose pour avoir écrit il y a dix ans un livre intitulé Défense européenne, la grande illusion [1] (en référence à un film [2], plus célèbre que mon livre sans doute). Dix ans après je considère toujours que la défense européenne est une grande illusion.

Je n’en parle pas comme un souverainiste mais plutôt comme un « bourlangeo-chevènementiste » très attaché à l’État mais, en même temps, très pro-européen.

Je n’ai ni l’illusion ni la prétention de répondre à la question : comment construire une entité stratégique européenne à partir des nations ? J’essaierai simplement de partager quelques idées de politique générale et peut-être même de philosophie politique avec vous sur cette question.

Pourquoi la défense européenne est-elle une illusion ?

La défense peut avoir l’aspect d’une politique publique comme les autres (la politique agricole, la politique universitaire, la politique industrielle…) tant qu’il s’agit de préparer, d’organiser les armées, de savoir quel avion de combat on aura demain, comment on entraîne les troupes, comment on les habille, comment on les forme… Mais la défense cesse d’être une politique comme les autres au moment où on emploie l’armée et l’outil militaire. Là, tout change. Lorsqu’il s’agit d’aller tuer quelqu’un dans le Nord de l’Irak, de la Syrie ou au Sahel, lorsqu’il s’agit d’aller détruire une installation chimique en Syrie, lorsqu’on envisage de menacer un pays qui s’en prendrait à nos intérêts vitaux de l’usage de l’arme nucléaire, on n’est plus du tout dans une politique publique conventionnelle, on change réellement de dimension. La politique change alors de nature. Pour commander à une armée, il faut une légitimité extrêmement importante que l’Union européenne n’avait pas il y a dix ans, n’a pas aujourd’hui et n’aura pas demain.

L’Union européenne, un projet auquel j’adhère assez profondément, est une construction de paix. Son ADN, son code génétique a été conçu justement pour empêcher les rapports de force, la violence, la contrainte dans le règlement des différends entre Européens. C’est un immense succès.

Hommes de l’Est, Jean-Pierre Chevènement et moi savons ce que signifie le mot « frontière ». Depuis ma chambre d’enfant je voyais, au sens propre, la ligne bleue des Vosges. J’appartiens à l’une de ces familles qui se sont déplacées de quelques dizaines de kilomètres, quittant l’Alsace pour gagner la France de l’intérieur. Aujourd’hui encore, chaque fois que je traverse le Rhin sans passer la moindre frontière je ressens un réel bonheur et je pense à ces générations de gens blessés ou tués en raison de cette frontière.

Ce projet européen, inspiré d’Emmanuel Kant, ne peut pas changer de nature. Vouloir changer le « code génétique » de l’Union européenne me semble relever de l’utopie.

Si l’on s’intéresse à la question franco-allemande, au cœur de la construction européenne telle qu’on se la représente, on ne peut ignorer que nos deux pays se sont engagés dans cette construction européenne pour des raisons différentes. Ils partagent un point commun avec la plupart des pays de l’Union européenne, à l’exception d’un seul. Tous les pays européens sont des pays vaincus, des pays qui dans leur chair, dans leur histoire, ont vécu la défaite. La France en 1940, l’Allemagne en 1945, l’Italie à la même époque. La Pologne a été défaite et a disparu plusieurs fois dans son histoire… Je pourrais poursuivre la liste. Le seul pays européen qui n’ait pas connu la défaite est justement celui qui quitte l’Union, la Grande-Bretagne. C’est pourquoi il ne partage pas le projet commun : la réunion de pays qui ont connu la défaite et ne veulent plus se retrouver dans cette situation. Les Anglais se considèrent comme un peuple qui n’a pas été vaincu, ce qui n’est le cas ni des Écossais ni des Irlandais qui appartiennent à des nations vaincues par les Anglais.

Ce point commun, profond, structure notre histoire nationale et sans doute nos identités nationales. Mais nous n’y réagissons pas de la même manière. Les Français voient dans l’Europe la possibilité de leur résurrection en tant que puissance. Pour les Allemands, l’Europe reste une sorte de rédemption morale après la période 1933-1945 (ce dont témoignent les débats sur les ventes d’armes en Allemagne). En revenant dans l’Europe ils se rachètent moralement. Nous Français sommes dans le fantasme : grâce à l’Europe, en transformant d’une certaine manière les Européens en des Français qui parlent une langue étrangère, nous allons retrouver la puissance que nous avons perdue. Ces deux conceptions, bien qu’elles partent d’une défaite, ne peuvent pas se traduire dans un projet de puissance commun.

C’est pourquoi nous sommes dans une illusion.

Alors, que faire ?

Le projet d’une entité stratégique européenne, à partir des nations ou non, ne peut aboutir.
Pourtant nous pouvons ouvrir des pistes de réflexion.

M’inspirant de Jean-Louis Bourlanges, je propose que nous fassions le constat de nos différences, mettant les choses à plat.

L’Europe aurait-elle une identité commune préexistante que les nations auraient effacée, remplacée ? Je ne le pense pas. En revanche je pense que la grandeur du projet européen est justement la capacité de dépasser les divergences d’identité, les oppositions entre les nations européennes.

Comment mettre en œuvre ce projet ?

Un État, fédéral ou confédéral, est inenvisageable à vision humaine.

Peut-on imaginer une alliance militaire entre nos pays ? D’une certaine manière le bon modèle est l’OTAN, une mécanique d’intégration, de rapprochement, qui rationalise. Le problème c’est qu’il y a dans l’OTAN une puissance qui est un peu plus égale que toutes les autres. Le modèle vers lequel nous pourrions tendre serait une sorte d’OTAN sans les Américains. Disant cela j’ai bien conscience d’exprimer une position française absolument inaudible dans 80 % des pays européens et par 90 % des opinions publiques du Continent.

Sera-t-il possible un jour de réaliser une alliance militaire des États européens ? Je n’en suis pas certain.

Je serais donc tenté d’écouter Thierry de Montbrial qui, célébrant il y a quelques jours le quarantième anniversaire de l’IFRI (Institut français des relations internationales), explorait la piste d’une Europe où l’on penserait la sécurité sans la puissance. Il évoquait le modèle suisse. Il ne s’agit pas de faire de l’Europe une grande Suisse mais de réfléchir ensemble à une politique de sécurité commune (puisqu’aussi bien la vision franco-française d’une puissance européenne n’est absolument pas partagée).
Ce sont des pistes. J’ai bien conscience de ne pas avoir de réponse.

Jean-Pierre Chevènement

Merci, Jean-Dominique Merchet. On a compris que vous n’étiez pas vraiment partisan de l’Europe des nations parce que vous ne croyez pas vraiment qu’elles puissent être à la base d’une entité stratégique européenne.

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[1] Défense européenne, la grande illusion, Jean-Dominique Merchet, éd. Larousse, 2009.
[2] La Grande illusion, film de guerre français de Jean Renoir (1937) dont l’action de déroule pendant la Première Guerre mondiale, en 1916.

Le cahier imprimé du colloque « La souveraineté européenne, qu’est-ce à dire ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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